Que devient l’homme lorsqu’il est dépourvu de désir ? Comment un être humain peut-il en venir à s’ôter la vie ? Jusqu’où la solitude peut-elle pousser un homme ? Tant de questions qui attisent la curiosité mais auxquelles il est impossible de répondre sans commettre les actes les plus immoraux qui soient. A travers chacune des six nouvelles de son recueil Jab ! Kim Un-Su s’attelle à la tâche difficile d’explorer ces sujets. Comme le ferait un Dieu cruel, il crée ses personnages et les place dans des situations de souffrance et de tourment. Puis, reculant d’un pas, il observe ce qu’il advient de ces pauvres hommes…
Alors qu’il rentre dans l’adolescence, un lycéen est frappé de plein fouet par l’absurdité du système éducatif et social, ce qui attise en lui une colère dont il a du mal à déterminer la source. Rien n’a de sens autour de lui et tout l’enrage. Est-il le seul à ne pas saisir l’obsession de son lycée pour l’ambition ? Cette notion qui lui est présentée comme quasi sacrée, qui ne lui inspire rien et que les professeurs tentent de lui inculquer de force. « ‘A quinze ans, on rêve de faire sauter la planète’ disait Eduardo Manet. » (p.10) Pour évacuer sa frustration face au non-sens du monde, il commence à faire de la boxe. Ce défouloir l’aide à surmonter l’adolescence, une période de confusion et de désillusions.
Enfermés par accident dans le coffre d’une banque qu’ils tentaient de cambrioler, un arnaqueur et ses complices sont résignés à attendre que la police vienne les chercher pour ensuite les emmener en prison. Dans cette chambre forte, entourés de richesses qui n’ont aucune valeur tant qu’elles sont à l’intérieur, les personnages en sont réduits à l’essentiel de ce qui fait un homme : des pensées, des doutes, des peurs et des désirs. Malgré l’inévitable dénouement de la situation, ils essayent encore de tricher, de se faire épargner comme ils le peuvent. Lorsqu’il s’agit d’échapper à la prison, c’est chacun pour soit : « On dira que c’est vous deux qui avez ouvert la porte, et moi, vous m’avez kidnappée et amenée ici de force. » (p.68) Le temps semble s’étendre à l’infinie dans cette pièce étroite et l’humanité se débat sous nos yeux contre le sort qui lui est réservé.
Un jeune homme dont l’amie d’enfance s’est suicidée réfléchit aux raisons qui ont pu la pousser à commettre un tel acte. Il pense aux esquimaux qui vivent constamment les uns avec les autres pour conserver un peu de la chaleur dont ils manquent cruellement. Ils sont obligés de garder pour eux tout ce qui les dérange, tous les reproches qu’ils pourraient faire aux autres, afin de garder de bonnes relations, car leur survie en dépend. Cette situation provoque en eux un tel sentiment de solitude, que les suicides sont très fréquents parmi ce peuple. C’est sûrement cette même solitude que son amie d’enfance a due ressentir. Quant à lui, qui reste en arrière après sa mort, il se retrouve déchiré par la culpabilité d’avoir vu son amie souffrir et se briser lentement, sans avoir essayé de l’aider.
« – On est tous des salauds, non ? […] – Je sais pas pour les autres, lui ai-je répondu en m’efforçant de garder un ton détaché, mais moi, oui, sans aucun doute. » (p.174)
La solitude explorée dans les histoires de ce recueil prend mille formes qui résonnent en chacun de nous. Que l’on soit un adolescent, un cambrioleur, un employé de bureau ou même un esquimau, elle trouve toujours un chemin jusqu’à nous. Dans ces nouvelles, il n’est pas question d’une solitude physique, mais plutôt d’un ressenti profond, comme l’impression d’être l’unique représentant d’une espèce. Quand on se sent seul de cette façon-là, plus rien n’a de sens. Le monde entier paraît insignifiant, car il n’y a que nous pour le voir ainsi. A quoi bon essayer de le décrire aux autres s’ils sont incapables de le percevoir ? Parfois, il suffit de rester occupé pour ne pas y penser. Mais une plaie trop importante ne cicatrise jamais seule et peut venir à bout de n’importe qui, même de ceux qui parviennent à survivre au froid du Grand Nord. « Lui qui s’est nourrit du sang de lions de mer, des phoques et des baleines, il part pour l’autre monde, sans un mot, loin du regard des autres.» (p.150) Quant à ceux qui restent en arrière et qui voient les autres s’éteindre dans la peine, ils sont déchirés entre la culpabilité et la stupeur face à cet acte complètement invraisemblable. « C’était trop irréel pour faire place à de l’agitation ou de la tristesse. » (p.154)
Kim Un-Su sonde les vies de six hommes aux parcours différents mais aux émotions semblables. Il nous montre la confusion, le sentiment d’injustice et l’ennui. Allant du désespoir le plus profond à la colère la plus primaire, mille et une facettes de l’existence s’offrent à nous et font écho à nos propres ressentis, souvent plus qu’on ne le voudrait.
Jab !
Kim Un-Su
Traduit du coréen par CHOI Mikyung et Jean-Noël JUTTET
Serge Safran Editeurs, 192 pages, 17,90€
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