Avec Sortie de route, Song Aram retrouve les émotions vertigineuses de l’adolescence, quand tout semble possible et vain à la fois, et quand les amitiés, les amours, déterminent l’envie de vivre ou celle de mourir.
Dans Sortie de route, Song Aram retrouve les émotions extrêmes de cette fin de saison adolescente, où l’on attend d’accéder à « l’âge adulte » en tâtonnant pour s’extraire d’une mue qui n’en finit pas de s’effilocher. Quand les parents restent indispensables et pourtant si souvent honnis. Le style épuré du dessin permet à Song Aram de focaliser le regard du lecteur sur l’expressivité des visages et les émotions complexes qui bouleversent les personnages, et le découpage serré, de suivre l’action de très près.
Les rêves d’une autre vie, ailleurs, plus intense, alimentent frustration et mal-être. Confiance en soi, regard d’autrui, soif de paraître, comme d’être accepté, et corollaires : peur de la différence, du rejet, chacun.e se débat avec toutes ces contradictions en tâchant d’avancer coûte que coûte. Sauf lorsque de dérapage en sortie de route, l’on se prend à souhaiter s’abstraire de ce maelström, pour disparaître.
Dans une narration à la première personne, Song Aram déroule un récit poignant dans une construction complexe : à la fin des années 90, les premières pages présentent Hana désemparée, alors qu’elle vient d’être renvoyée temporairement d’un célèbre lycée privé canadien. Utilisant une fausse carte d’identité, elle s’installe dans un bar pour boire, et peu à peu dévoile la succession d’évènements qui l’ont amenée là. De flashs back en retours au présent, que Song Aram prolonge ensuite pour les raccorder à l’au-delà de cette première scène, le personnage de Hana s’étoffe dans la conscience du lecteur. La playlist qui jalonne la lecture offre un chemin musical des débuts de la kpop, Destiny du groupe Cool (1996), Seo Taeji and Boys adulés par les jeunes, à la culture plus métissée de Hana, de Nirvana aux Doors, ou Cure, et crée l’atmosphère d’une époque, de ces repères et souvenirs qui marquent l’adolescence. La difficile progression vers l’âge adulte, les phénomènes de groupe, les leurres et les mauvais choix d’une jeunesse maltraitée rappellent l’œuvre d’un autre auteur coréen de la même génération que Song Aram, Chang Kang-myoung, qui se penche sur les maux d’une société à la fois ambitieuse et destructrice.
Hana est l’enfant gâtée mais délaissée d’un couple aisé stéréotypé où Monsieur travaille pour gagner l’argent qui assure une vie confortable à Madame ; laquelle attend impatiemment de jouir d’un peu plus de temps personnel et pousse sa fille à affronter toujours plus de responsabilités, pour la libérer. Le « mode adulte » pour Hana passe par la relation amoureuse, le couple qui s’affiche, et les expériences prohibées, tabac, alcool : tout pour paraître celle qu’elle n’est pas encore aux yeux de ses semblables, du fait de ses difficultés à s’intégrer à l’école, de ses goûts un peu différents, d’un mal-être qui l’isole…
Après une déception amoureuse qui l’anéantit, Hana s’enfuit au Canada. « J’ai couru tête baissée pour jouer avec le feu comme si ma vie était en jeu » confie Hana au lecteur. Le traitement bicolore bleu et noir symbolise son état d’incertitude, où l’humeur de la jeune héroïne flotte entre mélancolie, rage et désespoir, où seules quelques heures partagées avec sa cousine Rosa, étudiante, sont autant de moments de répit pendant lesquels Hana ne cherche pas à paraître.
Car si elle doute d’elle-même en permanence, elle n’hésite pas à magnifier son image pour cacher ses doutes. Son public ? Les autres adolescents et jeunes adultes autour d’elle, en particulier les lycéens coréens expatriés d’un lycée très privé et très cher, qu’elle veut séduire pour intégrer leur société. Sauf que dans ce système, chacun.e joue plus ou moins un rôle et gare à celui ou celle qui fait vaciller l’édifice fragile d’une communauté d’intérêts qui ne repose que sur des fantasmes. Le rejet est parfois bien plus violent que l’assimilation, très loin des amitiés indéfectibles et des solidarités nées pour lutter contre une adversité commune qui marquent d’autres adolescences.
Song Aram s’attarde sur ce fonctionnement délétère d’un système de relations précaire et artificiel, qui éloigne les jeunes les uns des autres, et les entraîne dans une spirale toxique. Sans l’amplification des réseaux sociaux qui n’existent pas encore, les ravages d’un système d’exclusion d’entre pairs, la stigmatisation de boucs émissaires, semblent de toute éternité.
Malgré son caractère bien trempé, trahisons, révélations, exagérations, mensonges sont les ingrédients d’un harcèlement qui donnent à Hana des idées de suicide. Malgré tout elle garde l’esprit vif, et la force de vie en elle alimente sa pensée de réflexions terre à terre qui nous font sourire et allègent le ton général du roman graphique.
La grave crise économique que traverse la Corée en 1997 fragilise la situation des élèves exilés. Elle aura raison de l’expérience canadienne de Hana, et la sauvera du vertige de l’abîme. La précision sèche du trait fin de Song Aram s’attache à l’essentiel : exprimer l’intensité émotionnelle d’une tranche de vie évoquée sans nostalgie, avec le souvenir puissant de cette aspiration au dépassement de soi et sa face cachée désenchantée. Une œuvre sombre et touchante.
Sortie de route Song Aram Traduction par Julie Poujol Éditions Çà et Là, 2025 408 pages, 26,00 €
Chargement des commentaires…
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.
Dans Sortie de route, Song Aram retrouve les émotions extrêmes de cette fin de saison adolescente, où l’on attend d’accéder à « l’âge adulte » en tâtonnant pour s’extraire d’une mue qui n’en finit pas de s’effilocher. Quand les parents restent indispensables et pourtant si souvent honnis. Le style épuré du dessin permet à Song Aram de focaliser le regard du lecteur sur l’expressivité des visages et les émotions complexes qui bouleversent les personnages, et le découpage serré, de suivre l’action de très près.
Les rêves d’une autre vie, ailleurs, plus intense, alimentent frustration et mal-être. Confiance en soi, regard d’autrui, soif de paraître, comme d’être accepté, et corollaires : peur de la différence, du rejet, chacun.e se débat avec toutes ces contradictions en tâchant d’avancer coûte que coûte. Sauf lorsque de dérapage en sortie de route, l’on se prend à souhaiter s’abstraire de ce maelström, pour disparaître.
Dans une narration à la première personne, Song Aram déroule un récit poignant dans une construction complexe : à la fin des années 90, les premières pages présentent Hana désemparée, alors qu’elle vient d’être renvoyée temporairement d’un célèbre lycée privé canadien. Utilisant une fausse carte d’identité, elle s’installe dans un bar pour boire, et peu à peu dévoile la succession d’évènements qui l’ont amenée là. De flashs back en retours au présent, que Song Aram prolonge ensuite pour les raccorder à l’au-delà de cette première scène, le personnage de Hana s’étoffe dans la conscience du lecteur. La playlist qui jalonne la lecture offre un chemin musical des débuts de la kpop, Destiny du groupe Cool (1996), Seo Taeji and Boys adulés par les jeunes, à la culture plus métissée de Hana, de Nirvana aux Doors, ou Cure, et crée l’atmosphère d’une époque, de ces repères et souvenirs qui marquent l’adolescence. La difficile progression vers l’âge adulte, les phénomènes de groupe, les leurres et les mauvais choix d’une jeunesse maltraitée rappellent l’œuvre d’un autre auteur coréen de la même génération que Song Aram, Chang Kang-myoung, qui se penche sur les maux d’une société à la fois ambitieuse et destructrice.
Hana est l’enfant gâtée mais délaissée d’un couple aisé stéréotypé où Monsieur travaille pour gagner l’argent qui assure une vie confortable à Madame ; laquelle attend impatiemment de jouir d’un peu plus de temps personnel et pousse sa fille à affronter toujours plus de responsabilités, pour la libérer. Le « mode adulte » pour Hana passe par la relation amoureuse, le couple qui s’affiche, et les expériences prohibées, tabac, alcool : tout pour paraître celle qu’elle n’est pas encore aux yeux de ses semblables, du fait de ses difficultés à s’intégrer à l’école, de ses goûts un peu différents, d’un mal-être qui l’isole…
Après une déception amoureuse qui l’anéantit, Hana s’enfuit au Canada. « J’ai couru tête baissée pour jouer avec le feu comme si ma vie était en jeu » confie Hana au lecteur. Le traitement bicolore bleu et noir symbolise son état d’incertitude, où l’humeur de la jeune héroïne flotte entre mélancolie, rage et désespoir, où seules quelques heures partagées avec sa cousine Rosa, étudiante, sont autant de moments de répit pendant lesquels Hana ne cherche pas à paraître.
Car si elle doute d’elle-même en permanence, elle n’hésite pas à magnifier son image pour cacher ses doutes. Son public ? Les autres adolescents et jeunes adultes autour d’elle, en particulier les lycéens coréens expatriés d’un lycée très privé et très cher, qu’elle veut séduire pour intégrer leur société. Sauf que dans ce système, chacun.e joue plus ou moins un rôle et gare à celui ou celle qui fait vaciller l’édifice fragile d’une communauté d’intérêts qui ne repose que sur des fantasmes. Le rejet est parfois bien plus violent que l’assimilation, très loin des amitiés indéfectibles et des solidarités nées pour lutter contre une adversité commune qui marquent d’autres adolescences.
Song Aram s’attarde sur ce fonctionnement délétère d’un système de relations précaire et artificiel, qui éloigne les jeunes les uns des autres, et les entraîne dans une spirale toxique. Sans l’amplification des réseaux sociaux qui n’existent pas encore, les ravages d’un système d’exclusion d’entre pairs, la stigmatisation de boucs émissaires, semblent de toute éternité.
Malgré son caractère bien trempé, trahisons, révélations, exagérations, mensonges sont les ingrédients d’un harcèlement qui donnent à Hana des idées de suicide. Malgré tout elle garde l’esprit vif, et la force de vie en elle alimente sa pensée de réflexions terre à terre qui nous font sourire et allègent le ton général du roman graphique.
La grave crise économique que traverse la Corée en 1997 fragilise la situation des élèves exilés. Elle aura raison de l’expérience canadienne de Hana, et la sauvera du vertige de l’abîme. La précision sèche du trait fin de Song Aram s’attache à l’essentiel : exprimer l’intensité émotionnelle d’une tranche de vie évoquée sans nostalgie, avec le souvenir puissant de cette aspiration au dépassement de soi et sa face cachée désenchantée. Une œuvre sombre et touchante.
Sortie de route
Song Aram
Traduction par Julie Poujol
Éditions Çà et Là, 2025
408 pages, 26,00 €