Dans la lignée de l’incroyable succès du survival Squid Game, les dramas coréens ne manquent pas de séduire le public international : My Name, Hellbound et plus récemment The Silent Sea et All of Us are Dead. Et leur succès semble aller de pair avec la violence, car de cette liste, Hellbound et All of Us are Dead sont les deux à dérober la première place du Top 10 Netflix – en France ainsi que dans d’autres pays – un exploit précédemment réalisé par le jeu du calamar. Autre point commun de ces séries, c’est l’antagoniste qui se distingue ici physiquement : l’ennemi masqué dans Squid Game, les zombies dans All of Us are Dead, ou les colosses dans Hellbound. Mais le vrai monstre de ces séries ne serait-il pas dissimulé sous une apparence bien plus neutre que cela ? Prenons l’exemple de Hellbound.
Issu du webtoon éponyme, Hellbound dépeint un futur dystopique dans lequel des créatures massives apparaissent de manière inexpliquée pour battre à mort une poignée d’humains qui ont, au préalable, reçu une mystérieuse condamnation de la part d’une entité flottant dans le vide : « Tu mourras tel jour, à telle heure. ». Un groupe religieux du nom de la Nouvelle Vérité s’empare du phénomène surnaturel qu’il transforme en véritable volonté divine : selon lui, c’est Dieu qui punit les pêcheurs.
Pour asseoir sa position au sein de la société, la Nouvelle Vérité va jusqu’à téléviser le jugement d’une condamnée, Park Jungja, mère de deux enfants, qui meurt sous les coups et brûlures des colosses sans que l’on ne découvre jamais quel était son « crime ». La scène est extrêmement graphique. Un colosse se jette sur Jungja et la plaque brutalement au mur, transperçant son poignet. Malgré l’intervention de la police, les misérables armes à feu sont inefficaces contre les monstres. Le corps de Jungja est jeté au sol puis martelé de coups. La « démonstration » se termine en brûlant la condamnée, ne laissant derrière qu’un morceau de carcasse fumante, baignant dans le sang.
En contraste avec l’horreur de la scène, la mort de Jungja est calmement observée par quelques représentants de la Nouvelle Vérité. Chacun porte un masque blanc qui recouvre la totalité de son visage. Ce détail n’est pas sans rappeler les masques que portent les VIPs dans Squid Game, à la différence que les leurs sont des masques luxueux, représentant des animaux – un possible symbole de leur position de pouvoir et de leur richesse. Les masques des VIPs de Hellbound sont simples, blancs et identiques, ce qui peut être interprété de plusieurs façons. A la manière de Squid Game, le masque peut être un moyen de conserver son anonymat. Mais quand on apprend plus tard dans la série que l’entièreté de leur idéologie est fondée sur un mensonge, le masque devient un symbole de fausseté : d’une couleur blanche supposée mettre en valeur leur innocence, il symbolise le fait que la secte dissimule ses propres crimes derrière son message divin. Ironiquement, rien ne peut protéger l’anonymat des VIPs ou leur vie face au jugement de l’entité.
La série se divise en deux parties. Les premiers épisodes sont construits autour de l’enquête du policier Jin Kyunghun et de l’avocate Min Hyejin, perplexes quant aux arguments de la Nouvelle Vérité. L’exécution de Park Jungja marque l’échec de la raison, puisqu’à partir de ce moment, la secte s’impose comme religion nationale et Jin Kyunghun et Min Hyejin deviennent antagonistes aux yeux de la société. Scénaristiquement parlant, on peut d’ailleurs peut-être déplorer la disparition soudaine du policier et de sa fille du reste de la série.
La seconde partie se déroule quelques années plus tard, quand le producteur Bae Youngjae apprend la condamnation de son enfant. A peine né, son fils est condamné à mourir trois jours plus tard, et c’est là que toute la doctrine de la Nouvelle Vérité vole en éclats : quel péché peut avoir commis un nouveau-né ? C’est Jung Jinsu, à la tête de la secte, qui fait une révélation choquante : les trois bourreaux de « Dieu » ne ciblent pas seulement les pêcheurs ; toute l’idéologie sur laquelle est fondée la Nouvelle Vérité n’est qu’un tissu de mensonges et les condamnations des innocents sont subtilement dissimulées par la secte. Jinsu lui-même a été condamné à l’Enfer 28 ans auparavant, sans avoir jamais commis un seul crime à l’époque.
Quand vient la condamnation de l’enfant, Bae Youngjae et sa femme luttent pour protéger leur fils des coups et le bébé survit miraculeusement tandis que ses parents brûlent enlacés. Là encore, les interprétations sont multiples. Alors que la mort de Jungja symbolisait l’échec de la raison, la survie de l’enfant peut être considérée comme un nouveau point de départ pour l’humanité. Un chauffeur de taxi escorte Min Hyejin et le bébé loin de la scène, et prononce ces mots : « Je ne sais pas grand-chose de Dieu et je m’en fiche. Mais ce que je sais, c’est que le monde nous appartient. C’est à nous de régler nos propres affaires. » – la volonté humaine peut-elle être plus puissante que celle de Dieu ?
Malgré la brutalité des trois colosses et les jugements sanglants et parfois difficiles à regarder qu’ils infligent, Hellbound relève une question intéressante : qui sont les vrais monstres de la série ? Désireux d’asseoir son pouvoir politique et social, le groupe religieux continue de mentir effrontément à la population et ne recule devant rien pour conserver son leadership, quitte à tuer des innocents, kidnapper un enfant, et battre à mort une femme âgée. Cette version de ce qui est sa « justice » dénonce un problème majeur dans la société sud-coréenne contemporaine : les dangers des sectes religieuses.
Un sujet qui avait déjà été ambitieusement mis-en-scène dans le thriller Save Me (2017), dans lequel une jeune fille et sa famille se retrouvent piégés et manipulés par une secte religieuse. Dans un registre toutefois beaucoup moins violent qu’Hellbound, le drama comporte de nombreuses scènes gênantes, voire angoissantes, qui mettent en avant les pratiques dangereuses du groupe religieux, et à quel point le deuil peut entraver nos capacités de raisonnement. Ici, pas de créature fantastique assoiffée de sang ; le vrai monstre est un homme adulte corrompu qui se sert de son emprise morale sur des esprits affaiblis par la perte, en quête d’appartenance, pour satisfaire ses envies narcissiques et perverses.
Tout comme Save Me avant lui, Hellbound sert une critique de l’autorité dans son ensemble lorsque même la police se retrouve à suivre les ordres de la Nouvelle Vérité sans se poser de question. L’éthique et la morale disparaissent, et la définition de justice change du tout au tout : un innocent peut devenir criminel du moment que les membres de la secte le décident, puisque leur seule parole suffit à convaincre les masses de se jeter aveuglément sur eux. C’est le destin réservé à la mère de Min Hyejin, qui se retrouve battue à mort par des fanatiques de la Nouvelle Vérité.
Il est facile, au premier abord, de voir les trois colosses comme les ennemis de l’humanité. Ce qui sort des cadres esthétiquement plaisants tombe presque automatiquement dans le domaine de l’antagonisme. C’est le cas des « monstres » de Sweet Home (2020), autre adaptation à succès, où un petit groupe de voisins tente tant bien que mal de survivre dans son immeuble tandis qu’une curieuse épidémie transforme les gens en dangereuses créatures à l’apparence répugnante. Si l’infection semble ici aléatoire, elle ne touche en réalité que les humains rongés par leurs vices et désirs inavoués. Une belle métaphore pour nous rappeler que le monstre est en nous depuis le début, et qu’il dépend de nous d’arriver à le dompter.
Mais la symbolique des créatures aliénées n’est pas nouvelle, puisque déjà en 2006, l’aujourd’hui très célèbre Bong Joon-ho contait dans son film The Host l’histoire d’un monstre difforme et violent, caché dans les égouts de la ville de Séoul. Et pourtant, là aussi, l’Homme n’est pas sans faute puisque la créature semble être le contrecoup du déversement de produits toxiques dans la rivière Han par l’armée américaine dans les années 2000.
Pour en revenir à nos trois gigantesques tas de chair dans Hellbound, il semblerait que le caractère monstrueux qui leur est conféré d’office cache peut-être plus qu’il n’y paraît. Dans une ultime scène – qui laisse planer le doute sur une seconde saison – la dépouille de la défunte Park Jungja, mise sous verre telle une œuvre de musée avec une énorme tâche de sang servant de tapisserie derrière, se met à trembler et s’étendre, et le corps de la condamnée renaît de ses cendres tel le Phénix. La résurrection de Jungja semble faire suite à la survie du bébé, et au démantèlement de la Nouvelle Vérité, ouvrant la porte à plusieurs interprétations. Si tout n’était qu’un test orchestré par une entité divine, le sacrifice des parents pourrait avoir servi de preuve suffisante pour témoigner de la valeur des hommes. Si tel est le cas, s’agit-il d’un pardon divin envers une innocente, ou doit-on s’attendre à ce que même les criminels se voient offrir une seconde chance ?
Pour conclure, Hellbound cache derrière son scénario surnaturel et sa violence graphique un commentaire social et politique sur les risques de la foi aveugle. Le danger nous paraît si flagrant quand il est visuellement difforme, mais il ne faut pas oublier que les monstres les mieux cachés sont les plus dangereux.
An extremely intelligent introduction to/ analysis of some very challenging new Korean drama.