Là où le devoir moral du travail était limité, le champ des possibles qu’offre une liberté absolue n’appelle à aucune retenue. Le sujet devient donc un projet permanent qui s’auto-exploite, dans une quête de performance. Marx critiquait déjà le mythe de la liberté individuelle. La liberté n’est jamais absolue, elle ne naît que dans un rapport au groupe. Or aujourd’hui nous sommes isolés, les grandes classes sociales et leurs idéologies ont disparu, et nous retournons l’agressivité générée par nos échecs sur nous-mêmes.
À cette exploitation néolibérale de la liberté s’ajoute un panoptique numérique. Le panoptique de Bentham permettait d’enfermer et de surveiller les détenus pour les réformer. Or, nous sommes désormais tous acteurs et victimes de nos propres panoptiques numériques. Grâce à nos smartphones et divers objets connectés, nos data sont collectées afin d’être exploitées. Nos données servent à améliorer nos expériences d’utilisation, à mieux nous cibler pour mieux nous faire consommer. Mais elles nous servent aussi à nous améliorer dans un but de performance : nous nous surveillons nous-mêmes. Le nouveau panoptique se rend indispensable afin que nous l’utilisions de manière compulsive : c’est le smartpower. Le pouvoir disciplinaire punissait pour réformer, alors que le smartpower nous séduit pour mieux nous attirer. C’est pourquoi Han Byung-Chul formule cet avertissement : « Protège-moi de ce que je veux ».
Les pouvoirs disciplinaires étaient des biopolitiques, ils ne pouvaient s’assurer que d’un contrôle des corps et agissaient sur l’esprit de manière superficielle. Le smartpower, au contraire, est une psychopolitique, elle s’intéresse directement à l’esprit. Les data des objets connectés capturent, enregistrent et grossissent nos actions, conscientes mais aussi inconscientes. Cette quantification de l’être à des fins commerciales pousse à l’uniformisation des désirs, alors qu’au niveau personnel elle nous emprisonne dans une logique de performance sans véritable réflexion sur notre façon d’être.
Nos données valent chères, c’est pourquoi nous sommes sans cesse plongés dans l’émotion pour nous forcer à réagir et à commenter. Ce marché des data crée donc un nouveau capitalisme des émotions ignorant le sentiment et la pensée, plus lents et profonds. L’émotion s’introduit aussi dans le management, car la passion tolère l’excès et l’instabilité, elle permet donc d’accélérer la productivité sur le court terme alors que la production rationnelle préférait la lenteur et la stabilité.
Comment nous protéger face à ces nouveaux mécanismes de contrôle ? Différentes pistes sont envisagées, à commencer par le silence. Paradoxalement, alors que nous avons lutté pour un droit à l’expression au siècle précédent, il nous faudra peut-être nous battre pour un droit au silence (qui n’est pas sans rappeler le droit à la déconnexion voté en France). Cette domination peut aussi être dépassée par l’expérience. Non pas l’expérience neutralisée et superficielle qui n’a pour but que la performance mais l’expérience « qui arrache le sujet à lui-même », comme par exemple l’expérience d’un autre inconfortable et dérangeant que nous pouvons retrouver chez Bataille, qui défit la vitesse effrénée de la communication entre les semblables et impose sa singularité.
Enfin, Han Byung-Chul écrit : « Notre futur dépendra de notre capacité, au-delà de la production, à utiliser l’inutilisable ». Il ne s’agit pas ici de faire un éloge de l’inutile, mais de s’armer de nouvelles valeurs face au nihilisme de ce néolibéralisme, de cultiver un bon goût Nietzschéen sans nous laisser séduire.
PSYCHOPOLITIQUE : LE NÉOLIBÉRALISME ET LES NOUVELLES TECHNIQUES DE POUVOIR
BYUNG-CHUL HAN
Traduit de l’allemand par Olivier COSSÉ
Circé, 120 pages, 15 €
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