Comment avez-vous décidé de démissionner de votre travail de journaliste pour vous consacrer pleinement à l’écriture ?
J’avais toujours rêvé de devenir écrivain depuis mes vingt ans. J’aurais aimé débuter ma carrière d’écrivain à cette époque-là, mais je n’y ai pas réussi, certainement parce que je manquais d’expérience. Ce n’est qu’après etre devenu journaliste que j’ai commencé a écrire des romans, et après dix ans de travail, j’ai reçu le prix littéraire Hankyoreh. Finalement, j’ai renoncé au métier de journaliste et enfin je suis devenu écrivain à plein temps.
En fait, j’avais l’amour pour le métier de journaliste, mais en même temps, je doutais. Je songeais souvent à arrêter le métier. Ma décision de démissionner est survenue de manière soudaine. Un jour, j’ai eu un gros accrochage avec le directeur, j’ai aussitôt éteint mon téléphone portable et je suis rentré à la maison. Ce soir-là, j’ai envoyé la lettre de démission par mail. C’était un comportement irresponsable. Je l’ai regretté pendant à peu près un mois.
Vos deux romans publiés en France sont des histoires de retournements individuels contre le système. La société coréenne va-t-elle si mal que ça ?
La Corée est membre de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), et je suis sûr qu’il y a des pays qui rencontrent plus de problèmes que nous. Mais bien que les indices économiques de la Corée soient plus que corrects, l’ambiance de défaite domine dans la société. Pour partie, ce sentiment est dû au fait que depuis à peu près cinquante ans, la Corée a connu une très grande croissance économique et une très grande évolution au niveau politique. J’ai l’impression que cette idée de défaite est surtout partagée dans la jeune génération : nous vivons moins bien que la génération de nos parents est une idée largement répandue chez les jeunes. Cela se traduit par une sorte de sentiment d’impuissance et de découragement ou encore la dépression.
Génération B dénote le goût que vous avez pour le fait social. On sent le bénéfice qu’a tiré l’écrivain du travail de journaliste. Pensez-vous que la fiction puisse intervenir dans l’existence de façon concrète ?
Bien sûr, c’est le cas de beaucoup de romans. Tenez, une anecdote amusante au sujet de La Case de l’oncle Tom, de Harriet Beecher Stowe. Lorsque ce dernier a rencontré le président Lincoln, celui-ci lui a dit : « C’est donc vous qui avez provoqué la Guerre civile. »
La Case de l’oncle Tom est un bel exemple de ce type de romans, mais je ne pense pas que tous les livres interfèrent de manière franche avec la réalité. De l’autre côté, on peut considérer qu’aucun roman, parce qu’il est une création humaine, ne peut totalement s’exempter du monde réel. Le roman entretient des relations complexes avec la réalité. On me dit souvent que j’écris les romans réalistes. Pour autant, je ne pense pas que les auteurs doivent se sentir investi de la mission d’apporter une meilleure connaissance du monde à travers leurs oeuvres.
En traitant d’un sujet sensible comme le suicide chez les jeunes, avez-vous le sentiment de vous positionner contre une forme de « santé collective », contre le discours majoritaire, rassurant parce que rassembleur ?
Oui, c’est à cause du sentiment d’impuissance que les personnages principaux de Génération B se suicident ; et ce sentiment d’impuissance vient du fait qu’ils ne trouvent pas de solutions alternatives. Le discours majoritaire est tellement puissant et dominateur qu’il écrase toute tentative d’échapper à son emprise. C’est un phénomène que nous vivons aujourd’hui. Néanmoins, des idées pour remplacer « le capitalisme révisé » et « la démocratie représentative », les deux grands discours de nos jours, pointent leur nez. Je crois à notre potentiel d’idées.
À travers l’histoire de jeunes adultes communiquant par journal intime interposé, sur des réseaux sociaux ou des sites Internet sécurisés et anonymes, votre roman ne propose-t-il, en filigrane de la dénonciation d’une culture de l’organisation basée sur la performance, une réflexion sur les enjeux de la maîtrise de l’information ?
Honnêtement, ce n’était pas mon intention. Pour les personnages de Génération B, l’échange d’opinions et la sidération du public en se servant des outils qu’offre Internet est quelque chose de naturel. Ils ne se rendent pas compte de leurs « performances » informatiques. Je pense que cela reflète la situation normale des jeunes de vingts ans de nos jours, qui ne vivent pas l’informatique comme un obstacle à surmonter.
Comment voyez-vous la société coréenne dans 15 ou 20 ans ? L’évolution vers une culture moins tournée vers la compétitivité, qui mette l’accent sur la bienveillance relationnelle est-elle possible ?
Depuis quelque temps, j’ai une autre façon de voir les choses, face à ce type de questions. Je finis par penser que l’avenir est quelque chose que l’on construit, non quelque chose que l’on prévoit. On peut obtenir un avenir que l’on souhaite — une culture moins tournée vers la compétitivité, qui mette l’accent sur la bienveillance relationnelle —, seulement si on croit à ce changement et si on rêve ce changement. Personnellement, je pense que l’on peut changer si on s’en donne les moyens.
Si vos livres rencontrent le succès en Corée comme à l’étranger, ils semblent de prime abord destinés à la jeune génération, touchée de plein fouet par les phénomènes que vous décrivez. Pensez-vous que Génération B puisse conduire à une prise de conscience de la part d’un lectorat qui n’est pas sensibilisé.
Je pense que oui. Mais tout le monde n’a pas besoin de lire le même livre pour arriver au même constat. Le message du roman est retravaillé dans le vécu de chaque lecteur, et tous ces échos d’ idées pourront atteindre jusqu’aux gens qui n’ont pas lu le livre.
La verticalité des rapports sociaux, la structure hiérarchique stricte, à quel besoin de la société coréenne ce mode d’organisation répond-il aujourd’hui?
Quelle que soit la société, la société entière, les sous-groupes qui la forment et les individus qui font partie de ces sous-groupes nourrissent diverses ambitions. La société se préoccupe du taux de croissance économique et du taux de natalité, les sous-groupes souhaitent devenir plus en plus grands et puissants pour pouvoir influencer les autres, et les individus souhaitent s’enrichir et réussir socialement. Les sociétés développées maintiennent ces diverses ambitions à un niveau convenable, comme c’est le cas pour la société coréenne. La structure hiérarchique stricte que vous avez mentionnée fait partie du système de la société coréenne. Elle met les individus, notamment les démunis, sous pression, mais elle a tout de même fonctionné jusqu’à présent. Cette structure hiérarchique montre des possibilités, même si elles sont minuscules, et cela donne de l’espoir au gens. Il est aussi possible qu’une personne se défoule du stress qu’elle a subi dans cette hiérarchie sur une autre personne qui occupe un rang socialement inférieur. Je pense que cette façon de fonctionner n’est ni juste ni efficace. Et je ne sais pas jusqu’à quand les gens pourront supporter le stress engendré par ce système.
Vos narrateurs renvoient l’entière responsabilité de leur désarroi sur la société, s’enfermant dans une dénonciation stérile, une position passive [de victime], sans se donner les moyens de récupérer le contrôle de leur vie. Qu’en pensez-vous ?
Les jeunes de Génération B pensent que ce n’est plus possible pour eux de faire quelque chose de significatif. Ils en concluent enfin qu’ils sont bel et bien victimes mais qu’il est impossible de fournir l’effort constructif pour débloquer la situation. A partir de cette conclusion, ils commettent alors une sorte d’attentat terroriste envers la société. Cet attentat terroriste est le suicide collectif, et par ce suicide collectif, ils deviennent finalement agresseurs mais aussi victimes en même temps. Ce type d’acte terroriste n’est pas productif, mais on ne peut pas non plus dire qu’il résulte d’une attitude passive.
L’écrivain peut-il se contenter d’informer et de décrire, ou doit-on attendre autre chose de lui ? Quel est son rôle ?
Je suis contre de l’idée selon laquelle l’auteur dirige le lecteur. Le lecteur lit l’œuvre avec ses propres pensées, sa volonté et ses intentions. Ensuite, il discute avec l’auteur et aussi avec l’œuvre. Ainsi, le lecteur peut éclaircir et développer sa pensée. Parfois, le résultat de sa réflexion peut être l’opposé de l’intention de l’auteur. Mais en même temps, ce gendre de réinterprétation de la part du lecteur complète l’œuvre.
À travers la fiction, en se mettant dans la peau de personnes qui vivent diverses expériences, on peut mieux les comprendre. Avec la fiction, on peut aussi imaginer une autre société, où les nouvelles possibilités se réalisent ; on peut imaginer une société qui va mieux, ou encore une société qui va moins bien. La fiction peut révolutionner nos pensées et nos actions, mais je ne pense pas que ce soit l’unique fonction à assigner à la littérature. Un roman peut être une très bon œuvre sans chercher à atteindre un but. Je ne pense pas que la littérature doit nous instruire moralement ou doit nous offrir une perspective d’une société qui évolue. La littérature est bien plus que ça.
Vos romans sont un moyen privilégié d’explorer certaines réalités sombres de nos sociétés. Pour vos prochains livres, allez-vous vous essayer à une autre veine littéraire ?
Je voudrais devenir un auteur qui relève les défis et qui fait de nouvelles expérimentations, mais pas dans tous les sens. J’estime être en train de faire du progrès en tant qu’écrivain et je pense savoir très vaguement où je vais. Dans cette direction que je prends, j’aimerais réveiller mon potentiel.
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