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Intraitable

Un roman graphique de Choi Kyu sok, qui s’inspire des luttes sociales qui existent aussi en Corée du Sud, malgré l’héritage confucianiste, malgré l’écran de fumée que le soft power déploie comme un charme d’enchantement.

En 2015, lorsque le roman graphique paraît en Corée, Choi Kyu-sok l’auteur n’en est pas à son coup d’essai. Très connu en Corée, la satire sociale l’attire, et dès 2006 avec Le faux pigeon, il fait réfléchir le lecteur sur l’exclusion et le sort des SDF. En 2021, avec The Hellbound, il fait encore la preuve de sa remarquable maîtrise de la narration graphique, au service d’un scénario horrifique. En 2015, dans Intraitable, c’est tout un système qu’il révèle, enquêtant comme un véritable journaliste, à partir d’une histoire vraie.

Dans un quartier de Séoul, Lee Su-in, le nouveau chef de rayon Fruits et Légumes du supermarché Les Fourmis, est très policé. Sa retenue, sa maîtrise de soi ne le rendent pas plus sympathique aux yeux des employé.es. Mais Su-in est plus familier avec le grand patron, un homme venu de France pour vendre le concept de sa chaîne aux Coréens. Séduit par le parcours de ce jeune homme, ancien militaire, et qui parle un bon anglais, Gaston le prend sous son aile et l’utilise pour simuler la proximité avec le personnel. Cette complicité pourtant irrite le directeur du magasin, un ancien employé qui a gravi les échelons un à un et ne compte pas se faire évincer.

©Choi Kyu-sok/ Editions Rue de l’échiquier, 2019

Les plans de développement de l’enseigne vont servir ses desseins, et bientôt Lee Su-in est soumis à l’obligation d’influencer le personnel de son rayon pour le pousser à la démission, voire à la faute et au licenciement sec. Choqué par la méthode, Su-in se tourne d’abord vers ses pairs, les autres chefs de rayon, mais déçus par leurs réactions, il va se rapprocher du syndicat.

C’est par le biais d’un véritable avocat des causes perdues – « Salaires impayés, Accidents du travail, Renvois abusifs » telle est l’accroche qui figure sur sa carte – que Lee Su-in va s’initier à la lutte sociale. Peu à peu sensibilisé aux abus de l’exploitation des travailleurs dans son pays, y compris par cette marque étrangère à l’esprit colonialiste méprisant et autoritaire, le jeune cadre va s’impliquer dans l’action défensive, puis revendicative : l’auteur Choi Kyu-sok dépeint un monde du travail impitoyable, propre à toutes les combines, où les droits des travailleurs sont ignorés, bafoués, foulés au pied. Seul, Gu Go-sin, cet avocat secondé par des militants aguerris, tient tête et encourage, aide et forme tou.tes celles et ceux qui le souhaitent.

©Choi Kyu-sok/ Editions Rue de l’échiquier, 2019

Servi par un trait propre et net, où les contrastes du noir et blanc créent une atmosphère très réaliste, l’ensemble est une somme incontournable pour qui veut ouvrir les yeux, guidé par Choi Kyu-sok. Le dessinateur joue sur les expressions faciales, les regards en coin, les froncements de sourcils dans un très suggestif ballet de plans rapprochés, parfois resserrés par des cadres noirs épais. Ses personnages sont physiquement caractérisés pour ressembler à leur rôle dans l’histoire. Jouant avec le mouvement, le plan général introduit ou suit un personnage, le regard du lecteur étant, de ce fait, intégré à l’image. Les scènes d’affrontement entre les syndiqués et les nervis des patrons alternent les approches, pour suggérer la violence, le bruit, la peur et l’esprit de résistance aussi. Autant de techniques pour dynamiser la narration qui rebondit sans cesse, au rythme de la diversité de ces approches.

Au-delà de l’aide apportée aux employés de l’enseigne française, les combats de l’avocat Gu Go-sin permettent à l’auteur de témoigner de toutes sortes de conflits, de situations de déni de droits, ou de la précarité sociale de nombreux et surtout nombreuses employé.es ; Choi Kyu-sok fait de son personnage un guerrier de la lutte, issu des révoltes des années 1980 pendant lesquelles lui-même a payé au prix de sa santé. Dans le drama adapté du roman graphique, The Awl, « le poinçon », c’est le brillant acteur An Nae-sang qui interprète Gu Go-sin. Un avocat intraitable qui, tel un poinçon aiguisé, fait sauter sous la plume de Choi Kyu-sok les innombrables verrous qui maintiennent les travailleurs en état de servitude. Avec aussi Ji Hyun-woo dans le rôle de Lee Su-in, un homme élevé dans le respect de l’honnêteté et de la justice, qui déjà à l’académie militaire était l’empêcheur de tourner en rond, celui qui pouvait se dresser seul dans un mess bondé pour contester les pressions exercées sur les jeunes recrues.

Le roman graphique comme l’adaptation télévisée représentent un courant de création qui ne se résout pas à courber l’échine, même aveuglé par mille feux et cent mille paillettes. Mais l’image artificielle de la Corée véhiculée à l’étranger par le soft power est paradoxalement récupérée aujourd’hui par ceux-là même qu’il voulait faire oublier, puisque ceux qui luttent contre l’injustice ou l’autoritarisme entonnent un nouveau chant de résistance : « Into the new world » du groupe Girl’s generation. Comme les musiciens, les auteurs, les réalisateurs, marchent dans les pas de leurs prédécesseurs du vingtième siècle, Hwang Sok-yong, Cho Se-hui, Ch’oe-Yun, l’écrivain, poète et cinéaste Lee Chang-dong, et rappellent cette face occultée d’une Corée dure avec les travailleurs, avec les femmes ou encore avec les enfants, mais qui ne renoncent pas à se rassembler pour réclamer une société plus juste comme dans le roman graphique de Choi Kyu-sok.

Une série et un auteur à découvrir sans plus tarder.


Intraitable (6 tomes)
CHOI Kyu-sok
Rue de l’Échiquier, 2019

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.