Ce qui compte, c’est la douceur du présent et le rêve de cette nuit.
Le Grand magasin des rêves, Lee Mi-ye, p.118
Dans une métropole aux rues impeccables, foulées par le pas nu et mécanique de dormeurs en chemise de nuit, se dresse un édifice aux accents de Samaritaine éthérée. Le magasin déployé sur quatre étages propose chaque jour des milliers de nouvelles boîtes empilées, étiquetées Revoir un vieil ami, Sept jours au Tibet, Se transformer en aigle et sauter d’une falaise, et autres scénarios en édition limitée, œuvres de l’esprit prolifique d’auteurs et autrices fantaisistes encensés par la foule.
Nombreuses sont les résonances familières avec Au Bonheur des Dames dans ce roman qui suit un schéma linéaire s’étendant sur une période d’environ un an. Il débute alors que la jeune Penny vient d’être embauchée à la réception du magasin et nous escorte dans la découverte de cette entreprise minutieusement régentée. La narration prendrait presque la forme d’un bréviaire du commerce du rêve, évoquant tour à tour le système d’embauche, les commandes non honorées par les acheteurs, les stratégies de fidélisation au moyen d’une « balance à paupières » – un artefact tout droit sortie d’un roman perdu de Boris Vian –, les services annexes de réalisation sur mesure et le paiement par émotions différées. À la tête de cette institution, le dandy Dollagoot, confluence subtile d’Octave Mouret et de Willy Wonka, est un spéculateur du rêve à l’esprit foisonnant d’idées nouvelles. Il distribue généreusement lait aux oignons pour garantir un sommeil profond, cookies apaisants pour le corps et l’esprit et limonade bleu clair assaisonnée de deux gouttes de Curiosité à ses clients avides. Le Grand Magasin des Rêves ne relève toutefois pas du roman expérimental dans son acception la plus zolienne ; les frasques sont légères et l’intrigue une contemplation paisible servie dans une langue nue.
– Chers amis dormeurs, que diriez-vous de Revoir un vieil ami ? Hâtez-vous, il ne reste qu’un seul exemplaire de ce rêve, au rayon Souvenirs, au premier étage. Pardon ? Quel ami revoir ? Franchement, je n’en sais rien, un ami d’enfance que vous avez gardé dans votre mémoire…
Le Grand magasin des rêves, Lee Mi-ye, p.37
Dès les premières pages, on déduit des principes de commercialisation des rêves une réfutation de l’assertion de Borges : « Dormir est se distraire de l’univers* ». La genèse du magasin prend sa source dans un conte folklorique qui raconte comment le dieu du Temps a confié à l’un de ses disciples la responsabilité de maintenir les ombres des dormeurs éveillées, de sorte que leur acuité soit maintenue quand ils dorment. Ainsi « le souvenir de ce que leur ombre a vécu pendant leur sommeil permettra de raffermir l’esprit de ceux qui ont le cœur sensible » (p.18) et assistera les plus intrépides dans le rappel d’enseignements essentiels le jour suivant. Lorsque Penny est interrogée sur ses motivations à être embauchée par Monsieur Dollagoot, elle retient son attention en comprenant l’interaction nécessaire entre tous les pans de la conscience, déclarant que le Grand Magasin fait rêver « juste ce qu’il faut » (p.30). Une dynamique similaire s’observe dans l’interprétation spirituelle que font les Mandingues d’Afrique de l’Ouest de la nature des rêves, selon laquelle chaque individu abrite en lui un double qui demeure éveillé pendant notre sommeil : le daméléké. Lorsqu’un rêveur rencontre un personnage en songe, il s’agit du daméléké d’une autre personne bien réelle. Lorsqu’il rêve à un lieu, c’est que son daméléké s’y trouve au même instant.
Toute l’originalité de l’écriture de Lee Mi-ye réside dans son incarnation de la symbiose entre les pans de la conscience. Lorsqu’on referme ce livre, il est difficile d’affirmer si c’est une fantasy propice à prendre vie sous le pinceau de Hayao Miyazaki, le songe lucide de l’un des clients de Dollagoot dans lequel on se serait immiscé pour y assister passivement, ou encore une vision éphémère sortie de notre propre rêverie, tant les épisodes fugaces se confondent. Le temps semble suspendu dans un éternel présent, dans l’interstice liminal entre la veille et le sommeil, le conscient et le subconscient. Le rêve devient un portail vers une vérité feutrée que les dormeurs apprivoisent au fil des nuits, certains durement, comme ceux qui, en quête de guérison, se confrontent à la série Rêves pour surmonter un traumatisme composée par Maxim le Reclus.
En paiement d’un Rêve pour surmonter un traumatisme, une grande quantité
Le Grand magasin des rêves, Lee Mi-ye, p.145
de Confiance en soi a été encaissée.
En paiement d’un Rêve pour surmonter un traumatisme, une grande quantité
d’Estime de soi a été encaissée.
Au fil de cette lecture de coton, la richesse créative semble parfois offrir des promesses d’exploration plus profondes, mais reste souvent en surface, préférant des conclusions sans heurt, s’affranchissant des tensions au profit d’un schéma narratif plus convenu.
Ce roman ne fait pas la promesse de livrer un manuel d’oniromancie, pas plus que l’autoportrait d’une société coréenne plus que jamais en proie à l’insomnie, et si le lecteur veut pénétrer les rouages de la manipulation du subconscient collectif, il lui faudra plutôt lire Le palais des rêves, chef-d’œuvre d’Ismaïl Kadaré. Mais Le Grand Magasin des rêves est un roman rare de fraîcheur car il refuse de pousser au vice du soupçon. Il invite notre esprit à retirer ses souliers pour le parcourir en chaussettes, un verre de limonade bleu clair dans la main.
Le Grand Magasin des Rêves
Lee Mi-ye
Traduit du coréen par Choi Kyungran et Pierre Bisiou
Picquier, 2023
304 pages, 22€
2 commentaires