Agrégé et docteur en Lettres modernes, Jean-Noël Juttet, ancien attaché à l’Ambassade de France à Bangkok, Tokyo et Séoul, co-traduit, avec Choi Mikyung, des ouvrages de littérature coréenne classique et contemporaine. Depuis 2010, il est professeur à l’Institut coréen de la traduction littéraire Lti Korea.
À la lecture des mémoires de Hwang Sok-yong Le prisonnier, on est pris de tournis, le texte couvrant une aussi longue période, près de 50 ans de vie littéraire et politique. Quel sentiment avez-vous éprouvé à la première lecture et quand vous traduisiez ?
Le livre, en effet, peut donner le tournis tant il foisonne d’événements et de faits rapportés, de noms cités. Il couvre, en fait, une période de beaucoup plus de 50 ans qui va de 1943, date de la naissance de l’auteur, aux grandes manifestations à la bougie de l’hiver 2016 qui ont abouti à la destitution de la présidente Park Geun-hye ; il remonte même en amont de la naissance de Hwang Sok-yong ne serait-ce que pour évoquer son ascendance familiale ou rapporter les souvenirs confiés par le « Grand Leader » du Nord. Et quelle période ! La division du pays, la guerre de Corée, les dictatures militaires, la guerre du Vietnam, l’industrialisation à marche forcée, le massacre de Gwangju, et, tout au long, le combat pour la démocratie. Il n’est guère de pays au monde qui ait connu pareil enchaînement de cahots et coups de boutoir en aussi peu de temps. 800 pages ne sont pas de trop pour rendre compte de tout ce qu’a vécu l’auteur dans ces années, de tout ce dont il a été témoin. Et comme ce témoin est aussi un romancier à la plume alerte, et qu’il a une mémoire infaillible, il nous livre, dans ces pages, sa vie et celle de son époque dans un fourmillement de détails. On peut lire toute l’histoire moderne de la Corée dans ce volume ; tous les événements politiques, militaires, diplomatiques, sociaux, survenus dans ce laps de temps, y sont présents. Mais une histoire perçue et restituée par un témoin et plus souvent encore : un actant, ce qui donne à ces pages une dynamique, une authenticité, une précision, extraordinaires. De l’histoire vécue, mais vécue intensément.
Car ce livre est avant tout une autobiographie. Absent de la couverture et de la page de titre, le mot n’apparaît que dans les dernières pages du volume. L’auteur y explique comment il a construit ce livre, entrepris sous la forme d’un feuilleton pour le Joongang-ilbo, puis pourquoi il l’a abandonné : « Quand, après avoir parcouru l’enfance et l’adolescence, la temporalité de mon récit s’est approchée du moment présent, il me devenait de plus en plus difficile de voir ma vie de manière objective, prisonnier que j’étais de l’impression de devenir un protagoniste que je tentais d’embellir, que je plaignais, que je défendais et excusais. » Avant de le reprendre et de refondre à la demande du patron de Munhakdongne car « cette autobiographie ne concernait pas que ma vie personnelle, elle touchait à toute une part de la littérature coréenne. » Aussi avons-nous, à côté d’une autobiographie classique qui dit « je », une autre, qui dit « nous ». Ce qui contribue au foisonnement du livre.
Du côté du « je », le lecteur découvre un témoignage sur la vie d’un enfant, d’un adolescent puis d’un jeune homme pris dans les remous de l’époque. La vie à Pyongyang, le passage au Sud, l’errance de la famille, les jeux avec les copains, tout cela figure l’archétype de toute une génération, et le témoignage qui nous est donné ici sur Sunam – tel est le surnom de l’auteur enfant – vient s’ajouter à beaucoup d’autres que la littérature contemporaine a recueillis, leur apportant ses connotations propres, ses colorations particulières. Mais ce « je » est celui d’une personne qui deviendra célèbre, et il n’est pas sans intérêt ni sans surprise, de découvrir certains traits de sa personnalité comme son profond attachement à sa mère, une timidité secrète dissimulée derrière le masque du cabotinage, un sentiment d’insatisfaction qui sans cesse le pousse à la fuite en avant, la foi dans le pouvoir de l’action culturelle et des livres… Autre motif d’intérêt, et pas des moindres : ce que ce livre nous apprend de l’écrivain en devenir, de ses premiers pas en littérature et de la genèse de ses romans. Une constante apparaît : tous ses romans, toutes ses nouvelles, prennent naissance dans le terreau de circonstances réellement vécues par l’auteur. C’est le cas, par exemple, de La route de Sampo (l’expérience des chantiers), de L’Invité (la recherche des membres de sa famille restée au Nord), de Monsieur Han (l’histoire d’un oncle réfugié au Sud) ou encore de L’Ombre des armes (sa participation au contingent coréen envoyé au Vietnam), etc. Et lorsque l’œuvre a toutes les apparences d’une fiction – je pense à Jang Gilsan, récit épique situé en des temps anciens –, elle est doublement ancrée dans une solide documentation historique et dans un rapport métaphorique au présent. Loin de toute embardée dans l’imaginaire, l’ancrage très concret dans la vie de l’auteur est une constante de sa création littéraire.
Du côté du « nous », le livre embrasse la multitude des acteurs avec lesquels l’écrivain mène son combat contre la dictature et pour l’avènement de la démocratie en Corée du Sud. La mouvance des activistes est composée d’universitaires et d’étudiants, d’écrivains et d’artistes, de poètes et d’ecclésiastiques, auxquels se joindront bientôt des ouvriers et des paysans. Homme de contacts et d’action, Hwang Sok-yong n’a de cesse de mobiliser les acteurs, de fédérer les énergies, d’entretenir la flamme des convictions. Tous ceux qui ont la fibre démocratique sont par définition ses alliés, souvent ses amis ; ils trouvent une éminente place dans ce livre, de même qu’un nombre impressionnant de personnalités étrangères rencontrées au Japon, à Berlin ou aux États-Unis. Hwang Sok-yong donne d’eux des instantanés qui, mis bout à bout, dessinent des portraits tout en nuances, je pense à celui du pasteur Moon Ik-hwan, du compositeur Yun Isang, du professeur Wada Haruki et de tant d’autres. De tant d’autres qu’il a, d’ailleurs, tenu à citer dans une annexe de son livre où il fait part aussi de ses regrets : « Certains se sont hélas échappés de ma mémoire ; je n’ai pas noté les noms de mes contemporains de tout âge qui ont parcouru le même chemin que moi et que je continue de côtoyer, car nous allons faire encore un bout de chemin ensemble. »
Cette autobiographie est donc aussi celle de toute une époque, sans que cela mette à mal le « pacte autobiographique » tel que Philippe Lejeune le définit : « … l’engagement que prend un auteur de raconter sa vie dans un esprit de vérité. » Pour Hwang Sok-yong, isoler sa vie de celle de son époque n’aurait guère de sens.
Avez-vous eu à opérer un travail de sélection, de hiérarchisation des informations ? Ou bien vous êtes-vous tenu au manuscrit de l’auteur (nous pensons notamment aux épisodes de la prison répartis tout au long du livre) ?
Nous n’avons effectué aucune sélection ni modifié en rien la version originale. Au cours du travail de traduction, nous nous étions dit que certains passages, notamment ceux où apparaissent en cascades des noms inconnus du lecteur, pourraient être retirés sans préjudice trop grave pour l’œuvre et dans l’intérêt du confort de la lecture. Cela ne se ferait, bien évidemment, qu’avec l’accord de l’auteur, en coordination avec les traducteurs de la version anglaise et seulement si notre éditeur le demandait. Le manuscrit achevé, l’éditeur n’a pas demandé de coupures. Notre traduction rend donc l’original dans son intégralité.
Nous avons scrupuleusement conservé la distribution des parties telle que l’auteur l’a organisée. Il a voulu éviter une succession platement chronologique en répartissant les moments de la prison tout au long du livre. Il est inutile de souligner à quel point la prison est centrale et dans le livre et dans la vie de l’auteur. Le titre de l’autobiographie le dit d’emblée ; le dernier paragraphe le rappelle avec force : « Qu’elle est fragile cette liberté à laquelle j’ai tant aspiré, moi écrivain prisonnier d’un pays divisé, prisonnier de mon époque et de ma langue ! C’est pour cela que je donne pour titre à cet ouvrage Le Prisonnier. »
Ce procédé, s’il implique de nécessaires répétitions, donne une plus grande autonomie à chacun des chapitres, ce qui n’est pas sans avantages compte tenu de l’aspect massif du livre. Cela permet aussi à l’auteur de dresser un tableau varié et concret de la vie en prison : il y traite de la hiérarchie qui s’y établit, reproduisant celle de la société, des combats livrés pour obtenir des mesures de clémence de la part de l’administration pénitentiaire, des combines qui permettent d’adoucir la rigueur de l’isolement, des repas, des visiteurs, etc. La prison, c’est le cul-de-basse-fosse dans lequel sont poussés les dissidents pour les neutraliser, mais c’est aussi un lieu où se poursuit le combat pour la démocratie. Et puis, n’oublions pas que la prison aura été une menace planant constamment sur les esprits des activistes, que cette menace est devenue réalité pour beaucoup d’entre eux, qu’ils y ont été torturés et y ont laissé leur vie. Élargi, Hwang Sok-yong plaide pour tous ceux qui n’ont pas eu sa « chance ».
Le livre nous propose un bel appareil critique. Est-il l’œuvre des traducteurs ? Et dans l’affirmative, on imagine que le travail a dû être conséquent ?
L’apparat critique est tout entier l’œuvre des traducteurs. Si les noms propres coréens parlent immédiatement (certes pas toujours !) aux Coréens, il n’en est pas de même pour les Français et les divers Francophones, qui ne connaissent le plus souvent que les personnalités les plus célèbres. Il convenait donc de donner à ces derniers un minimum d’informations sur ces gens que convoque Hwang Sok-yong dans son autobiographie sans toujours préciser ce qu’ils sont ni ce qui explique leur présence. Or, une traduction n’est complète que lorsque le lecteur du texte traduit a accès aux mêmes connaissances que le lecteur du texte original. Les notes ont pour objectif, en comblant les lacunes notionnelles, de compenser le déficit du savoir chez le lecteur étranger. Il nous a donc fallu faire des recherches et rédiger un grand nombre de brèves notes explicatives, aussi bien sur les personnes que sur les associations ou les événements rapportés.
D’où notre regret de voir les notes rejetées en fin de volume, alors que leur place convenable (et confortable) est en bas de page. Ce rejet, qui plus est par chapitre (ce qui en complique encore l’accès), minimise l’importance de ces compléments d’information qui nous paraissent pourtant très souvent nécessaires à la compréhension du discours. C’est dommage, d’autant que l’éditeur a apporté beaucoup de soin à la fabrication du livre, qu’il s’agisse du travail sur les épreuves ou de la qualité de l’impression et du papier.
Une difficulté a été, ici comme dans toute traduction du coréen, la transcription des noms propres de personnes. Nous avons utilisé le système officiel dit de « romanisation révisée », compatible avec nos claviers et nos habitudes de lecture, à la différence du McCune. Nous avons toutefois dérogé aux règles de ce système, comme il nous y autorise d’ailleurs, pour ce qui concerne les noms dont la notoriété a figé leur forme graphique en caractères latins.
Autre difficulté, comment rendre avec exactitude la dénomination des associations, comités, unions, fédérations, si nombreux dans le texte ? Ces associations évoluent, se regroupent, se scindent, apparaissent sous des appellations parfois partielles ou synthétiques ? Très vite on perd pied. Un appel à l’indulgence du lecteur nous paraît à cet égard une mesure de prudence nécessaire.
Comment s’est passé le rapport entre l’auteur et le traducteur, pendant la traduction ?
Sans difficulté aucune. Hwang Sok-yong a répondu bien volontiers aux rares questions que nous avons souhaité lui poser sur son texte. Le fait de connaître l’homme et l’écrivain de longue date nous a, de plus, facilité la tâche. Avec le recul, nous lui savons gré de nous avoir permis, par la longue fréquentation de sa volumineuse autobiographie, de revivre tout un pan de l’histoire la plus récente du pays et de sa littérature. Cela aura été notre plaisir, enfin, en traduisant son livre, de l’extraire de « la prison de sa langue ».