Le titre pourrait paraître provocateur mais ce dernier roman graphique de l’autrice Keum Suk Gendry-Kim plutôt que polémique, est une tentative pour en finir avec la peur.
Autrice d’une œuvre où s’imbriquent grande histoire et histoire personnelle ou familiale, Keum Suk Gendry-Kim n’en a pas fini avec ses démons ; vivre dans l’île de Ganghwa toute proche de la frontière avec la République populaire démocratique de Corée, ou Corée du Nord, offre la possibilité de jolies balades avec ses chiens dans la montagne environnante, mais les tirs incessants dont on ne sait pas à l’avance s’ils sont d’essai ou de provocation belliciste, ne laissent pas d’alimenter son angoisse de la reprise de la guerre entre les deux régions fratricides et martyres tout à la fois .
Décidée à combattre ses peurs par la recherche d’informations, ainsi qu’il est important de le faire pour se préparer au pire dans toute situation à risque, la dessinatrice devient enquêtrice et se met en quête de réponses. L’ouvrage s’équilibre ainsi dans une distribution en chapitres où l’autrice intrique son propre témoignage de vie avec celui de l’histoire du dirigeant actuel nord-coréen, Kim Jong-Un. Un rapprochement essentiel dans sa démarche pour comprendre l’enchaînement des évènements, dont le titre Mon ami Kim Jong-Un pourrait être l’expression paradoxale.
Introduit par la magnifique image d’une silhouette féminine en train de courir qui chute brutalement dans le vide, pour réapparaître graphiquement « coupée en deux », comme la Corée elle-même, le reportage cumule une somme conséquente d’informations pour un lecteur novice en particulier, avec une volonté affichée d’analyse géopolitique. Les rencontres avec des journalistes, des chercheurs, et surtout Moon Jae-in, président de Corée du Sud de 2017 à 2022 qui a rencontré Kim Jong-77777-Un pour des discussions diplomatiques au moment où le jeune président nord-coréen dialoguait avec les États-Unis, forment un socle informationnel destiné à compenser si ce n’est neutraliser le poprécit autour du personnage énigmatique de Kim Jong-Un. Celui-ci est plutôt alimenté par les témoignages « directs » d’amis, de connaissances de l’entourage de la famille Kim, souvent mis en situation grâce à l’insertion du motif principal sur un fond gris clair représentant les décors fantomatiques des souvenirs, la monumentalité de Pyongyang, mais aussi les charniers de la guerre nucléaire à Hiroshima…
Opposer le pragmatisme à la passion voilà comment Keum Suk Gendry-Kim entend apaiser les angoisses de tous ceux qui comme elle, fantasment sur la reprise de la guerre qui, comme toutes les autres de par le monde qui ne cessent d’éclater et de se prolonger, mettrait la communauté internationale dans une situation impossible.
On n’échappe donc pas à la lecture attentive de ces nombreux témoignages et analyses qui occultent forcément le travail graphique de l’autrice, dans un premier temps. La conclusion ouverte, puisque la résolution du problème semble s’éloigner de jour en jour, laisse le lecteur dans l’expectative, comme Keum Suk Gendry-Kim elle-même : de fait, même mieux informée, elle n’est pas pour autant rassurée ni plus à-même de réagir ; comme beaucoup, elle anticipe par des semblants de préparatifs d’urgence, pendant que son époux, les voisins, de nombreux Coréens du Sud sans compter les Coréens du Nord qui n’ont peut-être pas une image précise de la réalité internationale, tous ces autres préfèrent relativiser, s’en remettre à la fatalité, à l’autorité de leur dirigeant ou à la sagesse des nations…
Pourtant, comme toujours, la maîtrise de son art par Keum Suk Gendry-Kim empêche le lecteur de passer à côté de l’expression graphique extrêmement symbolique de son propos. Ensemble animé par un choix de colorisation en bleu clair, mauve ou gris qui permet le contraste et facilite la lecture de l’image, les silhouettes nerveuses qu’elle trace à l’encre noire, la nature omniprésente, le passage des saisons, mais aussi les compagnons à quatre pattes sont autant de facteurs d’apaisement, d’ancrage dans le quotidien. L’évocation d’outre-frontière s’appuie quant à elle sur les paysages symboliques de l’histoire des deux Corées : le Mont Paektu, le lac Chongi, le mont Kumgang sont immortalisés dans des doubles pages somptueuses et dramatiques. L’artiste peint, inspirée par ses maîtres en peinture traditionnelle, comme en témoigne le motif de l’arbre-signature, ce qui confère à son travail identité et caractère. Ses propres références autobiographiques, qui sont également celles de millions de ses contemporains, croisent forcément le récit d’enfance et d’adolescence de Kim Jong-Un. Son enfance en République de Corée est placée sous le signe d’une éducation scolaire rigide et sévère au service d’une idéologie essentiellement vouée à la désignation et la stigmatisation simplificatrice du monstre à cornes nord-coréen, communiste donc diabolique.
De l’autre côté de la frontière, pendant que le peuple subit – comme lors de la Grande Famine des années 90 que Keum Suk Gendry-Kim documente de terribles portraits d’enfants moribonds – le pouvoir politique nord-coréen entend diviniser son dirigeant et assurer la continuité de son règne par la sacralisation de la dynastie Kim (sur un modèle politique ancestral bien éloigné d’un communisme idéal) : ce ne sont que conflits d’intérêts, dissimulations, luttes d’influence dont font aussi les frais les différents enfants de cette « famille » Kim. En particulier la fratrie issue des deux premiers mariages de Kim Jong-il : Kim Jong-Nam, Kim Jong-Chol et Kim Jong-Un. Les abus de part et d’autre font l’objet parfois de mises en scènes graphiques pleines d’intensité comme l’évocation de l’assassinat de Kim Jong-Nam, mais surtout sur le mode caricatural et de la dérision, un style relevant davantage du dessin de presse, comme ces évocations d’un Kim Jong-Un « Gangnam Style », se tortillant sur le rythme endiablé du tube de PSY, avant de se figer menaçant le doigt levé au-dessus d’un bouton-déclencheur, ou alors qu’il est déjà le dirigeant en costume occidental d’aujourd’hui, s’amusant à faire rebondir le globe terrestre comme un ballon avant de lancer des missiles dans toutes les directions.
Symboliques eux aussi, les rouleaux de barbelés qui traversent les silhouettes, séparent les interlocuteurs à chaque évocation de la division territoriale et servent l’image violente de la tragédie qui déchire les Coréens entre eux et en eux.
Cette appropriation de l’Histoire, y compris en train de se faire, est la marque de l’œuvre de Keum Suk Gendry-Kim, son sceau-signature coréen : une appréhension pleine d’humilité toujours, mais qui révèle la conscience de l’artiste d’appartenir et d’avoir un rôle à tenir, comme nous tous, dans une progression évènementielle artificiellement présentée comme inéluctable. Il ne manque à la vaste entreprise que représente cet ouvrage que d’être envisagée au regard de l’actualité géopolitique internationale, marquée par la multiplication des conflits de territoire mortifères, parmi lesquels s’intègre la situation des deux Corées.
Mon ami Kim Jong-Un Keum Suk Gendry-Kim Traduit du coréen par Loïc GENDRY et LEE Young Joo Futuropolis, 2025, 30€
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Autrice d’une œuvre où s’imbriquent grande histoire et histoire personnelle ou familiale, Keum Suk Gendry-Kim n’en a pas fini avec ses démons ; vivre dans l’île de Ganghwa toute proche de la frontière avec la République populaire démocratique de Corée, ou Corée du Nord, offre la possibilité de jolies balades avec ses chiens dans la montagne environnante, mais les tirs incessants dont on ne sait pas à l’avance s’ils sont d’essai ou de provocation belliciste, ne laissent pas d’alimenter son angoisse de la reprise de la guerre entre les deux régions fratricides et martyres tout à la fois .
Décidée à combattre ses peurs par la recherche d’informations, ainsi qu’il est important de le faire pour se préparer au pire dans toute situation à risque, la dessinatrice devient enquêtrice et se met en quête de réponses. L’ouvrage s’équilibre ainsi dans une distribution en chapitres où l’autrice intrique son propre témoignage de vie avec celui de l’histoire du dirigeant actuel nord-coréen, Kim Jong-Un. Un rapprochement essentiel dans sa démarche pour comprendre l’enchaînement des évènements, dont le titre Mon ami Kim Jong-Un pourrait être l’expression paradoxale.
Introduit par la magnifique image d’une silhouette féminine en train de courir qui chute brutalement dans le vide, pour réapparaître graphiquement « coupée en deux », comme la Corée elle-même, le reportage cumule une somme conséquente d’informations pour un lecteur novice en particulier, avec une volonté affichée d’analyse géopolitique. Les rencontres avec des journalistes, des chercheurs, et surtout Moon Jae-in, président de Corée du Sud de 2017 à 2022 qui a rencontré Kim Jong-77777-Un pour des discussions diplomatiques au moment où le jeune président nord-coréen dialoguait avec les États-Unis, forment un socle informationnel destiné à compenser si ce n’est neutraliser le poprécit autour du personnage énigmatique de Kim Jong-Un. Celui-ci est plutôt alimenté par les témoignages « directs » d’amis, de connaissances de l’entourage de la famille Kim, souvent mis en situation grâce à l’insertion du motif principal sur un fond gris clair représentant les décors fantomatiques des souvenirs, la monumentalité de Pyongyang, mais aussi les charniers de la guerre nucléaire à Hiroshima…
Opposer le pragmatisme à la passion voilà comment Keum Suk Gendry-Kim entend apaiser les angoisses de tous ceux qui comme elle, fantasment sur la reprise de la guerre qui, comme toutes les autres de par le monde qui ne cessent d’éclater et de se prolonger, mettrait la communauté internationale dans une situation impossible.
On n’échappe donc pas à la lecture attentive de ces nombreux témoignages et analyses qui occultent forcément le travail graphique de l’autrice, dans un premier temps. La conclusion ouverte, puisque la résolution du problème semble s’éloigner de jour en jour, laisse le lecteur dans l’expectative, comme Keum Suk Gendry-Kim elle-même : de fait, même mieux informée, elle n’est pas pour autant rassurée ni plus à-même de réagir ; comme beaucoup, elle anticipe par des semblants de préparatifs d’urgence, pendant que son époux, les voisins, de nombreux Coréens du Sud sans compter les Coréens du Nord qui n’ont peut-être pas une image précise de la réalité internationale, tous ces autres préfèrent relativiser, s’en remettre à la fatalité, à l’autorité de leur dirigeant ou à la sagesse des nations…
Pourtant, comme toujours, la maîtrise de son art par Keum Suk Gendry-Kim empêche le lecteur de passer à côté de l’expression graphique extrêmement symbolique de son propos. Ensemble animé par un choix de colorisation en bleu clair, mauve ou gris qui permet le contraste et facilite la lecture de l’image, les silhouettes nerveuses qu’elle trace à l’encre noire, la nature omniprésente, le passage des saisons, mais aussi les compagnons à quatre pattes sont autant de facteurs d’apaisement, d’ancrage dans le quotidien. L’évocation d’outre-frontière s’appuie quant à elle sur les paysages symboliques de l’histoire des deux Corées : le Mont Paektu, le lac Chongi, le mont Kumgang sont immortalisés dans des doubles pages somptueuses et dramatiques. L’artiste peint, inspirée par ses maîtres en peinture traditionnelle, comme en témoigne le motif de l’arbre-signature, ce qui confère à son travail identité et caractère. Ses propres références autobiographiques, qui sont également celles de millions de ses contemporains, croisent forcément le récit d’enfance et d’adolescence de Kim Jong-Un. Son enfance en République de Corée est placée sous le signe d’une éducation scolaire rigide et sévère au service d’une idéologie essentiellement vouée à la désignation et la stigmatisation simplificatrice du monstre à cornes nord-coréen, communiste donc diabolique.
De l’autre côté de la frontière, pendant que le peuple subit – comme lors de la Grande Famine des années 90 que Keum Suk Gendry-Kim documente de terribles portraits d’enfants moribonds – le pouvoir politique nord-coréen entend diviniser son dirigeant et assurer la continuité de son règne par la sacralisation de la dynastie Kim (sur un modèle politique ancestral bien éloigné d’un communisme idéal) : ce ne sont que conflits d’intérêts, dissimulations, luttes d’influence dont font aussi les frais les différents enfants de cette « famille » Kim. En particulier la fratrie issue des deux premiers mariages de Kim Jong-il : Kim Jong-Nam, Kim Jong-Chol et Kim Jong-Un. Les abus de part et d’autre font l’objet parfois de mises en scènes graphiques pleines d’intensité comme l’évocation de l’assassinat de Kim Jong-Nam, mais surtout sur le mode caricatural et de la dérision, un style relevant davantage du dessin de presse, comme ces évocations d’un Kim Jong-Un « Gangnam Style », se tortillant sur le rythme endiablé du tube de PSY, avant de se figer menaçant le doigt levé au-dessus d’un bouton-déclencheur, ou alors qu’il est déjà le dirigeant en costume occidental d’aujourd’hui, s’amusant à faire rebondir le globe terrestre comme un ballon avant de lancer des missiles dans toutes les directions.
Symboliques eux aussi, les rouleaux de barbelés qui traversent les silhouettes, séparent les interlocuteurs à chaque évocation de la division territoriale et servent l’image violente de la tragédie qui déchire les Coréens entre eux et en eux.
Cette appropriation de l’Histoire, y compris en train de se faire, est la marque de l’œuvre de Keum Suk Gendry-Kim, son sceau-signature coréen : une appréhension pleine d’humilité toujours, mais qui révèle la conscience de l’artiste d’appartenir et d’avoir un rôle à tenir, comme nous tous, dans une progression évènementielle artificiellement présentée comme inéluctable. Il ne manque à la vaste entreprise que représente cet ouvrage que d’être envisagée au regard de l’actualité géopolitique internationale, marquée par la multiplication des conflits de territoire mortifères, parmi lesquels s’intègre la situation des deux Corées.
Mon ami Kim Jong-Un
Keum Suk Gendry-Kim
Traduit du coréen par Loïc GENDRY et LEE Young Joo
Futuropolis, 2025, 30€