Centre de ressources Le monde littéraire de LEE Seung-u

Conversation avec Lee Seung-u

Un soir de l'été 2018, Jean-Claude de Crescenzo et Lee Seung-u échangent autour de l'écriture, la Bible, la solitude et l'égarement.

Un soir d’été, Lee Seung-u résidait alors à Aix-en-Provence, nous eûmes une conversation qui devait inaugurer un projet plus vaste. Pour les besoins de l’exercice, nous avons supprimé nos questions et nos interventions.

Jean-Claude de Crescenzo – Traduction Kim Hye-gyeong

Lire, écrire

« Je suis devenu écrivain très tôt. Vers 22 ou 23 ans, pendant mes études de théologie, tel que je l’ai raconté dans L’envers de la vie. J’ai vécu une enfance sans père, mort très tôt de maladie. J’ai été placé chez un oncle de la famille. Je n’ai donc pas eu une vie familiale au sens usuel de la définition. En vivant chez mon oncle, je n’ai pas eu conscience que je vivais dans une famille. J’avais même la conscience que j’étais un orphelin. On ne s’étonnera pas que dans mon œuvre, la question de l’isolement, de la solitude soit très présente. À cause de cela, j’étais souvent « contre » quelque chose. Avec mes études de théologie, le christianisme est devenu très important dans ma vie. Il tient une grande place dans ma vie personnelle. Mais il n’a pas de rapport avec mon enfance. Mon premier contact avec la religion a eu lieu au lycée. Mais j’avais beaucoup de mal à dire « Père » en parlant de Dieu. Un appellatif très étrange pour moi, que je n’ai jamais pu prononcer. Aujourd’hui encore, utiliser cet appellatif me dérange. Il représente trop mon histoire familiale. En règle générale d’ailleurs, j’ai beaucoup de mal à appeler les gens par un appellatif, comme c’est la coutume en Corée. En étudiant la théologie, j’ai trouvé que je n’avais pas un caractère très adapté à la vie en société. Même à l’église, j’avais du mal. Je n’ai pas décidé d’arrêter la théologie et naturellement je me suis mis à écrire. C’est ainsi que je suis devenu écrivain. Pour moi, l’écriture et la théologie sont indissociables. J’utilise les connaissances acquises dans mes études religieuses  pour mon raisonnement et ma réflexion.

Mes lectures sont à mettre en rapport avec la solitude que j’éprouvais dans mon enfance. Quand on lit, il faut être solitaire. Il faut choisir la solitude, s’obliger à la solitude. On est obligé de vivre avec des livres, non pour fuir la réalité mais pour mieux y venir. C’est un moyen de survie. Je survis à travers les livres. Je ne suis pas un dévoreur de livres, je trie énormément. Un livre qui me fascine, je peux le lire à maintes reprises. Depuis que j’enseigne l’écriture à l’université, je m’oblige à lire malgré moi pour enseigner et diriger les étudiants. Des livres que je n’arrivais pas à lire autrefois ou bien que je n’étais plus capable de lire. Je lis très lentement. J’ai une grande curiosité à l’égard de ceux qui lisent tout ce qui leur tombe sous la main.

Écrire, c’est principalement être influencé par les œuvres précédentes. Je n’ai pas un talent inné d’écrivain. Je suis influencé, je m’inspire des grandes lectures faites ou par une réflexion en lien avec l’enfance que j’ai vécue. La lecture prédomine sur mon écriture. Tous les écrivains que vous avez cités (Gide, Dostoïevski, Kafka, Nietzsche, Schopenhauer…), je les ai lus pendant la période de mon adolescence. L’influence de ces écrivains et de ces penseurs est entrée naturellement dans mon œuvre. Mais je ne lis pas en tant que chercheur. Je réagis simplement à ce que je lis. Le livre me parle, et je réagis. On ne devient pas écrivain si on ne lit pas. C’est impensable. J’aime raisonner grâce à mes études de théologie. Mais le plus curieux est que ce sont mes lectures d’adolescent qui continuent de m’influencer. Mes lectures plus tardives n’ont pas autant d’influence sur moi.

Mon goût pour les mythologies est en rapport avec mes lectures. Et si la mythologie occidentale m’influence plus que les mythologies d’Asie, c’est tout simplement parce que les livres que je lisais étaient occidentaux. Je n’ai pas un sentiment fort de mon appartenance à l’Asie ou à la Corée. J’étais passionné par la mythologie grecque, par les penseurs occidentaux, mais distant par rapport à la philosophie rationaliste. J’ai beaucoup lu, sans doute à cause de mon enfance isolée, où le sentiment de la famille était absent. Une vie d’exclu par rapport aux autres enfants. »

L’influence de la Bible

« J’ai découvert la Bible lorsque j’allais à l’église, en première année du lycée. J’avais donc 15 ans environ.  Pour moi, la Bible c’était d’abord une histoire célèbre. Les chrétiens ne lisent pas tous la Bible. Puis, j’ai approfondi ma lecture alors que je faisais mes études de théologie. Mais, elle ne constituait pas un repère dans ma vie. J’en faisais surtout une lecture scientifique. Cela a duré longtemps. Depuis quelques temps, j’en fais une lecture exhaustive. Que ce soit l’Ancien ou le Nouveau Testament.  J’essaie de lire profondément plutôt qu’abondamment. Je tente en fait d’interpréter des passages de la Bible et de les appliquer au monde contemporain. Mes textes constituent en fait une paraphrase e de la Bible. Je ne suis pas doué pour mémoriser des passages entiers de la Bible. Ce n’est pas fait pour moi cette méthode. J’aime lire les Épîtres de Paul. Certains passages ont une grande influence sur ma pratique littéraire.

Pendant mon séjour à Aix, je me suis promis d’écrire plusieurs textes autour de la Bible et notamment de la Genèse. Depuis mon premier roman publié en Corée, la Bible est devenue une ressource. J’en tire de nombreuses raisons d’écrire. En quelque sorte, elle est une mesure pour moi. Mes études de théologie et la lecture de la Bible sont bien présentes dans mes textes. Ces deux moyens ont déclenché en moi le désir de faire de la littérature. Sans ces études et la lecture de la Bible, je crois que je ne serais pas devenu écrivain. D’autre part, je relis beaucoup les œuvres classiques. Lire beaucoup ne signifie pas que cela permet de lire en profondeur. J’essaie de lire de façon exhaustive et répétitive. C’est ce qui me permet d’atteindre à une certaine profondeur de lecture. J’applique cette méthode à la lecture de la Bible.

La culture coréenne privilégie l’apprentissage par la mémorisation. Les croyants aiment apprendre par cœur. Pour moi, c’est impossible. Je ne fais aucun effort dans cette direction. Je lis de façon répétée en essayant de comprendre profondément ce que je lis. En lisant ainsi, j’en arrive naturellement à apprendre par cœur certains passages. C’est ainsi que les Épîtres de Paul sont devenus des repères dans ma vie. »

L’arrière-monde

« C’est le monde au-delà du monde. C’est une notion traditionnelle du christianisme. Mais il ne me permet pas d’avoir une réflexion profonde. C’est curieux pour un théologiste, non ? Je ne rêve pas le monde après la mort. Cela ne veut pas dire que je n’y pense pas. Mais, j’en ai une compréhension différente. Le monde présent dans lequel je vis est un monde provisoire. Et moi je suis présent provisoirement. Il y a dans cette notion l’idée de punition. Je suis obligé de passer par cet état. Et dans ce monde provisoire, je ne suis ni un habitant ni un voyageur. Je ressemble aux Hébreux qui vivaient dans un lieu qui n’était pas leur destination finale. C’était un lieu de passage en attendant la terre de Canaan. Mais ce n’était pas leur destination, plutôt un processus pour arriver à un autre monde. Quand je parle d’un autre monde, en réalité je ne parle pas d’un lieu. Je parle d’autres idées, d’autre temps, d’autres façons de faire. J’essaie de vivre bien le monde présent, de façon sérieuse, mais ce monde-là n’est pas le plus important. L’autre monde est un endroit où je dois aller, je me dirige vers lui. Est-ce le lieu de départ ? Je ne sais pas. Pourtant le monde actuel n’est pas ma destination.

J’essaie de vivre en faisant de mon mieux, parce que je dois résister au monde présent, parce que je dois passer par ce monde pour me rendre dans l’autre monde. C’est une de mes pensées habituelles dans mon séjour aixois : les touristes vont librement dans Aix et les habitants aixois vivent stablement. Mais il existe une situation où nous ne sommes ni touriste ni habitant. C’est le cas du résident provisoire et son statut ambigu : ni libre ni stable parce qu’il n’habite pas la ville en permanence. Dans un passage de la Bible, Abraham perd sa femme et il souffre pour l’enterrer. Il a passé 60 ans sur la même terre mais malgré lui, il n’a pas trouvé un mètre carré de terre pour enterrer sa femme. Cette situation me fait beaucoup penser à la situation des résidents provisoires. C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à m’installer quelque part, à  m’accrocher à quelque chose.

En principe, ce monde sert la volonté de Dieu, de façon générale, mais malgré tout, ce sont les individus qui font leur choix. Et doivent prendre leurs responsabilités face à ces choix. Pour moi, l’univers et le cadre fondamental des êtres humains sont dans les mains de Dieu.  Et chaque individu y participe, chacun dans son rôle, par la liberté qui nous est confiée. Ainsi, nous menons notre vie, à notre insu, dans le grand cadre conçu par Dieu. Certains d’entre nous sont des outils au service du Bien et d’autres au service du Mal. Mais il est difficile de se rendre compte de cette situation. Par ma foi, j’accepte l’influence de Dieu dans ma vie. Cette foi fait naître la volonté de vivre en suivant la volonté de Dieu et de sa Parole. Parce que j’e suis choisi par Dieu. Mais cette idée n’est pas applicable à tous les niveaux. Au dernier moment de sa vie, Jésus a dit qu’il partait au moment qui avait été prévu dans sa vie, en disant qu’il était sûr que ceux qui le font mourir seront punis. Mon propre destin est déjà défini et malgré cela, les personnes qui participent de ce destin déjà défini, le font d’après un choix individuel. Ma foi me dit que j’ai été choisi par Dieu et que je dois vivre d’après la volonté de Dieu. »