Selon le rapport 2023 du Forum économique mondial, sur 146 pays, la Corée du Sud se situe au 105e rang en termes de parité des genres. Ce chiffre peu glorieux qui vient ternir l’image soignée de la 13e puissance économique mondial, prend racine dans les origines néo-confucéennes de la Corée. Issu du modèle chinois, ce courant philosophique et moral prône une organisation patriarcale et verticale du monde qui place les hommes, maris, père et fils, au-dessus des femmes. L’image traditionnelle de la femme coréenne a donc longtemps été celle de la mère au foyer qui s’occupe de la maison et des enfants tout en étant au service de son mari. Néanmoins, en 2023 ce modèle de représentation archaïque des femmes semble avoir été renversé : les visages sculpturaux des actrices de kdrama et les corps sexy des chanteuses de kpop supplantent les silhouettes des infatigables halmeoni incarnant l’histoire passée. Ces jeunes femmes coréennes, visibles partout, sont devenues grâce à la hallyu le nouveau visage de la Corée. Cependant, tandis que leurs images nous parviennent clairement, leurs voix semblent inaudibles ou étouffées. Pour nous les faire parvenir, Keulmadang et Decrescenzo éditeurs propose depuis le mois d’octobre le sixième numéro de sa revue, intitulé : « Elles, coréennes ». Derrières les visages ombrés des femmes de la couverture, les auteures de ce numéro et leurs intercesseurs nous invitent à découvrir les femmes qui font la richesse et la particularité de l’histoire et de la littérature coréennes.
Bien que le monde littéraire coréen soit encore largement dominé par les hommes, on observe depuis quelques années en Corée un accroissement significatif du nombre d’auteures au succès retentissant. En tête de ce numéro, l’autrice Choe Yun met en lien ces avènements avec le développement du féminisme. Dans les années 70 et 80, les femmes coréennes ont commencé à remettre ouvertement en question l’ordre social dans lequel elles étaient maintenues. En investissant ce domaine public qu’est la littérature, elles ont inscrit leurs histoires personnelles dans la grande histoire du pays et leurs voix sont venues enrichir et nuancer les discours des hommes qui avaient jusqu’ici le monopole de la parole.
Dans ce même numéro, l’auteure Lee Hong s’intéresse au destin de ces femmes qu’elle appelle « transformatrices » et nous décrit la manière dont elles se sont affranchies de la domination masculine, au risque d’être marginalisées. À sa suite, Jeong Myeong-Kyo et Claire Sebahoun interprètent chacun à leur tour les poèmes à la fois lyriques et prosaïques de Kim Hye-Soon en insistant sur le sujet de l’enfermement qui semble être un des principaux symptômes du mal patriarcal. Ils dressent ainsi un portrait critique et transculturel de la condition des femmes coréennes en la mettant en lien avec la littérature féminine mondiale. Diana Budeanu conclut cette première partie de la revue en évoquant les thèmes de l’altérité et du conformisme par le biais de deux des plus grands succès de la littérature coréenne contemporaine : La Végétarienne de Han Kang et Kim Ji-hyun, née en 1982 de Cho Nam-joo.
Dans la deuxième partie d’ Elles, coréennes, le lecteur est invité à la rencontre de plusieurs de ces femmes qui témoignent de leurs incroyables parcours de vie ; parmi elles : Seh Lynn et Park Ji hyun, respectivement Sud-coréenne et Nord-coréenne, Juliette Morillot et Halmeoni, une française et une ancienne femme de réconfort, et Laure Mi Hyun Croset, une écrivaine suisse d’origine coréenne. Ces dernières témoignent du concept de sororité et du besoin naturel de communauté qui semblent capables de mettre à distance les sentiments de marginalité et d’altérité évoqués précédemment.
Après cet éloge de la différence à même de redonner espoir à tous les parias, qui peuvent ici faire l’expérience du pouvoir cohésif de la littérature, le lecteur est amené, dans la troisième partie de la revue, à repenser la notion d’identité. Dans leurs trois interviews, les auteures Chae-young, Pracca Soo-Ja et Kim Cho-yeop évoquent la dimension cathartique de la littérature qui est à la fois expérience du monde et expérience de soi. Par le biais de la textanalyse, Chae-young remet en question les liens supposés entre identité féminine, écriture et traduction tandis que Pracca Soo-Ja, évoque le pouvoir introspectif de l’écriture qui lui a permis de se connaitre en tant qu’individu. De son côté, l’auteure Kim Cho-yeop nous raconte la manière dont elle a redessiné les limites du genre de la science-fiction et comment, en incorporant dans ce genre littéraire traditionnellement masculin un peu de sa féminité, elle a pu créer un lieu universel.
Enfin, dans la dernière partie de ce numéro, l’équipe de Keulmadang propose de s’aventurer du côté d’autres genres artistiques modernes comme les webtoon et la kpop. Ces deux genres, très populaires chez les jeunes, ont longtemps véhiculé une image stéréotypée des femmes. En les présentant comme des objets de désir, des personnages soumis ou aguicheurs, subordonnés aux sujets masculins, ils ont souvent participé à leur stigmatisation. Or, depuis peu, de nouveaux modèles féminins émergent et plusieurs artistes s’émancipent des dispositifs systémiques dans lesquels on les a longtemps enfermées. C’est le cas de la chanteuse Jeon Soyeon, leader et parolière du groupe (G)I-DLE, mais aussi de certaines héroïnes de webtoon comme Adriane du célèbre I’m a queen in this life, qui se présentent toutes deux comme des femmes fortes et indépendantes. Face à de tels bouleversements, certains hommes comme le prolifique cinéaste Hong Sang Soo, leur emboitent le pas et repensent leur système de représentation. Dans ses derniers films, que ce soit La femme qui s’est enfuie, Juste sous vos yeux ou La romancière, le film et le heureux hasard, les femmes sont des personnages principaux actifs et autonomes, et deviennent le prisme par lequel le réalisateur et par extension le spectateur, perçoivent le monde et les hommes.
Pour conclure ce sixième numéro de la revue Keulmadang, Joo Su-yuong propose finalement de se retourner sur le destin doux-amer de la première chanteuse de pansori Jin Chae-son dont le talent sans égal était reconnu mais que sa condition de femme écrasait, à une époque où seuls les hommes avaient accès au rang d’artiste. Figure de proue du mouvement de féminisation du monde artistique, sa voix résonne encore entre les pages de la revue Keulmadang, véritable chambre d’écho pour ces artistes coréennes qui ne demandent qu’à être entendues et reconnues.
ELLES, Coréennes
Revue Keulmadang, n°6
Decrescenzo éditeurs, novembre 2023
150 pages, 14€
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