Yeom Sang-seop (1800-1963) fut l’un des plus grands écrivains coréens, le père du naturalisme, sous l’occupation japonaise. Au début de ce mois d’avril 2014, il est assis sur un banc, avenue Jeongno, près de la place Gwanghwamun. Il semble accueillir le public devant l’une des entrées de la librairie Kyobo. L’après-midi est ensoleillée, la foule se presse, l’écrivain est à l’honneur pour son retour dans le quartier central de la ville. Il reconnaît parmi la foule, sa deuxième fille, une septuagénaire accompagnée de son fils. Yeon Sang-seop se souvient de son jeune temps, tandis qu’il faisait ses études à Tokyo, avant qu’il ne devienne cette statue de bronze nonchalamment assise en marge du trottoir. C’est une lettre qu’il écrit sous la plume du poète Kwak Hyo-hwan. Lettre du souvenir, lettre d’amour à son pays, à la littérature, à l’amitié. En à peine deux pages et demie, la lettre retrace une partie de l’histoire coréenne sous l’ère japonaise et expose au grand jour la poésie de Kwak Hyo-hwan. Ce vers, (faut-il l’appeler ainsi ?), nous tord les boyaux .
« Si je marchais en zigzaguant, ce n’est pas seulement à cause de l’ivresse, c’était ma manière oblique, timide, de résister à la dureté du monde et de l’époque. »
Kwak résume l’époque et la prolonge. La dureté des temps, on la retrouve dans la disparition de la pitmatgol, où nous ne pourrons plus jamais déguster haejangkuk, cette soupe mijotée au sang de bœuf séché. Cet appel du passé, cet appel au passé, n’est en rien chez le poète, ce regain de nostalgie quand l’âge vient. Il est appel au lien. Lien entre les pays, quand la frontière n’avait pas encore été inventée, lien entre les humains, avant que la géopolitique s’en mêle, lien entre les arbres et les fleurs que l’abeille industrieuse se charge de réunir. Mais plus que le « lien », c’est son synonyme « attache » qu’il convienne d’utiliser. La poésie de Kwak Hyo-han attache un pan de l’histoire à un autre, la Corée au Tibet, le Tibet à la Syrie, Jumong à Nuarchi, quelques arbustes qui « en petite colonie rêvent de former une forêt touffue. » Quand l’homme ne parvient pas s’endormir sur le haut plateau du Tibet, c’est aux enfants morts noyés du Sewol qu’il pense. Peu importe la chronologie des poèmes, leur ordre dans le recueil, il faut lire Kwak Hyo-hwan comme le poète de la totalité, celui qui ne sépare ni les territoires ni les hommes ni les fleurs ni les arbres. Mais relier, ce n’est pas dissoudre, ce n’est pas oublier d’où l’on vient. Le recueil exhale une odeur profonde de cour sombre, dans la maison traditionnelle coréenne, quand mère et grand-mère prenaient les enfants sur le dos pour « traverser la cour sous la voûte étoilée. »
Ce qui surgit immédiatement à la lecture des poèmes de ce recueil, c’est la façon dont Kwak Hyo-hwan fait intervenir le détail marginal dans le déroulement de la narration, puisque narration il y a. Ainsi « les nuits d’été souvent les hommes tardaient à rentrer […] quand le vent frais du soir alangui la cour et que la lampe repoussait l’obscurité dans les coins ». Les hommes peuvent bien renter tard la nuit, c’est « la lampe qui repoussait l’obscurité dans les coins » qui retient l’attention et fait se lever le regard vers un ailleurs, que l’on a sans doute connu, autrefois ; et plus loin tandis qu’est décrite l’ambiance d’une soirée ordinaire voilà que « l’obscurité s’épaississait en même temps que la brume ». Nul appesantissement dans la phrase princeps, c’est le détail qui nous renvoie à la volatilité des situations, à la légèreté du regard, à la peur, que l’enfant commue en un éclair de mémoire.
Magnifiques poèmes sur les jours de l’enfance et le temps qui fuit. La nostalgie étreint le lecteur, car lui aussi a connu les jours de peurs, non pas de ces peurs qui effraient le jeune enfant dans son lit, la nuit venue, mais la peur sans nom d’un temps que l’on sait en train de fuir. Un temps impossible à fixer et par cette impossibilité même, l’impossibilité de nommer la peur. Sans nom, la peur reste peur. Kwak Hyo-hwan est le poète du temps retenu. Parce que la poésie sert à fixer le temps. Et à abolir les frontières. Chine, Manchourie, Syrie, Corée du Nord, la promenade commémorative est sans fin. Chaque bois traversé, chaque montagne gravie, chaque champ parcouru invitent à la remémoration, à la lutte contre l’oubli. Les racines puissamment coréennes du poète l’amènent à une conception élargie de l’espace, des cultures, et du Sentiment, si cher aux Coréens.
La poésie ravive la belle formule « entrer profondément dans le cœur » (마음에 쏙 들다). Le poète invite à la mémoire. La sienne, la nôtre, la tienne…, pour rester dans le fil du titre, cette mémoire qui nous rendit humains, nous débarrassa des restes de notre petitesse. À cœur vaillant rien ne résiste.
Poésie entre contemplation, inaction et lassitude de l’inaction. C’est qu’entre temps « les feuilles vertes fléchissent ». Le poète a-t-il le devoir d’agir même si « je suis resté immobile trop longtemps ». Car pour accompagner le cycle des saisons auxquelles le poète est si sensible pour rester dans le chemin tracé par Jumong, Gengis Khan, et plus loin les Nguyen, les Tang, les Hoan, pour ne point les laisser s’échapper, le poète doit agir. Il a raison de dire qu’il est resté trop longtemps immobile.
Une messagerie qu’il redécouvre, une chanson qui l’énerve, un article de journal qu’il ne parvient pas à achever de lire, jusqu’au livre que les enfants ne lisent plus : « Proust navigue dans la mer de Google». Le poète n’épargne rien, ni de ses colères ni de ses regrets, mais il ne s’étend jamais, car aussitôt la nature reprend le dessus « il faut connaître la profondeur d’une rizière ». L’absence de réponse ne laisse pas le lecteur tranquille.
Et ce dernier appel, à l’absence :
À vous qui êtes devenus inaccessible
Je tends ma main aussi loin que je peux
Vers la vôtre aussi vide que la mienne
Je songe au manque qui pèse
Aussi lourdement que la verdure
Met d’énergie à s’épanouir.
Le recueil est présenté par J.M.G Le Clezio, fin connaisseur et amoureux de la Corée. Et comme toujours, la traduction/translation de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet est magnifique.
Et toi…
KWAK Hyo-hwan
Traduit du coréen par CHOI Mikyung et Jean-Noël JUTTET
Philippe Rey éditeur, 160 pages, 18€
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