Les éditions Philippe Doucey délivre à nouveau un joli recueil d’un poète qu’il faut absolument découvrir, Eom Won-tae, traduit par l’infatigable Kim Hyun-ja dans une version bilingue ô combien appréciable.
La poésie d’Eom Won-tae fait de son corps le réceptacle d’une cosmogonie qu’il veut inachevé, toujours ouvert, toujours disponible. Poète saisi tôt par la maladie, il tisse entre ses organes et l’univers un lien indissoluble que l’Extrême-Orient symbolise dans la création du monde. Chaque chose est animée du souffle primordial, chaque organe est vécu non comme la pièce d’un ensemble mais comme l’hôte de l’énergie cosmique en mouvement. Mais il faut oublier la maladie du poète et lire le poème pour ce qu’il est. Alors, la douleur que l’on on peut lire, nous la ressentons, non pas à l’égal du poète, celle-ci lui appartient, mais comme la douleur universelle de tout partage de la souffrance. Le poète regarde sa douleur en même temps qu’il regarde son corps et ce corps se confond avec la douleur. Corps et douleur confondus non dans la perspective d’un impossible dépassement – la douleur est toujours là pour se rappeler à vous – mais dans une transcendance qui n’appartient qu’à ceux qui souffrent.
L’espérance vespérale ne quitte pas celui qui attend, « l’heure où les enfants du quartier, qui jouaient, ne savaient plus quoi faire, le ventre creux ». Pas d’espace entre l’organe et le temps, entre le corps et le ressenti, chaque seconde, chaque lieu ramène le corps à la sensation qu’il ne faut pas oublier : Six heures du soir me rend visite à moi aussi.
C’est dans l’infini des choses que l’on trouve la force d’avancer malgré l’adversité, la maladie et l’âge qui vient. Il faut lire ce beau poème Pour un vieux ventilateur, un produit du Japon qui arrive dans la famille et devient la mesure du temps, la tante partie émigrer, la chienne dont « le cœur est plus grand que celui de la plupart des humains » et ce ventilateur arrivant à l’extrême vieillesse, du moins on le croit, marque le temps qui passe, pousse un grognement pour qu’on le traite avec douceur, annonce une mort prochaine, qu’on ne veut pas croire et pourtant…
C’est dans le poème Ma maladie, une ironie du désir que l’on saisit le mieux un autre versant de la poésie d’Eom Won-tae. Le désir qu’il éprouve, aussitôt combattu par la maladie, lui donne l’occasion d’étendre à l’universel son ressenti :
Cependant, je prononce ce mot : j’ai envie de manger !
Aujourd’hui nombreux sont les dirigeants paniqués,
dans l’embarras,
boursouflés, près de s’éclater à force de se gonfler
Je l’ai diagnostique avec audace – perte de la fonction
d’évacuation du désir !
Plus on est bouffi plus on a soif sans fin,
ainsi boit-on et mange encore davantage !
Comparer, non plus plutôt mettre sur le même plan l’impuissance – l’insuffisance rénale chronique avec le désir de boire et de manger, pour conclure qu’au fond il s’agit d’une allégorie. Le corps gonfle au fur et à mesure que le désir de boire grandit. Et le désir ne cesse de grandir pour s’étendre à d’autres sphères, à d’autres hommes et devenir la maladie universelle.
Voilà qu’une lycéenne veut aborder la question de la poésie de façon extérieure, sans l’appui de l’expérience, et Eom Won-tae conclut qu’il a dépassé le stade de l’allégorie pour aller vers l’expérience concrète. Mais cette expérience-là, au lieu de la personnaliser, il l’étend et l’universalise, nous embarquant inévitablement dans son ressenti de l’expérience que, comme la jeune lycéenne, nous ne pouvons qu’effleurer.
Eom Bung-hun (né en 1955), connu sous son nom de plume Eom Won-tae, est un poète sud-coréen, né à Daegu. Il lutte contre la maladie depuis 25 ans, mais continue à écrire une poésie introspective sur la vie et de la mort. Son monde poétique part du regard sur sa propre douleur existentielle pour l’étendre à la compréhension de la société contemporaine. Sur la vie d’abord :
Toute vie est un hasard
Pourtant mes yeux ont vu trop de choses
Pour vivre comme un simple visiteur
Il ne faut pas compter sur le retrait du poète que la maladie pourrait justifier :
Cependant cette vie unique de l’ici et maintenant
Valait dans l’ensemble la peine d’être vécue
Quand bien même le destin des hommes jamais n’aboutira :
Il y a en bordure de la route des arbres tordus comme
s’ils s’ennuyaient
Plus nombreux que ces arbres, il y a des gens désœuvrés
Et encore plus nombreux que ces gens, il y a les jours
ordinaires qui se succèdent, interminablement
Par-delà la douleur qui vrille le corps, vrille le désir, avant de l’aviver, la poésie de Eom Won-tae est une ode à la vie, une ode à la société des hommes.
Dans une région obscure
EOM Won-tae
Traduit du coréen par KIM Hyun-ja
Bruno Doucey, 2023
160 pages, 16€
Merci pour cet article. Quelle poésie! hâte de la lire!