Les informations fournies par les agences de presse à travers le monde continuent de donner de la Corée du Nord, à défaut d’une image fausse, une image incomplète, ne permettant jamais de comprendre ni comment ce pays (puisqu’il faut l’appeler ainsi) s’est constitué, s’est développé, jusqu’à être à un certain moment supérieur à la Corée du Sud, avant de connaître des difficultés autant dues au système politique qu’à l’environnement international, jamais en reste pour espérer une chute du régime. Depuis les circonstances de sa création informelle, dans la clandestinité, sous l’occupation japonaise (1905-1945), puis formelle en 1945 et 1948, date de sa première constitution (septembre 1948), la Corée du Nord a traversé des épreuves sans nom ; mais elle a su jusqu’ici au moins réussir à maintenir son programme constitutif. C’est le grand mérite de ce livre de remettre en perspective la création du pays, son développement, ses difficultés. La Corée du Nord, « le pays de l’axe du mal », « le plus fermé du monde », « l’État-voyou », « la dictature népotique des KIM », est ici réinterprétée, avec une documentation conséquente, à valeur de thèse. L’auteur se livre à une contextualisation de la création de la Corée du Nord, sa politique de développement, rejetant toutes les formes d’influence, notamment celle de l’URSS de Staline, qui permet de comprendre un pays à la politique idéologique monolithique, ancrée dans l’opposition à l’oppression japonaise, et la haine des USA.
Ce pays, soudé autour de valeurs à réinterpréter sinon à détruire, conscient de son isolement et de sa faiblesse constitutive, installera un système autoritaire, à l’intérieur d’un récit combinant mythologie et idéologie, susceptible d’incarner le destin de la Corée du Nord, justifiant des formes d’intervention qui ne furent pas, malgré tout, unanimes dans le peuple. Issu de la lutte contre les Japonais, l’État-guérilla se transformera au fur et à mesure en un État-famille, ledit État se chargeant de subvenir aux besoins de son peuple, en prenant en charge des pans entiers de sa vie professionnelle comme de sa vie privée. Dans un pays où l’Etat se charge des régulations principales, contrôle étroitement la vie des familles, il fallait bien se douter que quelque chose craquerait un jour. Mais les mutations attendues, non pas au sens où bon nombre de pays ont de grands intérêts à attendre la chute de ce régime, se sont produits contre toute attente, stimulées par les difficultés du pays et le désarroi croissant d’une population se rendant bien compte que les promesses d’une vie heureuse ne pouvaient pas être tenues. Contraint par la grande famine de 1995, avec son probable chiffre de 2 millions de morts, l’économie d’État ne pouvait plus assurer le ravitaillement de subsistance des citoyens. Kim Jong-il fut contraint de desserrer l’étau économique, en acceptant que des pans de l’économie se libéralisent et se monétarisent dans un pays qui avait l’économie la moins monétarisée du monde. Si la priorité fut accordée à l’armée, pour cause d’indépendance nationale, c’est aussi l’armée qui assura une fonction régulatrice de l’économie, renforçant au passage son pouvoir, et qui dit pouvoir dit aussi souvent abus de pouvoir.
De Kim Il-sung fondateur à KIM Jong-un, l’actuel leader, les mutations, pour lentes qu’elles puissent nous apparaître, se font aussi à la mesure des enjeux de la Corée du Nord, et de ses marges de manœuvres géostratégiques. Libéraliser, d’accord, mais à l’intérieur d’un discours national, qui pour effrité qu’il soit, constitue toujours la colonne vertébrale d’une socialisation étatique. Sous l’effet des mutations mondiales, des transferts de population, de l’ouverture à petits pas du pays, d’une économie tripolaire (à la fois étatique, militaire et libéralisée), la Corée du Nord est contrainte elle aussi de procéder à son aggiornamento, certes sans doute plus lentement qu’ailleurs, mais de façon réfléchie, à l’aune du discours national. Contrairement à ce qui est le plus souvent pensé, le pouvoir n’est ni fou ni va-t’en guerre. Si la prospective n’est pas de mise pour la Corée du Nord, ni pour aucun pays d’ailleurs, ce livre capital montre que les mutations en Corée du Nord sont certainement irréversibles et que pour le nouveau pouvoir, l’enjeu n’est pas de les freiner mais de les contrôler.
CORÉE DU NORD : UN ÉTAT-GUÉRILLA EN MUTATION
PHILIPPE PONS
Gallimard, 700 pages, 34.50 €
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