Chroniques Romans Une société en métamorphose

Le Stratagème du Corbeau

"Le Stratagème du Corbeau", second tome de la trilogie de science-fiction de Lee Yoon-ha, évoque avec violence la perte d'identité dans une société dystopique.

Ancre
Dans l’univers de Lee Yoon-ha, la technologie permet à une âme de changer de corps : de « s’ancrer » dans le corps de quelqu’un d’autre. C’est le cas dans le premier tome, lorsque Cheris devient l’ancre de Jedao et qu’ils partagent le corps de Cheris.
Space Opera
Un sous-genre de la science-fiction qui se caractérise par des histoires épiques dans un cadre géopolitique complexe, qui comprend souvent des guerres intergalactiques et des explorations spatiales à grande échelle.
Trilogie
Seuls les deux premiers tomes sont disponibles en français.

Dans le second tome de la trilogie Les Machineries de l’empire, Lee Yoon-ha poursuit l’histoire de Cheris et Jedao, évoluant dans une dystopie futuriste où règne l’empire dictatorial Hexarcat. Pour rappel, le premier tome, Le Gambit du Renard, racontait l’histoire de Kel Cheris, une capitaine de l’armée de l’Hexarcat, chargée de reprendre une forteresse tombée entre les mains de l’ennemi. Pour ce faire, Cheris dû s’associer à Shuos Jedao, un traître de l’empire doué d’un talent inégalable pour la stratégie militaire. Le premier tome de ce space opera permet de poser les bases de l’univers de Lee Yoon-ha : un monde froid et violent, où l’humanité peine à se faire une place. Nous nous rappelons notamment de l’instinct de formation, une technique scientifique injectée aux soldats de l’empire pour les dénuer de libre arbitre et les obliger à obéir à tous les ordres de leurs supérieurs… Le premier roman se clôt sur une incertitude : alors que Cheris et Jedao sont attaqués par leur propre empire et se voient obligés de fusionner pour survivre, qui de Cheris ou Jedao aura survécu à la fusion et sera en contrôle du corps de Cheris ?

Le Stratagème du Corbeau, le deuxième tome de la série, joue de cette incertitude. Le point de vue adopté n’est plus celui de Cheris et nous sommes condamnés à voir le monde par les yeux des personnages secondaires, qui n’en savent pas plus que nous et s’interrogent sur l’identité du personnage. Le corps est bien celui de Cheris, mais la démarche et l’accent appartiennent plutôt à Jedoa… impossible de savoir qui a survécu.

« Toutes les ancres de Jedao ont hérité de sa façon de se mouvoir et de son accent. » (p.132)

Alors que Cheris et Jedao ont décidé de s’allier pour renverser l’Hexarcat, ils deviennent l’ennemi principal de l’empire. Se servant de cette situation, Lee Yoon-ha explore un peu plus la violence dont est capable son monde futuriste : en voulant pousser Cheris à se rendre, l’Hexarcat commet le génocide de tout un peuple comme s’il ne s’agissait que d’une formalité due à la guerre. Face à une telle violence, les personnages remettent en question leur humanité. Si l’instinct de formation – cité auparavant – transforme les soldats de l’empire en pantins dénués de libre arbitre, et que les robots serviteurs ont suffisamment de conscience pour se rallier à la cause de Cheris et Jedao, qui du robot ou du soldat est le plus humain ?

Cette remise en question de l’identité est un thème central dans l’œuvre de Lee Yoon-ha, et se cristallise autour d’un personnage : Istradez – le frère du grand dirigeant de l’Hexarcat. Istradez a toujours été au service de son frère, au point d’adopter son apparence pour lui servir de doublure et de garde du corps. Sa vie est dédiée à la protection de son frère, qu’il aime plus que tout, mais pour qui il est obligé de se faire passer en dépit de sa propre identité. Au cours du roman, Istradez est montré comme un personnage détaché de tout, et surtout de son identité personnelle. Dans un monde où il vit à la place d’un autre, Istradez ne parvient plus à se raccrocher à la réalité. Finalement, il se porte volontaire pour une mission suicide, afin d’aider son frère dans son plan de conquête. Or, même dans la mort, Istradez reste insensible :

« Il observait distraitement les paumes de ses mains lorsque le monde fondit en une bouffée de chaleur et de parasites. » (p.487)

En plaçant son récit dans un monde futuriste où la technologie et la science sont plus avancées que jamais, Lee Yoon-ha alerte sur les dangers de vouloir aller trop vite, voir trop grand. Si le monde entier se tourne vers la conquête de la galaxie, l’homme risque d’en oublier qui il est. L’espace est infini, la modernisation n’a pas de limites, mais les risques qu’ils comportent pour l’identité humaine sont encore plus grands.


Le Stratagème du Corbeau
LEE Yoon-ha
Traduit de l’anglais par Sébastien RAIZER
Gallimard, 512 pages, 9,40€

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