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Demain est un autre jour

Keum Suk Gendry-Kim témoigne de l’expérience douloureuse qui réduit le désir d’enfant à une injonction culturelle qui culpabilise les femmes.

Dans Demain est un autre jour, les lecteurs et lectrices retrouveront avec bonheur la richesse graphique narrative caractéristique de Keum Suk Gendry-Kim – qu’elle met en œuvre en utilisant une nouvelle fois la matière autobiographique au service d’une fiction soignée sur un thème sociétal à la fois intemporel et universel, coréen et individuel.  

En huit chapitres dominés par un camaïeu de gris né de sa maîtrise de l’encre, Keum Suk Gendry-Kim aborde l’injonction d’enfanter en Corée. Au début de la trentaine, le couple de Bada et San est brutalement confronté à la nécessité de réfléchir à la conception d’un enfant. Chacun est pourtant bien occupé à construire et à sécuriser sa vie professionnelle – Bada est dessinatrice et San musicien – et son indépendance financière, toutes deux nécessaires à l’équilibre du couple, dans une Corée qui fait la course à la réussite au début des années 2000.

©KS Gendry-Kim / Futuropolis, 2023

Pour autant, « Faire des enfants est un devoir », « Sans enfant, la vie n’a pas de sens », voilà ce que répète sans cesse la vieille mère de Bada quand celle-ci vient la voir. Cet automne-là, le ginko n’a pas donné de fruits : son armure défeuillée s’étire sur la hauteur de la page, symbole de promesses non tenues. Bada proteste : elle n’est pas un arbre fruitier. Mais la mère de San voudrait bien aussi pouvoir se vanter d’avoir des petits-enfants. Ainsi poussés par le temps qui passe, les attentes qui se muent en requêtes pressantes, Bada et San s’emploient à concevoir. Las, la nature n’est pas toujours aux ordres, et bien vite l’avis médical sans appel est craché par une bouche grande ouverte et agressive en pleine page : « Vous êtes infertiles ». Le choix de l’illustration de couverture en couleurs s’explique soudain : Bada y apparaît prostrée en chien de fusil, environnée de feuillages rouges comme le sang menstruel, comme le témoignage de la détresse qui s’empare de la jeune femme.

Commence alors le parcours de la combattante. Car si Keum Suk Gendry-Kim ne néglige pas le personnage de San et sa relation avec son propre père, c’est tout de même le personnage de Bada qui endosse la responsabilité d’une perpétuation obligatoire, la corvée et la blessure d’un traitement lourd et douloureux, et la culpabilité des échecs répétés. Ainsi en est-il pour de nombreuses femmes dans le monde, dont le couple a la possibilité du recours à la PMA. Le récit, toujours à l’encre noire, fait alterner la narration en vignettes cadrées, et l’évocation, vignettes sans cadre, qui débordent parfois jusqu’à occuper la pleine page. L’encre imprègne alors souvent le papier comme le souvenir douloureux submerge la conscience. Un processus narratif où réalisme et symbolisme se chevauchent, déjà utilisé par l’artiste, qui s’impose comme un rythme dans ce titre-ci. Les silhouettes de Bada prostrée, empreintes sombres sur le buvard, se bousculent, se renversent pour dire le désarroi et la peine. Sur une pleine page, le couple est désemparé au sens propre : des effets de papier froissé expriment symboliquement la conséquence destructrice de cette crise sur leur relation.

© Keum Suk Gendry-Kim / Futuropolis, 2023.

Le printemps se passe avec, en introduction, Bada en fleur de magnolia épanouie, symbole de son espoir, puis la mise en abyme du sujet symbolisé par une vignette la représentant en train de dessiner. La représentation glaçante des instruments du protocole, des vues en gros plan de Bada s’injectant elle-même le traitement, subissant l’insémination comme une grenouille écartelée, l’ensemble évoque une forme de martyre qui lui rappelle finalement sa sœur Haeja, diabétique et décédée à trente ans des suites d’un enfantement à risque. Un portrait poignant et violent de Haeja évoque la torture de la douleur telle que la représenta aussi Frieda Kahlo. Tiraillée entre l’intransigeante réalité et son inconscient qui s’exprime tout aussi violemment, malgré l’amour de San et les moments de bonheur affichés sur toute la largeur de très belles doubles pages, Bada s’épuise.

Pour la lectrice, le paradoxe est grand ici entre une injonction universelle patriarcale, machiste et conservatrice, et la coutume coréenne d’abandonner les enfants non désirés ou devenus indésirables. Mais qui s’explique aussi par la très laborieuse ouverture à la contraception, et la légalisation récente de l’avortement : seul ce dernier est abordé dans l’ouvrage, comme l’unique possibilité de libérer l’amie de Bada d’un avenir contraint par une « parentalité non désirée ». Est-ce le déclic qui fera évoluer Bada vers la prise de conscience de son objectivation par son entourage ?

© Keum Suk Gendry-Kim / Futuropolis, 2023

Keum Suk Gendry-Kim laisse le temps faire son œuvre. Pour l’épilogue, elle choisit de s’exprimer en couleurs, une innovation me semble-t-il dans son travail. La mer et le ciel se confondent dans des tons de bleus et de vert lumineux, pour évoquer l’île de Jeju comme un petit paradis ensoleillé et fleuri. Bercée par le roulis des vagues, apaisée par la chaleur du soleil, la vie semble avoir renoué avec le bonheur. Apparaît alors un grand jeune homme : c’est le fils de Haeja, qui avait disparu de la vie de Bada après la mort de sa très jeune maman… Les enfants à aimer ne sont pas toujours à concevoir semble conclure Keum Suk Gendry-Kim.

Un nouvel opus qui confirme les grandes qualités de conteuse de Keum Suk Gendry-Kim, en osmose avec son talent graphique particulièrement expressif et sensible.


Demain est un autre jour
Keum Suk GENDRY-KIM
Éditions Futuropolis, 2023, 26€

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.

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