La science-fiction est utilisée depuis toujours par ses auteurs pour évoquer les angoisses de la société et anticiper leurs conséquences. Si les régimes dictatoriaux et les menaces nucléaires étaient des sujets de prédilection dans la SF des années 1980, aujourd’hui ce sont les nouvelles technologies et le réchauffement climatique qui sont à l’honneur dans ce genre. Avec le premier roman de sa trilogie Le Gambit du Renard, Lee Yoon-ha pousse toute une réflexion sur l’avancée de la technologie, et notamment l’utilisation que pourrait en faire un système gouvernemental surpuissant et avide de pouvoir.
L’Hexarcat : c’est le nom de ce système politique et idéologique qui cherche à régir chaque recoin de la galaxie. Ce gouvernement instaure une structure très stricte – comme on en retrouve dans bon nombre de romans dystopiques – qui comprend notamment six classes sociales, elles-mêmes sous-divisées en titres hiérarchiques. Le capitaine Cheris, le personnage principal de ce roman, appartient à la classe des Kel, ce qui fait d’elle une militaire. Car en plus d’être un roman qu’on associe sans mal au genre space opera, Le Gambit du Renard appartient à ce qu’on appelle la « science-fiction militaire ».
Suite à l’utilisation d’une technique de combat considérée comme hérétique, Cheris s’attend à être réprimandée, au lieu de quoi elle se voit offrir la possibilité de participer à une mission spéciale pour reprendre une forteresse qui aurait voulu se rebeller contre l’Hexarcat, la forteresse des Aiguilles Diffuses. Cheris accepte, comprenant que c’est le seul moyen pour elle de ne pas être rétrogradée. Elle se fait alors injecter l’arme la plus dangereuse de tout l’Hexarcat : l’esprit du général Shuos Jedao, le traître par excellence, responsable du massacre de la Vrille Infernale, mais aussi meilleure stratège de toute l’histoire. Grâce à cette technique scientifique futuriste, qui permet d’implanter la conscience d’un mort dans celle d’un vivant, Cheris sera désormais la seule à pouvoir entendre et communiquer directement avec Jedao. Il devient son conseiller lors de cette mission, mais un conseiller dangereux par qui elle doit veiller à ne pas se faire manipuler. Par sécurité, on donne à Cheris une arme et un conseil : « [Si Jedao] a l’air sain d’esprit alors que le reste du monde paraît complètement fou, c’est qu’il est temps d’appuyer sur la détente. » (p.95)
Parée de cette arme aussi utile que menaçante, Cheris part au combat.
A travers les yeux de Cheris, Lee Yoon-ha nous fait découvrir un avenir lointain à la technologie surdéveloppée : les armes sont plus dangereuses que jamais, l’humanité est accompagnée par des serviteurs robotiques doués de conscience et passionnés par les mathématiques, l’espérance de vie générale est rallongée de plusieurs centaines d’années et le secret de l’immortalité est en passe d’être découvert. Tous les mystères de l’univers, ou presque, semblent avoir été déchiffrés. Au centre de ce monde se trouve l’Hexarcat, qui tente d’imposer un peu d’ordre dans cet univers qui paraît soudain si grand. L’Hexarcat impose ses avancées technologiques, mais aussi son calendrier, sa langue officielle et sa culture à toutes les nations qui l’intègrent – plus ou moins volontairement.
Au cours des chapitres, Cheris se souvient parfois des fêtes traditionnelles auxquelles elle participait dans son enfance, et de sa langue maternelle dont elle a du mal à se rappeler. Après avoir été absorbé par l’Hexarcat, son village a peu à peu perdu l’identité qu’il avait autrefois. Cette uniformisation touche autant Cheris que Jedao, à qui il reste de vagues souvenirs de sa planète natale, et de sa langue maternelle qu’il n’utilise plus que pour jurer. Mais le contrôle sans limite de l’Hexarcat ne s’arrête pas à cette assimilation culturelle implacable.
Ce qui fait de l’armée Kel la plus efficace de la galaxie, c’est ce qu’on appelle « l’instinct de formation ». Cette technologie, qui n’est jamais clairement décrite, pousse les soldats à obéir sans discuter à tous les ordres qui leurs sont intimés par leurs supérieurs, peu importe que cela les mène à la victoire où à la mort. L’injection de l’esprit de Jedao dans celui de Cheris nous donne un avant-goût des proportions que la technologie et la science ont atteintes dans ce monde fictif, mais avec cet « instinct de formation » Lee Yoon-ha anticipe l’usage qui pourrait être fait de cette technologie par un gouvernement surpuissant. Ici, l’Hexarcat est prêt à dépouiller ses soldats de leur humanité pour en faire des armes de guerre loyales et obéissantes, voire de la chair à canon lorsque c’est nécessaire.
Le massacre des soldats est d’autant plus brutal que les nombreuses attaques lancées contre la forteresse des Aiguilles Diffuses sont parfois entrecoupées par de brèves scènes écrites du point de vue de différents militaires Kels, qui se font tuer sauvagement juste au moment où le lecteur commence à avoir de l’empathie pour eux. Ainsi, dans un dernier souffle, après avoir été démembrée par un « canon à amputation », une soldate Kel passionnée de musique, regrette « de ne pouvoir siffler un air moqueur lorsque les hérétiques viendraient constater le carnage. » (p.319)
Au milieu de cette insensibilité générale, Cheris est un modèle d’humanité – elle est même l’une des rares personnes à prêter attention aux serviteurs robotiques et à les inviter à se détendre avec elle en discutant de théories mathématiques. Mais elle n’en reste pas moins un soldat et au centre de la guerre, son instinct militaire reprend le dessus :
L’humanité de Cheris est mise à rude épreuve, mais ne cesse malgré tout de percer son instinct de formation. Au milieu des cadavres de ses frères d’armes, elle ne peut s’empêcher de se souvenir qu’untel aimait la musique, et qu’un autre était connu pour ses mauvaises blagues. Elle ne devrait pas s’apitoyer sur de tels détails, mais même la technologie la plus poussée ne peut l’empêcher de remarquer que ses ennemis ressemblent à ses alliés.
Ce roman relate la lutte constante de Cheris. Bien sur, il s’agir d’abord de la lutte contre la forteresse rebelle, mais aussi d’un affrontement contre le général Jedao : elle est une mathématicienne qui visualise la guerre comme une série d’ordres à suivre et de chiffres à organiser, alors que lui est plutôt un tacticien manipulateur, plus habitué à prendre des initiatives qu’à obéir. Ils sont l’antithèse l’un de l’autre et Cheris doit sans cesse rester sur ses gardes. Mais au cours de la mission, un autre conflit naît en Cheris, lorsqu’elle réalise que tout ce que dit Jedao n’est pas dénué de sens, et que l’Hexarcat, auquel elle est profondément loyale, n’a peut-être pas les bonnes intentions qu’il prétend avoir… Cette bataille-là, Cheris la livre contre elle-même. Et elle n’est pas la seule à être en proie à ce trouble, comme on le comprend lorsqu’une soldate Kel apprend que sa compagnie obtient le droit de se replier, alors que la compagnie de son ami reçoit l’ordre de se battre jusqu’à la mort :
Le Gambit du Renard de Lee Yoon-ha présente un monde corrompu par la soif de pouvoir et la technologie, mais la fin de ce roman nous pousse à nous demander ce qu’il adviendra de l’Hexarcat maintenant que son influence se fissure et que même ses meilleures armes se retournent contre lui. La suite de l’histoire est à découvrir dans Le Stratagème du Corbeau…
Le Gambit du Renard
Lee Yoon-ha
Traduit de l’anglais par Sébastien Raizer
Gallimard, 480 pages, 8,70€
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