Après le travail de Claude Monet en peinture, de Jean-Sébastien Bach en musique et de Raymond Queneau en littérature, au XXIème siècle, le cinéma accueille un nouveau maître dans l’art de la variation. Depuis son premier film, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, en 1996, Hong Sang-soo raconte une histoire qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre.
À partir de ses thèmes de prédilection que sont l’amour, le cinéma et le bonheur, et avec le soutien de son cercle d’acteurs favoris, il nous propose des films toujours simples et contemplatifs qui mettent en lumière sa vie personnelle et le quotidien discret de personnes ordinaires. Dans le cadre souvent tranquille et intimiste d’un appartement, d’un cinéma ou d’un café, il déroule des discussions sans grands enjeux dans lesquels se mélangent subtilement les ambitions des uns et les sentiments des autres.
Walk Up, ou Tab 탑 en coréen, ne déroge pas à la règle et reprend ses motifs préférés. Comme son précédent film La Romancière, le Film et l’Heureux Hasard, c’est une œuvre en noir et blanc, étonnamment lumineuse. On y retrouve ses acteurs fétiches, dont son double au cinéma, Kwon Hae-hyo, qui apparaît une nouvelle fois sous les traits d’un réalisateur à succès, ainsi que l’actrice Lee Hye-young qui perd ici un peu de sa superbe pour incarner une décoratrice d’intérieur aussi généreuse qu’oppressante. Après plusieurs années sans se voir, les deux personnages amis se retrouvent par le biais de la fille du réalisateur (Park Mi-so) qui souhaite être formée par la décoratrice. Comme son nom l’indique, Walk Up est un film-immeuble à la structure fragmentée, qui se déroule en cinq temps et sur quatre paliers. Chacun de ces étages représentent des périodes de la vie du réalisateur Byung-soo qui évolue mystérieusement dans ce petit immeuble privilégié de Gangnam.
Le premier quart du film marque le premier niveau de narration ; c’est le récit cadre dans lequel seront enchâssées les aventures du réalisateur. Après une scène de retrouvailles dans la rue, et une rapide visite des lieux, les trois personnages principaux se retrouvent au sous-sol dans l’atelier d’artiste de Madame Kim. Commence alors un étrange jeu de chaises musicales. Comme souvent chez Hong Sang-soo, les personnages s’attablent pour boire et, tantôt timides, tantôt entreprenants, se laissent aller à de grandes discussions sur leur carrière et leurs relations. Dans ce décor intimiste, Kwon Hae-hyo se met alors à jouer de la guitare, dans une brève variation de son personnage de Jae-won de Juste sous vos yeux. Puis, rattrapé par son travail, il sort de scène laissant sa fille et la décoratrice en tête à tête. Dans son dos elles discuteront de sa personnalité et dessineront les contours de l’homme lâche et inconstant auquel l’acteur prête souvent ses traits. Elles mettront alors en lumière un des principaux sujets du film : celui des faux-semblants dans le milieu artistique, un thème qui avait déjà été abordé par un serveur joué par Shin Seok-ho.
La sortie de scène de la fille du réalisateur, ouvrira ensuite un second chapitre du film. Se fondant dans le précédent, il commence avec le retour de Byung-soo, quelques mois ou quelques années plus tard, et continue au deuxième étage du bâtiment dans le restaurant d’une cheffe incarnée par l’actrice Song Sun-mi. Dans une scène à contre-jour, rappelant son repas avec le personnage de Kim Min-hee dans La Femme qui s’est enfuie, la cheffe complimente le réalisateur sur ses films et, tout en insistant sur leur caractère comique, lui demande de ne jamais arrêter d’en faire. Tandis que la décoratrice qui les accompagnait part à la recherche d’une bouteille d’alcool, toujours manquant chez Hong Sang-soo, les deux personnages laissés seuls se rapprochent et se séduisent. Au cœur d’un espace blanc saturé de lumière, ils profitent de l’éternel après-midi des films de Hong Sang-soo en se flattant mutuellement.
Métadiscours ou introspection critique et ironique, cette scène entrecoupée de rires et de larmes témoigne de l’autodérision habituelle de Hong Sang-soo et donne le ton du chapitre suivant. Ce dernier met en scène les deux mêmes personnages, en couple, habitant dans le premier appartement de l’immeuble. Dans ce décor design et bourgeois, la caméra toujours fixe de Hong Sang-soo filme quelques scènes de ménages et autres fragments du quotidien déceptif des deux amants. Tandis que le prosaïque prend le pas sur l’artistique, cette partie du film, beaucoup plus sombre, voit disparaître le thème du cinéma : ironiquement, une fois en couple avec son admiratrice le réalisateur a pris sa retraite. Le caractère absurde de leurs conversations traduit le sentiment de désillusion des personnages qui discutent désormais de salade, de jalousie et de fuite d’eau. Désœuvré et prisonnier de son appartement, incapable de créer de nouveau, le réalisateur apparaît comme dépressif ; recroquevillé comme un enfant sur son lit, il se lamente et rêve de solitude. À travers la caméra d’un réalisateur aussi autonome et prolifique que Hong Sang-soo, cette scène prend des airs de cauchemars et semble témoigner des difficultés de production auxquelles il a souvent été confronté. À ce titre, l’abandon est un thème récurrent du film ; il plane comme une menace au-dessus du réalisateur délaissé par sa première épouse qu’il trompait, puis par sa fille qui a elle-même abandonné sa carrière auprès de la décoratrice.
Néanmoins, le malheur n’étant jamais longtemps présent chez les personnages étonnamment nonchalants et résilients de Hong San-soo, le film ne tarde pas à changer de point de vue. Après cette pathétique crise identitaire et artistique, Hong Sang-soo imagine un quatrième chapitre du film, dans le dernier appartement de l’immeuble, sur le toit. Le réalisateur qui y habite est rejoint par une femme (Cho Yun-hee) inconnue jusqu’alors. Cette nouvelle variation du couple encore plus ironique que les autres est l’occasion pour Byung-soo d’oublier ses malheurs, d’assouvir ses pulsions charnelles et de se laisser aller à un nouveau régime alimentaire constitué de viande, de cigarettes et de ginseng. Entouré de toiles laissées par un jeune peintre raté dont il est la figure de substitution et accompagné de sa nouvelle conquête, il conclut le dernier volet du film sur le récit burlesque d’une apparition divine : en écho aux précédentes paroles de la cheffe, Dieu lui aurait demandé de créer de nouveaux films. Sur cette énième variation fabuleuse, le dernier couple part au restaurant et, une fois dans la rue, la femme sort de scène.
Cette chute au bas de l’immeuble clôt symboliquement le film qui profite de la solitude du réalisateur pour revenir en arrière et relier la scène d’extérieur de fin à celle du début. Byung-soo, qui fumait en attendant sa dernière femme, est rejoint par sa fille qui lui demande si son rendez-vous s’est bien passé et s’il est prêt à rentrer dans l’atelier d’artiste pour terminer son morceau de guitare.
À la fois comique et acerbe, ce dernier film de Hong Sang-soo semble finalement dresser un portrait critique de la bourgeoisie pincée de Gangnam et du milieu artistique coréen symbolisés à l’écran par l’immeuble et ses habitants. Dans ce décor calme et lumineux, le réalisateur expose, avec beaucoup d’autodérision et de tendresse, les défauts de ses personnages-compagnons, toujours trop humains, et nous livre un film aussi complexe qu’élégant. À l’instar de la plupart de ses œuvres, Walk Up est un film de début d’après-midi, dans lequel on s’installe paisiblement, et qui se déguste seul ou entre amis, comme un verre de vin.
Walk Up
Hong Sang-soo
Sortie le 21 février 2024
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