En marge de la Corée contemporaine, il existe depuis 2013 une agence de voyage appelée La Jungle. Imaginée par l’autrice sud-coréenne Yun Ko-Eun dans son roman Les Touristes du désastre, cette grande entreprise est spécialisée dans le « tourisme macabre ». Plutôt que de visiter la tour Eiffel, les pyramides d’Egypte ou le Machu Picchu, ses adeptes explorent les vestiges des pires catastrophes écologiques et humanitaires de la planète.
Depuis leur tour de verre, les employés de la Jungle dont fait partie Yona, l’héroïne du roman, mettent en place des séjours internationaux pour les voyageurs coréens avides de sensations et d’émotions fortes. Après dix années de travail au sein de l’entreprise, Yona est une jeune femme isolée mise à mal par ses coéquipiers. Pour leur échapper sans perdre son poste, elle accepte de participer à un séjour mis en place par La Jungle sur l’île de Mui, au Sud du Vietnam. Chargée d’évaluer la qualité des services proposés sur place, elle va découvrir au milieu du désert, une sombre doline renfermant les traces d’un terrible massacre. Loin de chez elle, encerclée par la mer et les dunes, Yona se laisse progressivement emportée dans les méandres de l’île et fait l’expérience des plus sombres aspects de l’humanité.
Les Touristes du désastre est un roman dystopique en bonne et due forme qui se sert de nos peurs et de nos désirs pour dresser un portrait critique de la société. Dès le début de son livre, l’autrice procède à un renversement carnavalesque de nos principes et de nos valeurs. Sous sa plume les enfants, figures d’innocence, deviennent des êtres cruels, les chefs deviennent esclaves et les vivants font les morts ; les hommes sont déshumanisés, présentés comme des marionnettes, des animaux ou de simples numéros ; le naturel et l’artificiel se confondent sous l’effet d’un capitalisme productiviste et sacrificiel. Personne ne semble pouvoir échapper à l’ombre de Mui, pas même le lecteur.
Il est en effet particulièrement difficile de relativiser un récit aussi fortement ancré dans la réalité. Bien que l’autrice critique subtilement le monde du travail en Corée à travers le motif de la jungle et souligne son caractère hostile et discriminant, cet ouvrage est avant tout une fable écologique qui nous alerte sur la crise climatique que nous sommes en train de vivre et dénonce l’impact néfaste de l’homme sur la nature. Inspirée par la ville de Mũi Né, située sur la côte est du Vietnam, l’île qui est au cœur du roman est le théâtre de catastrophes humaines et écologiques telles qu’on en apprend régulièrement à télévision, à la radio ou sur les réseaux sociaux.
« A la Nouvelle-Orléans, on pouvait voir les traces du passage d’un ouragan, en Nouvelle Zélande celles du séisme ayant fait crouler toute une ville. On pouvait faire à Tchernobyl l’expérience d’un village fantôme et d’une forêt rouge – conséquences de fuites radioactives-, de la réalité d’un désastre économique dans un bidonville brésilien, de l’effet de tsunamis au Sri Lanka, au Japon ou à Phuket, d’inondations catastrophiques au Pakistan. »
Grâce au miroir déformant de la fiction, Yun Ko-Eun fait de nous, lecteurs, des touristes du désastre. Que nous allions, comme certains, sur les ruines de Tchernobyl et de Fukushima, ou que nous lisions dans les journaux et sur les pages d’un livre les détails des dernières crises climatiques et humanitaires, nous sommes tous des témoins passifs de la violence humaine. La lecture de ce livre est une longue traversée dont le lecteur ne peut sortir indemne. Il met en doute notre moralité et provoque le malaise en dévoilant notre fascination pour le morbide et le sensationnel. Couronné du prix policier international CWA Dagger 2021, il s’inscrit dans la grande tradition du polar et des romans dystopiques coréens qui connaissent un succès grandissant. C’est une porte ouverte vers de nombreuses œuvres captivantes. De par sa fibre écologique et apocalyptique, il rappelle la nouvelle « Les Goliaths aquatiques » de Kim Ae-ran, et le roman La Serre du bout du monde de Kim Cho-Yeop, tandis que le concept de voyeurisme qui est au cœur du roman évoque la série Squid Game et la trilogie américaine Hunger Games. Enfin, comme tout bon roman dystopique, Les Touristes du désastre cache en son sein de belles références* au roman phare de George Orwell, 1984, que le lecteur pourra s’amuser à retrouver s’il ose s’aventurer sur l’île de Mui.
Les Touristes du désastre
YUN Ko-eun
Traduction du coréen par JEONG Jin-Eun & Jacques BATILLIOT
Éditions La Croisée, 2021
284 pages, 20€