« Anatoli, ce train est un manège. On croit qu’il court en avant, mais on finira par se rendre compte qu’il tourne et tourne sur lui-même… » (p.211)
En septembre 1937, Staline commande le transfert en train des cent soixante-douze mille Coréens établis dans l’Extrême-Orient russe, pour les distinguer des opposants japonais. Avec La terre qui erre, Kim Soom livre le récit bouleversant de l’exode forcé des passagers de l’un de ces wagons à bestiaux.
Cette histoire se déploie en polyphonie, alternant des dialogues saisis dans le huis-clos oppressant du wagon et les récits de déportation des familles qui s’y trouvent, naviguant par le même temps entre les mémoires multiples des épisodes tragiques de l’histoire mondiale.
La terre qui erre fait le récit de l’exil, du déracinement et de l’indétermination. Chacun des récits de ces familles, qui ne parviennent à se définir que par soustraction, sont martelés de questionnements quant à la généalogie de ceux qu’elles croisent dans leur errance. Le personnage de Pung-do semble engager une conversation avec le lecteur en déclarant à cet égard : « Chaque fois que j’ai rencontré un Coréen en terre russe, sa première question concernait le village natal, et la deuxième, les origines de la famille » (p.161).
Le pays natal constitue la trame principale qui relie ces personnages, et que chacun tente de définir tout au long du roman. Est-ce le territoire où l’on est né soi-même ? Où sont nés nos parents ? Celui où les femmes mettent au monde et élèvent leurs enfants ? Celui où les défunts sont enterrés et où nous leur rendons hommage ? Celui vers lequel nos pensées s’envolent pour atteindre nos êtres chers ? Parlant de son premier mari, le personnage d’O-sun indique : « Chaque fois qu’il parlait de son village natal, il indiquait un nouvel endroit » (p.75), dénotant ainsi l’errance infinie des héritiers de la Corée, « issus d’un pays ruiné » (p.165). La terre qui erre témoigne de l’arbitraire des frontières en temps de guerre et la façon dont ces périodes troublées fragmentent les identités individuelles et collectives, laissant place à une errance matérialisée par le train qui semble tourner sur lui-même. Kim Soom livre un message d’espoir, interrogeant les possibles d’une humanité commune, en replantant les graines des récoltes confisquées dans la terre d’exil.
La puissance narrative de ce roman participe d’une immersion totale dans l’intensité du voyage. L’auteure nous plonge in medias res dans le huis-clos suffocant du wagon, que rythme d’une étrange musicalité le brouhaha des paroles anonymes saisies à la volée par l’écriture et auxquelles on est surpris à tendre l’oreille. Kim Soom nous fait partager l’acuité de Geum-shil, jeune femme enceinte, et son inconfort face à la promiscuité et aux odeurs incommodantes. Le lecteur est véritablement projeté dans la réalité du train, assis parmi les passagers et les ballots de couvertures, une immersion que renforcent la profusion des dialogues, l’énonciation au présent et l’enchaînement brusque des fragments du roman. Lorsque le récit de voyage qui se construit malgré lui nous surprend à explorer les paysages déployés par l’histoire, on est sans cesse ramené au huis-clos du wagon comme arraché à la torpeur de l’odyssée, par les paroles anonymes qui ponctuent le récit et la remontée perpétuelle d’une horloge de famille.
Si dès les premières pages le flot de métaphores animales confère aux personnages tantôt chevaux, chiens ou oiseaux une dimension presque fabuleuse, l’épuisement du voyage altère progressivement notre perception et brouille les frontières. À mesure que le récit progresse, que les territoires se succèdent pour mieux se confondre, les passagers ne font plus qu’un avec le bétail auquel est destiné le wagon et le train prend la forme d’un animal dantesque « d’une longueur telle que l’on n’apercevait ni sa tête ni sa queue » (p.68). On ne distingue plus le nouveau-né du vieillard, et le chant de ce dernier, jusqu’alors comparé à celui d’un oiseau, « se mêle au bruit des roues métalliques » (p.41) pour ne faire plus qu’un avec le wagon, dans un agrégat de sons et de sensations qui accentue la suffocation. Et lorsque le train interrompt sa course, qu’étourdi par l’angoisse on accompagne les passagers à la recherche de l’air neuf des berges du lac Baïkal, Kim Soom nous rappelle à la réalité du train et la succession de ces microcosmes éphémères et on mesure alors à quel évènement majeur de l’histoire l’auteure nous fait assister.
Si Kim Soom se montre consciente de la difficulté de se substituer aux témoins directs de l’histoire et choisit ainsi de ne pas s’attacher à la contrainte du devoir de mémoire, la convocation de nombreux classiques de la littérature coréenne et la documentation dont témoigne le roman, associé au travail éditorial, sont autant de procédés qui œuvrent en faveur du réalisme et rendent accessible ce pan méconnu de l’histoire coréenne et mondiale au lecteur néophyte. Avec ce premier roman traduit en français, Kim Soom offre une perspective brillamment inédite sur les évènements, au moyen d’une écriture poétique qui captive par son traitement poignant du tragique.
La terre qui erre
KIM Soom
Traduit du coréen par CHOE Ae-young et Anna BELLEMIN-NOËL
Decrescenzo Éditeurs, 264 pages, 22€