Nous avions découvert Pyun Hye-young avec Aoï garden, La forêt de l’ouest (Decrescenzo) et Cendres et rouge (Picquier), des textes dans lesquels Pyun Hye-young montrait ses multiples talents de conteuse avec des personnages happés dans la noirceur de la vie. Avec La loi des lignes (Rivages) l’auteure continue de fouiller les itinéraires de vie, des lignes, terme antonyme d’itinéraire. Les personnages évoqués aimeraient bien suivre une ligne, fût-elle courbe ou brisée, à défaut d’être droite, mais le sort en décide autrement. Des suicides qui n’ont pas l’air d’en être, des familles bancales, des espaces étroits, instables, des taudis, ou presque, auxquels on met le feu sont le théâtre d’enquêtes croisées pour tenter de découvrir si les suicides ne sont pas en réalité des meurtres. Sae-ho, une jeune fille en mal de réussite, s’embarque dans une enquête pour découvrir la cause réelle du suicide de son père, au bord de la faillite, dans l’incendie de sa maison. Elle soupçonne un collecteur de dettes d’être à l’origine de l’événement. Parallèlement, Ki-Jeong, enseignante en détresse, enquête sur le suicide de sa demi-sœur et découvre qu’elle était criblée de dettes. Les deux enquêtes suivent leur cours en parallèle, avant de se rejoindre de façon inattendue.
Certes, La loi des lignes est un thriller de facture classique : des interrogations de départ se retrouvent malmenées au fil des pages pour déboucher sur l’inattendu. Mais, le plus fascinant dans ce roman, c’est la façon dont Pyun Hye-young aborde le doute qui habite ses personnages et les débats intérieurs dont ils sont à la fois les auteurs et les victimes. Dans la tête des personnages les suppositions surgissent et se transforment en obsessions dont ils peinent à se débarrasser. À quel moment l’intention malveillante devient-elle le mal ? Est-ce au moment où elle naît ou bien au moment où on la met à exécution ? Pyun Hye-young nous entraîne dans le lacis des consciences, dans un labyrinthe mental, ne cachant rien des doutes qui habitent ses personnages, des débats qu’ils entretiennent entre la réalité de leurs désirs et leur volonté de les exaucer. Ils vont et viennent sans que jamais l’espoir les fasse avancer : Tous les moments vécus ici ont brûlés. Tous les jours à venir sont également là. Brûlés eux aussi. Car la voie est étroite dans cette Corée où les petites gens se débattent dans des univers sociaux malmenés. Dans sa conquête de l’excellence économique, le pays a laissé bon nombre de ses sujets dans le dénuement, avec pour seule possibilité celle de s’endetter pour survivre. De surendettement, il en sera longuement question dans le roman, avec l’escroquerie qu’est la vente pyramidale, mais aussi le crédit facile, et la course à l’échalote qu’entreprennent ceux qui ne peuvent plus s’en sortir : un crédit est contracté pour couvrir les remboursements d’un précédent crédit, et ainsi de suite. La Corée occupe le premier rang des pays où l’endettement des ménages est le plus fort. Le miracle économique construit sur la consommation a certes provoqué un sursaut économique, mais ce dernier s’est trouvé largement ralenti lorsque l’économie coréenne a perdu de sa superbe et plus encore avec la pandémie actuelle. Perte d’emploi, petit boulot, débouché absent après les études, et les victimes n’ont plus qu’à emprunter auprès des banques ou des usuriers. Pyun Hye-young poursuit son œuvre sur le délitement des sociétés et des grandes villes, délitement déjà envisagé dans ses précédentes œuvres et porté ici au point d’incandescence dans ce polar social. Les personnages fascinent par leur fragilité, leur manque de certitude, leur prudente détermination. Ils oscillent entre regrets et remords, se promettent de tirer les bonnes leçons pour le futur. Leur capacité d’empathie dans une atmosphère souvent soufrée demeure intacte malgré les déboires et les aléas. Dans un roman polar on peut être happé par l’intrigue, mais avec La loi des lignes on est surtout séduit par la qualité littéraire. En bel écrivain, Pyun Hye-young ne tombe jamais dans la facilité que procure les histoires à rebondissements, les coups de théâtre savamment prévisibles. Elle fouille minutieusement chez ses personnages les formes de légitimation de leur action, sans cesse remise en cause dans leur esprit. Même chez les moins reluisants, Pyun Hye-young s’attache à ne pas en faire des monstres (comme le chef de l’entreprise de vente pyramidale), car elle sait trop bien qu’il n’y a ni blanc ni noir qui peut se proposer en loi unique.
LA LOI DES LIGNES
PYUN HYE-YOUNG
Traduit du coréen par LIM Yeong-hee et Catherine BIROS
Payot & Rivages, 232 pages, 19 €
3 commentaires