Tu n’as donc aucune pitié envers toi-même.
Lee Hee-young, Moi moi, p.111
Lorsqu’elles se réveillent à l’hôpital après un accident de bus, les âmes de Ryu et Suri sont séparées de leurs corps et les regardent s’animer, sortir de leurs lits et reprendre le cours de leurs vies comme si de rien n’était. Le chasseur d’âme chargé de les guider leur explique que les deux âmes ont une semaine pour réintégrer leurs corps ; si elles n’y parviennent pas, elles rejoindront l’au-delà tandis que leurs enveloppes charnelles poursuivront leurs vies sans elles. Les deux adolescents entament alors une longue introspection, essayant de comprendre la raison pour laquelle leurs corps refusent de s’ouvrir à eux.
Aux yeux de tous, Suri est la lycéenne parfaite. Ses notes sont les meilleures de sa classe, son compte Instagram est rempli de photographies esthétiques, son organisation minutieuse lui permet de maintenir un équilibre idéal entre ses études et sa vie sociale. Mais la perfection ne vient pas à Suri aussi naturellement qu’elle le laisse penser, et le rythme qu’elle s’impose lui demande des efforts et une concentration constante. Après l’accident de bus, le corps dénué d’âme peine à maintenir la cadence et triche à un devoir de lecture qu’il a oublié de faire. Horrifié par la malhonnêteté de ce geste, Suri craint que son corps ruine l’image de perfection qu’elle s’est acharnée à créer : pour éviter cela, elle doit reprendre le contrôle de son corps coute que coute.
À l’inverse, Ryu semble peu désireux de réintégrer sa vie. Un an avant l’accident de bus, Ryu a perdu son petit frère ; celui-ci, né avec un handicap dont on ne connait pas la nature, n’était pas censé survivre plus de dix ans et mourut peu après son quatorzième anniversaire. Ryu a vécu toute sa vie dans l’ombre du handicap de son frère, obligé de s’effacer pour que ses parents puissent se consacrer aux soins de l’enfant. Pire encore, la mère de Ryu lui a inculqué la conviction que chaque élan d’égoïsme ou de méchanceté risquait d’être puni par le ciel et d’aggraver la santé de son frère. « Si j’en venais à me bagarrer avec lui pour une broutille et que je le faisais saigner du nez, je risquais d’entamer la croyance de ma mère selon laquelle il fallait faire preuve de bienveillance dans la vie de tous les jours pour la guérison de son petit. » (p.83) Paralysé par cette idée, Ryu n’ose rien refuser aux autres et se laisse marcher dessus par son entourage.
Drastiquement opposés, ce sont les différences entre ces deux âmes qui parviendront à leur faire prendre du recul sur la vie qu’elles mènent et à réaliser pourquoi leurs corps ne veulent plus d’elles. Alors que Suri révèle le manque de confiance en elle qu’elle cache derrière son masque de perfection, Ryu fait face à sa culpabilité d’avoir ressenti du soulagement lors de la mort de son frère. Mais apprendre à se connaître soi-même ne suffit pas toujours, et rien n’affirme que Ryu et Suri parviendront à regagner leurs corps.
Roman d’apprentissage très introspectif, Moi moi est le premier texte de Lee Hee-young à paraître en français. Bien qu’écrit pour un jeune public, la force de ses personnages et l’intensité de la réflexion qu’ils mènent poussera aussi bien un adolescent qu’un adulte à s’interroger sur la différence entre le moi qu’il projette au monde et le moi qu’il écrase sans le réaliser.
Moi moi
Lee Hee-young
Traduit du coréen par LEE So-yeong et Crystel PINÇONNAT
Decrescenzo éditeurs, 2024
200 pages, 20,90€