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Retour sur « Le regard de midi »

Jean-Claude de Crescenzo propose une lecture du  roman de Lee Seung-u Le regard de midi (extrait de son livre « Écrits de  l’intérieur », paru en 2021 chez Decrescenzo éditeurs).

Citation
Rainer Maria Rilke, "Les carnets de Malte Laurids Brigge", traduction Claude David, Gallimard, 1991.
Références
Parmi les nombreuses références possibles, on consultera les ouvrages d’Antonio Damasio. Ou bien on relira Spinoza ou Nietzsche.
Cosmologie chinoise
Théorie de la naissance de l’univers et de son fonctionnement, basée sur les cinq éléments, bois, feu, terre, métal, eau, auxquels sont associés des directions, des saisons, des couleurs, des odeurs, des animaux, etc.
Source
« C’est donc ici que les gens viennent pour vivre ? Je serais plutôt tenté de croire que l’on meurt ici. » ("Les carnets de Malte Laurids Brigge", traduction de Maurice Beltz, éditions Émile Paul, 1947.)
Papier hygiénique
Soulignons aussi que dans les pratiques coréennes du rouleau de papier hygiénique, ce dernier a un usage plus étendu, s’apparentant au rouleau essuie-tout.
Source
Publius Terencius Afer, plus connu sous le nom de Terence (190-159 av. J.-C.), poète, ancien esclave, contemporain d’Épictète, auteur de six magnifiques pièces, exerce toujours une grande influence sur le théâtre européen.
Sandor Ferenczi
Sandor Ferenczi, La nudité comme moyen d’intimidation, dans Baubo, la vulve mythique, Georges Devereux, Payot, 2011.
Arthur Schopenhauer
Arthur Schopenhauer, "Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort", Union Générale d’Éditions, 1964.
Frédéric Nietzsche
Frédéric Nietzsche, "La Volonté de puissance", p. 84, Mercure de France, Paris, 1952.
Mario Vargas Llosa
Mario Vargas Llosa, "Lettres à un jeune romancier", traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, Gallimard, 2000.
Hommes de main
On retrouve ces hommes de main (Le chant de la terre, Ici comme ailleurs) représentant le pouvoir de contraindre, et qui, en même temps, légitiment l’obéissance ou l’obligation d’agir contre son propre intérêt. Une métaphore possible de la violence d’État.
Storgê
Dans la Grèce antique, la storgê, ou amour familial, réunit les membres de la famille, désigne l’amour d’un parent pour son enfant.
La poétique de l'espace
Gaston Bachelard, "La Poétique de l’espace", p.85, Presses Universitaires de France, 1957.
Rappel
Sans que cela modifie notre propos, rappelons que les portes des maisons, en Corée, s’ouvrent par un digicode.
Référence
M. Pongracz et J. Santner, "Les rêves à travers les âges", Buchet-Chastel, Paris, 1965.
Référence
Alberto Eiguer, "L’Inconscient de la maison et de la famille", Dunod, Paris, 2004.
Kafka et la maison
Le narrateur partage avec Kafka un certain nombre de points communs, dont une affection pulmonaire, un père tyrannique ou absent, une préférence pour l’oncle maternel. Kafka a habité plusieurs maisons à Prague et fréquentait plusieurs cafés, rendant sa trace aléatoire.
Emil Cioran
Emil Cioran, "Le Crépuscule des pensées", 1940.
Paul Watzlawicz
Psychologue, théoricien de la communication, membre de l’École de Palo Alto.
Référence
Rainer Maria Rilke, op. cit., p. 18.
Référence
Cf. Luc 15, 28-32.
Rainer Maria Rilke
Rainer Maria Rilke, "Les Cahiers de Malte Laurids Brigge".
Passage biblique
Genèse 27, 1.
Référence
Genèse 27, 18.

Jean-Claude de Crescenzo propose une lecture du  roman de Lee Seung-u Le regard de midi (extrait de son livre « Écrits de  l’intérieur », paru en 2021 chez Decrescenzo éditeurs).


VI – JE N’AI PAS DE PÈRE

À propos du Regard de midi

« Ainsi donc, c’est ici que viennent les gens pour y vivre ? Je penserais plutôt que c’est un endroit pour y mourir. » La citation de Rainer Maria Rilke inaugure Le Regard de midi, roman de l’incertitude tragique. Le narrateur se débat pour tenter de répondre à une question qu’il ne s’était pas posé jusqu’à l’âge de trente ans et qui va le placer au cœur de mésaventures. Myeongjae, le narrateur, est atteint d’une tuberculose dormante, qu’il sait contagieuse, et qui lui permet de prolonger une solitude et un isolement familiers auxquels il aspire. Lors du diagnostic, dans le cabinet médical, le narrateur rit en voyant la radio de son poumon, qu’il compare à un site paléontologique, la zone atteinte représentant des ossements préhistoriques. Sa mère, qui l’accompagne, ne veut pas croire que cette maladie, devenue rare de nos jours, puisse atteindre son fils. Il la convainc de la nécessité d’une cure : « C’est d’ailleurs en mentionnant la nécessité d’une cure que j’étais parvenu à lui faire accepter l’idée que j’avais la tuberculose » (13). Art de l’humour discret et sens du contrepied. Le narrateur établit un lien entre le stress et l’origine des maladies : « J’ai entendu dire que le stress est à l’origine de toutes les maladies » (15). Attribution que la médecine moderne ne réfute plus aujourd’hui, bien qu’à notre sens le terme de « stress » soit trop large pour être satisfaisant.

La place qu’occupe la maladie dans l’œuvre de l’auteur (cancer, tuberculose, difficulté à respirer, asthme, etc.) n’est pas neutre. On retrouve ces affections dans presque tous ses romans, souvent une maladie des poumons ou une difficulté du système respiratoire. Dans plusieurs textes, un cancer incurable clôture la scène finale. Dans la médecine traditionnelle chinoise, les émotions sont associées à un organe, lui-même associé à un méridien par lequel transite l’énergie (기/ kien coréenou 氣/chi en caractères chinois). Dans le cas du poumon, c’est l’émotion de la tristesse qui lui est associée. Mais plus intéressant sans doute pour notre propos est de se concentrer sur le symbole du poumon dans la psychologie inspirée de la tradition chinoise. Toutes les maladies du poumon trouvent leur origine dans la difficulté d’intégrer l’environnement du sujet et, par là même, les relations avec autrui. Par son rôle de médiateur interne, le méridien du poumon emmagasine l’énergie vitale du souffle, et offre au corps (donc à l’esprit) la capacité de se défendre contre les agressions extérieures (climat, pollution, mais aussi émotions). Il n’est pas étonnant de voir que le poumon gère les moyens de protection du sujet (peau, systèmes pileux, ongles, etc.). Par association d’idées, il aide aussi à la régulation des informations en provenance de l’environnement (présence des autres, émotions externes, etc.). Le poumon régule donc ce qui vient de l’extérieur, et décide, en collaboration avec d’autres organes, de la conduite à tenir. Une difficulté sur ce pôle énergétique, et le sujet aura tendance à s’enfermer dans une armure de protection face au monde extérieur. L’énergie du poumon dépend du métal à qui il est associé dans la cosmologie chinoise, le tigre comme animal, et l’ouest comme direction cardinale (souvenons-nous de Sori, le village à l’ouest dans Ici comme ailleurs). Le lecteur avisé pourra légitimement se demander ce que vient faire ici le détour par la symbolique du corps et des maladies dans cette lecture d’une œuvre littéraire. En fidèle disciple, nous répondrons que le corps, conçu comme Unité, participe de la production intellectuelle et créatrice, et permet de mieux cerner parfois ce qui pourrait passer pour des bizarreries du texte. Nous accordons une place, certes minime mais inhabituelle dans un ouvrage de lecture littéraire, à la symbolique des maladies et du corps, parce qu’elle permet de donner, à notre sens, un éclairage inaccoutumé à la situation d’un personnage, dans ce qui échappe à son entendement. Spinoza, dans sa théorie des émotions, et Nietzsche, quand il repensait la dualité âme et corps, en avaient déjà eu plus qu’une intuition. Dans le cas qui nous occupe, nous essayons de commenter la difficulté relationnelle du personnage (une difficulté propre aux personnages de l’œuvre) pour tenter de montrer, d’une autre façon, le poids des émotions liées aux constitutions physiques dans les conduites humaines. Les médecines traditionnelles, y compris la médecine chinoise, en avaient déjà fait état, bien avant nous.

Lorsqu’il atteint une petite ville proche de la frontière avec la Corée du Nord, le narrateur éprouve la même sensation que Rainer Maria Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Arrivé nuitamment, il ressent la sensation des ténèbres, l’inquiétude et le mystère qu’elles renferment. Elles dissimulent un secret : le narrateur n’est pas seulement venu pour se soigner. La ville n’a pas la réputation d’une station balnéaire, encore moins celle d’un lieu de cure thermale, et il n’est fait allusion à aucun équipement médical spécialisé. Précédemment, il s’est reposé dans une maison qui appartient à sa mère (on retrouve cette activité immobilière dans plusieurs autres romans). Il occupe ses journées à lire, allongé à même le sol, changeant régulièrement de position, de sorte qu’il effectue le tour de la pièce. On reconnaît ici une nouvelle trace de l’humour discret de l’auteur. Le personnage principal, Myeongjae, peine à trouver la bonne position de lecture, comme sans doute il a peiné à trouver sa place dans la cellule familiale.

La révélation

Un professeur de psychologie vient lui rendre une visite de courtoisie et de bon voisinage, et apporte en cadeau un pack de rouleaux de papier toilette. Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse d’un tel présent, au risque de lasser le lecteur, mais nous ne pouvons ignorer que ce papier dont l’usage premier n’a pas besoin d’être décrit est en relation avec le gros intestin, couplé au poumon dans les cinq éléments. Le gros intestin marque le temps « d’après », lorsque, libérant ce qui ne peut être conservé, il assure l’hygiène du corps et de l’esprit. Détour scatologique, certes, mais après tout, « je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». À une question de son visiteur, le narrateur répond : « Je n’ai pas de père » (24). Le professeur lui fait alors remarquer que « […] dans certains cas, même après sa mort, le père continue d’exister, même en tant que père défunt » (25). Rencontre opportune de ce professeur ? Prise de conscience tardive ? Puissance du refoulement ? « Le père, il n’est pas mort, il a été tué dans votre conscience » (25). La révélation, alors que le narrateur est âgé de trente ans, laisse une trace profonde en lui : « Des épines ont commencé à s’enfoncer dans mon cœur » (26). Et le lendemain : « Je sentais les épines d’une indéfinissable inquiétude s’attaquer au petit confort de mon cœur » (26). La figure du père, refoulée dans la conscience du narrateur, fait son retour. D’étrange façon. Alors que le narrateur se promène dans un bois, il croise un homme entièrement nu, barbu, velu, qui lui adresse un signe de la main avant de disparaître. Scène réelle ou hallucination, il est bien difficile de le dire. Est-il le satyre de la mythologie grecque, le faune de la mythologie romaine, tous deux repensés en homme-homme et non en homme-animal ? L’étrangeté de la situation pourrait le donner à penser. À moins qu’il s’agisse d’un rêve éveillé ? Le cadre d’abord : un bois (ou une forêt), souvent présent dans l’œuvre de l’auteur, est un lieu par essence magique. Lieu terrifiant (souvenons-nous d’Hansel et Gretel dans La Vie rêvée des plantes) demeure des animaux sauvages, il abrite aussi les parias de la société, les brigands, les hors-la-loi, mais aussi les ermites, transformant le bois en un repaire de dangers potentiels. Lieu à dimension sacrée, les arbres qui le composent font le lien entre le monde chtonien et le monde ouranien, joignant la terre au ciel. Qu’un homme nu et barbu surgisse du bois ne surprend pas dans le déroulement de l’histoire. La barbe, signe de virilité, est aussi signe de sagesse et de maturité. Le père fait un retour inattendu. Il est nu comme le roi l’était. Comme Canaan, dans la Genèse, se dévêtit après avoir trop bu. Ses fils, détournant leurs regards, le couvrent d’un manteau. Sandor Ferenczi, contemporain de Freud, avait entrevu la nudité comme une tentative thérapeutique d’intimidation pour guérir l’enfant à l’égard de sa dépendance envers le parent. Car ne l’oublions pas, ce qui se cache sous la nudité de l’homme, si nous osons le dire ainsi, c’est la virilité paternelle, comme support du complexe œdipien. Soudain mal à l’aise par la vision de cet homme nu — un homme parmi les hommes, que rien ne peut distinguer, à qui aucune identité ne peut être attribué, rendant ainsi toutes les identités possibles —, Myeongjae, notre narrateur, n’ose se retourner de crainte de rester figé sur place, comme le fut Daphnée ou la femme de Loth, transformée en statue de sel pour s’être retournée sur son passé. Quel est le destin d’une question enfouie depuis l’enfance et qui soudain fait retour ? Le travail de la mémoire n’attendait-il que la rencontre pour se mettre à l’œuvre ? Et la question qui jusqu’ici n’avait pas surgi mérite-t-elle que l’on se retourne ? Cette étrange et silencieuse rencontre agit comme un signal. Elle déclenche un rêve. Les rêves, comme principe narratif, parcourent l’œuvre de l’auteur et agissent comme des déclencheurs. Il faut alimenter les rêves pour qu’ils restent en vie. Ce qui ne peut être dit peut être rêvé. Le narrateur se met ainsi à l’abri de son inconscient. Mais le rêve n’est pas seulement le produit du refoulement, comme trop souvent dit. Il est aussi une exacerbation des fantasmes. Dans le rêve, le narrateur est âgé de neuf ans, l’âge où peut commencer la puberté. Il a une irrépressible envie d’uriner, mais son père, de qui on n’entend que la voix dans le rêve, lui interdit formellement d’uriner n’importe où. L’enfant parcourt la ville à la recherche de toilettes mais n’en trouve pas. Obsédé par l’interdit paternel, il marche sans cesse, son sexe enflant au point d’éclater. Enfin, ne tenant plus, il urine dans un champ, tandis que, d’un seul coup, des spectateurs apparaissent et se moquent de lui. Le regard des spectateurs joue un rôle important dans la honte de l’enfant, à la fois coupable d’avoir transgressé l’interdit paternel, et coupable de ne pouvoir s’arrêter d’uriner. Les spectateurs rient de l’infortune du jeune garçon ; il urine sans fin, malgré leur présence. Trente années de silence au sujet du père sont en train d’être évacuées. La honte a besoin du regard de l’Autre, sans quoi elle s’éteint. Malgré les quolibets, l’enfant urine sans interruption, au point qu’il s’en inquiète, et soudain une immense flaque d’urine se forme. Son sexe est démesuré. L’enfant devient enfant-fontaine. Avec les flots d’urine s’évacuent les vieilles mémoires et le rapport à l’autorité, ou plutôt l’absence d’autorité paternelle. Ce que vide l’enfant est ici le passif qu’il entretient avec les figures tutélaires, et notamment celle du père. Les spectateurs s’en vont. Le rêve s’achève ? Non, une stèle s’élève soudain au bord de la flaque d’urine, sur laquelle l’enfant distingue mal ce qui est écrit : le nom de son père. Le nom du père est illisible. Le Non du père est illisible pourrait-on écrire, pour rester dans la tradition lacanienne. Le narrateur prend conscience que cette inscription illisible (puisque le narrateur ne connaît pas le nom de son père) est en réalité une épitaphe. La stèle qui s’élève est de celle que l’on érige sur les tombes. Tombe à laquelle pourtant le jeune Pukil, dans L’envers de la vie, a mis autrefois le feu. Habituel témoin du souvenir ou de la gratitude, la stèle surplombe ici la flaque d’urine et met à mal l’interdit paternel. Ou plutôt, elle le consacre. En le réifiant. La scène est achevée, le public n’est plus utile au rêveur. « Le problème, c’est que ce qui a disparu tentera d’émerger dès que l’occasion se présentera, même sous une forme défigurée. Tout chose existante cherche à s’exprimer. Quiconque abrite un souvenir enfoui profondément souffre beaucoup, il lui faut évacuer toute la mer ou bien plonger dans ses profondeurs » (35).

L’urine, lointaine cousine de la mer-mère, et la présence « érectile » de la stèle ciel-père juxtaposent les deux éléments et forment l’espace sacré dont tout adorateur a besoin, et dont toute adoration ne peut se passer. La stèle devient le totem auquel il est possible de se référer. L’image du père dressée, l’autorité est reconstituée, ainsi que la famille, que la stèle représente aussi. Pourtant, il dit avoir reçu tout ce dont il a eu besoin pour devenir un adulte responsable : « Pourquoi aurait-on besoin d’un père ? » (46). Dans La Lenteur, Milan Kundera affirme que : « Peut-être est-ce à l’état de nourrisson que l’homme connaît pour la première fois l’illusion d’être élu, grâce aux soins maternels qu’il reçoit sans mérite et revendique d’autant plus énergiquement. »

De l’impossible oubli

Le père soudain surgi du désir du jeune homme rouvre une plaie enfouie en même temps qu’il provoque, par sa présence même, un nouveau manque. Le professeur de psychologie à qui il est allé demander conseil donne un exemple de ce manque. Il rapporte un fait divers dans lequel un jeune homme tue son oncle qui lui soutirait sans cesse de l’argent. Un oncle endetté, père de substitution (que nous retrouvons par évocation dans L’Envers de la vie, Le Vieux journal, Le Chant de la terre et Le Regard de midi). Le jeune homme tue son oncle (il ne peut y avoir deux pères !) et enterre le cadavre dans la montagne. Quelques jours plus tard, devenu soudain somnambule (autre façon de faire parler l’inconscient), il creuse le sol « comme s’il effectuait des fouilles archéologiques », avant qu’il soit découvert par la police. Myeongjae conclut ainsi : « Il m’a rappelé que pour moi, mon père n’était plus quelqu’un qui n’existait pas. […] Si on dort tranquille, tout va bien, mais quand on se met à se lever pour aller creuser, impossible d’abandonner ses fouilles avant d’avoir trouvé ce qu’on cherche, on ne guérit pas de ce genre de somnambulisme » (37). Il est prévenu : le père ne s’oublie jamais, quelles que soient les circonstances. Oublié, il fera retour. Nié, il résistera. Et le narrateur rajoute plus loin : « L’homme est par nature un être qui cherche, il est perpétuellement en quête. Il ne sait pas toujours ce qu’il cherche, ni pourquoi, mais il cherche, il cherche » (37).

La recherche du père est ici bien entendu étendue à toutes les quêtes dans l’œuvre de l’auteur. Yu, Pukil, Hou ou Myeongjae — les personnages de l’œuvre —en donnent de belles illustrations. Ce rêve rappelle au jeune homme que son oncle l’a élevé après la disparition de son père, un oncle dans le regard duquel il ne voyait que bonté, douceur et apitoiement. Le regard de l’autre structure l’œuvre de l’auteur. Ses personnages souffrent du sentiment d’exclusion, d’étrangeté, dû à leur statut d’orphelin. Un statut frappé au sceau de la double peine : orphelin, certes, mais aussi « autre », dans un pays marqué par le poids historique de la famille traditionnelle, où tout écart (divorce, décès, parent isolé, etc.) place aussitôt l’enfant à l’extérieur de la norme. La différence marquée, tant sur le plan individuel que sur le plan social, renvoie l’orphelin à sa singularité. Avec le sentiment d’exclusion, le risque qu’à son tour l’enfant s’auto-exclut n’est jamais bien loin.

Rechercher son père, en deçà de sa volonté, échappe à l’entendement de Myeongjae, plongé dans le conflit intérieur. La volonté de l’homme n’est autre que son moi proprement dit, avance Schopenhauer. Ainsi, la volonté issue du libre arbitre s’écarte de tout déterminisme. La volonté suppose l’intentionnalité, une dynamique réflexive allant de la conscience de l’acte à sa construction et ses conséquences possibles. Ce n’est pas le cas de Myeongjae qui « sent » plus qu’il ne décide.

« Et si j’étais dirigé par toute autre chose que ma volonté ? » (76). C’est un thème souvent utilisé par l’auteur, selon lequel l’humain pourrait (verbe au conditionnel, car l’auteur formule l’idée sous forme de questions) être mû de l’extérieur, être « agi » de l’extérieur ; que notre propre volonté pourrait être dominée par une force extérieure sur laquelle nous n’aurions aucune prise. La volonté personnelle, consciente, susceptible de nous faire mener à bien nos projets, s’oppose en général à l’activité réflexe et automatique. Illusion : nous ne sommes pas maîtres de notre volonté. Elle agit en nous, à notre insu, et nous transporte de désir en désir, dans une ronde sans fin. Il est illusoire de penser que nous avons une prise permanente sur l’activité de la volonté. Myongjae, en s’interrogeant suis-je maître de ma volonté ?, s’interroge sur la puissance qui dépasse cette volonté. Nietzsche souligne dans La volonté de puissance que « l’homme a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui ». Myongjae, agi par une autre volonté que la sienne (comme Yu dans Ici comme ailleurs), s’interroge dans le même temps sur la limite de sa volonté. Il est dans un état de tension pulsionnelle, sans activité réflexive préalable, qui le pousse à rechercher son père. En ce sens, il a raison de penser que sa volonté ne lui appartient pas. Le désir, qui n’est que récent chez lui, semble le guider malgré lui. À la manière de ces nématomorphes dont son amie lui décrit le comportement (75). Ces larves de vers vivent dans le ventre de la sauterelle, et, par un savant travail de manipulation, l’obligent à se diriger vers des étendues d’eau, dont ils ont besoin pour naître et trouver des partenaires sexuels. Le narrateur prend un autre exemple qu’il tire de Mario Vargas Llosa. L’écrivain péruvien rappelait que l’écrivain était rongé par un ver solitaire (le roman) qui chaque jour l’oblige à se soumettre à son maître intérieur, qui le dévore et le contraint à l’alimenter. Myeongjae est aussi la proie d’une force qui le dévore et le contraint à satisfaire le désir de retrouver son père. Une troisième anecdote renforce le caractère inéluctable de l’attitude du narrateur. Elle raconte la relation maître-esclave entre deux militaires, un simple soldat devenu l’esclave d’un caporal tyrannique. Lorsque le caporal choisira un autre simple soldat comme esclave et souffre-douleur, le premier soldat, en manque de maître, le tuera. Dans les trois histoires, nous retrouverons l’inéluctabilité de certaines actions humaines quand la force intérieure, même destructrice, pousse à agir contre toute logique.

Myeongjae ne peut résoudre le conflit qu’en accomplissant ce qui est « dicté de l’extérieur », par pure nécessité d’auto-conservation. Son désir latent trouve un écho à son désir de Dieu. La figure paternelle, en tant que figure interdictrice (nous en avons un exemple avec le rêve de miction), figure absente dans l’enfance de Myeongjae, s’est nécessairement déplacée. Rappelons ici que ce n’est pas le père qui se constitue en surmoi, mais l’enfant qui investit la figure du père (ou toute autre figure pouvant marquer l’autorité, l’interdit). L’enfant projette sur ces personnes les représentations interdictrices logées dans son inconscient. Dieu peut constituer cette figure interdictrice, mais aussi protectrice et régulatrice. Nous l’avons vue précédemment, l’oncle qui a pris la place du père absent n’était que bonté et compassion. On peut raisonnablement penser que l’enfant sans père a pu chercher d’autres figures, plus puissantes, pour l’investir de ce pouvoir interdicteur, dont il faut rappeler ici la capacité de régulation pulsionnelle et sociale qu’il constitue. Fidèle au travail que nous avons entrepris, commenter chaque roman à l’aune de l’œuvre, chaque texte comme partie d’un tout, nous avons puisé dans l’ensemble des textes les éléments qui nous permettent d’avancer cette hypothèse.

Un père politicien

Il retrouvera son père au cours d’une campagne électorale dans la ville où le jeune homme soigne sa tuberculose. Son père est le candidat n°2. Il le rencontre au cours d’un meeting, et bien qu’il se présente en citant son nom et son prénom, le nom et le prénom de sa mère pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, le candidat n°2 l’ignore. Le père ne le reconnaît pas, ou fait semblant de ne pas le reconnaître. Au travers d’un contact, tout semble être dit. Le père appuie sa main sur le dos de la main de Myeongjae, pas très fortement, mais ce dernier ressent une vive douleur. Quand il retire sa main, elle est en feu. La communication symbolisée par le contact des mains a bien eu lieu et révèle l’échec de la démarche du fils. La scène n’a pas échappé à un autre candidat, qui devine la nature de leur relation. Le lendemain, dans les rues de la ville, une affiche proclame : « Pouvez-vous faire confiance à un homme qui, après avoir abandonné sa femme légitime et son enfant, prétend se mettre au service de la population ? » (97). La contre-attaque du père ne se fait pas attendre. Il fait enlever son fils et le fait séquestrer par ses hommes de main, jusqu’au résultat final des élections. Épisode cocasse, c’est le père qui demande à son fils de l’aider en signant une déclaration dans laquelle son fils affirmerait n’avoir aucun lien de parenté avec le candidat n° 2.

L’échec de la rencontre avec le père au cours du meeting électoral est commenté plus loin : « Les pères aiment ou n’aiment pas. L’amour ne relève de rien d’autre que d’un droit ou d’un devoir » (111). Ainsi, l’amour paternel ne relèverait que d’une convention, juridique quand il s’agit du droit, morale quand il s’agit du devoir. La storgê n’a pas de place dans cette perspective. « Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard », disait Nietzsche. « Le surmoi, c’est le père », s’est écrié Myeongjae un peu plus tôt. « […] Même absent, il est encore présent. Et lorsqu’il n’est pas là, il est encore plus étouffant. C’est la violence de son pouvoir » (59-60). Pourtant, la fonction surmoïque du père est aussi celle qui protège l’enfant d’une relation exclusive et fusionnelle avec la mère. Mais que le père n’ait pu jouer ce rôle d’interdicteur, de séparateur de la relation mère/fils ne supprime pas pour autant sa fonction symbolique. La trace de quelque chose qui a eu lieu est maintenue. L’absence de père n’est jamais totalement une absence. Paradoxalement, elle renforce l’importance de sa fonction symbolique. C’est la raison pour laquelle Myeongjae voit juste quand il affirme que même absent le père est présent. Ainsi, nous pouvons dire que ce qui anime de l’extérieur la volonté du fils n’est pas une volonté venue de l’extérieur (sinon une volonté divine ?), mais la trace mnésique qui refait surface. Myeongjae, par le nom qu’il porte (Han Myeongjae) ne peut se déprendre de la généalogie dont il est issu.

Le rêve encore et toujours

Comme souvent dans l’œuvre de l’auteur, c’est dans les rêves de ses personnages que nous découvrons les plis secrets de leurs actes. Myeongjae entre dans la maison de son père. Auparavant, il a ouvert la porte en posant son front sur la serrure. Il n’est pas surprenant que Myeongjae ne dispose pas de clé. La clé, symbole du mystère à percer, de l’énigme à résoudre, est le moyen par lequel le mystère peut se dévoiler. La serrure, au-delà de sa connotation sexuelle, parce qu’elle autorise à voir à l’intérieur de la maison (ou de l’intérieur vers l’extérieur, si on ne veut être vu), marque l’accès au royaume incertain, l’espace de sécurité auquel on ne peut accéder que si nous en avons le code, par l’intermédiaire de la clé : « Toute serrure est un appel au crocheteur », écrit Bachelard dans La poétique de l’Espace. Myeongjae n’a pas de clé, mais sur son front est inscrit le code de la serrure.Nous imaginons volontiers que le front ainsi désigné est le troisième œil de la tradition orientale. Le troisième œil a fait office de sésame. Placé entre les sourcils, il est le siège de la connaissance de soi, de l’éveil à soi. On le relie volontiers au troisième chakra, le « Chakra Anja », siège de la perception des dimensions subtiles, de l’intuition, du mysticisme, de la perspicacité et de la sagesse. Il marque le désir du narrateur de se rapprocher de l’intimité de son père en même temps qu’il fait accéder le véritable désir du narrateur, qui jusqu’ici restait flou, à sa conscience. Une fois de plus, ce qui ne peut être dit peut être rêvé. À l’entrée de la maison, son père l’attend mais disparaît subitement. Myeongjae ouvre une porte qui donne sur une pièce vide, sans chaleur, sans âme. Il traverse la pièce pour se retrouver face à une nouvelle porte qu’il franchit pour se retrouver de nouveau dans une pièce vide. De tous côtés, des portes donnent sur des pièces vides. Dans aucune des pièces qu’il franchit, il n’a le sentiment d’être chez lui. Les pièces se multiplient à l’infini, toujours vides, jamais accueillantes. Il s’épuise à aller de pièce en pièce, sans jamais trouver sa place. Depuis l’onirologie antique, la maison a toujours été associée à son propriétaire et, par conséquent, au corps du propriétaire. La porte dont rêvait Hou dans Le Chant de la terre avait une connotation sexuelle ; dans Le Regard de midi, il nous paraît plus juste d’étendre l’allégorie au corps de la famille. La famille conçue comme une extension du corps du propriétaire. Les pièces vides, en enfilade, qui n’offrent ni accueil, ni chaleur, ni sécurité marquent le manque à être de Myeongjae, sa difficulté à trouver sa place dans la maison/famille amputée du père. La maison ainsi pénétrée par l’action du corps du rêveur devient représentation de soi. Le corps du propriétaire se substitue à son propre corps. Le lien établi entre l’espace habité et le corps organise un « habitat interne », facilite la perception et la circulation des lieux. La maison est ce non-moi qui protège le moi. En organisant la répartition des lieux intérieurs, la famille organise aussi l’espace de son intersubjectivité. La répartition des places de chacun dans la maison rappelle la répartition des statuts au sein de la famille. Chacun s’approprie (ou non) l’espace et le délimite par la délimitation de soi. Dans le rêve, la maison est désespérément vide, les meubles et objets qui permettraient de l’identifier et d’identifier les traces d’existence, traces de soi, traces des autres, sont absents. La maison est désertique comme fut désertique la relation entre Myeongjae et son père. Sans identification au père, il ne peut y avoir identification au lieu. Nous en avions déjà eu un aperçu lorsque le narrateur habitait une maison prêtée par sa mère, et que, lisant à même le sol, il effectuait le tour de la pièce sans jamais pouvoir se fixer. Quelques pages plus loin, nous en avons une autre illustration à travers une chronique de voyage qu’il avait autrefois lue et dont curieusement le souvenir lui revient.

Le chroniqueur se rend à Prague dans le but de visiter la maison de Kafka. Mais il dispose d’une seule journée et malgré son opiniâtreté, il ne parvient pas à trouver la maison. Il réussit finalement à s’approcher du château pour constater qu’il n’a plus le temps de le visiter : « J’étais pareil à l’arpenteur du roman de Kafka qui, parvenu au Château, n’avait pu y entrer » (71). Traverser des pièces vides ou ne pas pouvoir visiter le château relèvent d’une construction commune. 

Une double révélation aura lieu pour Myeongjae. La première vient après une citation de Malte quand il affirme « vouloir ne jamais aimer, pour ne mettre personne dans l’atroce situation d’être aimé » (128), affirmation qui nous fait penser à celle d’Emil Cioran : « La source du malheur dans l’amour est la peur d’être aimé », et qui nous fait découvrir qu’il est impossible de ne pas aimer. Paraphrasant Paul Watzlawicz qui affirmait qu’« on ne peut pas ne pas communiquer », nous pourrions dire avec Myeongjae : on ne peut pas ne pas aimer. Aimer basculerait Myeongjae dans une incertitude qu’il avait naguère compensée par une relation étroite avec sa mère. Ne pas aimer pour ne pas être aimé signifie donc que seul Dieu peut être objet d’amour, car son amour abstrait envers les hommes ne les menace pas, créant ainsi entre Dieu et les hommes un espace sacré de mutuelle adoration, un espace protégé des malheurs du monde, qu’on le nomme royaume, éternité, arrière-monde, etc.

Mais, et c’est la deuxième révélation, par un surprenant effet narratif, nous retrouvons Myeongjae pris d’un impérieux besoin d’écrire. Malte écrivait : « J’ai fait quelque chose contre la peur. Je suis resté assis toute la nuit et j’ai écrit. » L’écriture-exutoire est à l’œuvre. Loin de tenir un registre des événements ou un relevé de ses émotions, Myeongjae écrit une fiction dans laquelle son père et lui sont les personnages principaux.

Myeongjae sait désormais qu’il doit sortir de sa captivité, qu’il doit tourner le dos à la lumière et se diriger vers l’ombre. Mais s’il veut faire face à la situation, il doit opérer un renversement et doit aller de l’ombre à la lumière. « Quand l’esprit patauge, c’est le corps qui se fait juge » (127). Phrase qu’aurait pu prononcer Hou dans Le Chant de la terre, lorsqu’il entreprend son voyage de la mortification. Devoir choisir entre l’ombre et la lumière, les personnages de l’œuvre tout entière y sont habitués. Mais Myeongjae sait que « quel que soit le côté où il s’engage, il n’y trouvera pas son compte » (127). On retrouve là le refus de l’engagement de l’auteur et sa difficulté à croire au monde présent comme étant le monde définitif.

Myeongjae conclut par le rappel de la parabole du fils prodigue, qu’évoque dans de merveilleuses pages Rainer Maria Rilke. Après avoir quitté la maison paternelle et mené grand luxe avec sa part d’héritage, le fils prodigue connaît la misère et retourne chez son père pour se faire pardonner. Il est accueilli à bras ouverts par son père, qui donne une grande fête en son honneur, au grand dam de son frère aîné, resté dans la demeure familiale. La parabole est prétexte pour Malte et Myeongjae de penser la question de la réciprocité dans l’amour et de la douleur d’être aimé. Mais aucun des deux narrateurs ne s’intéresse à la situation du frère aîné. Lui qui toute sa vie s’est conformé à ce qui était attendu de lui, qui a travaillé dur pour s’enrichir, qui n’a jamais reçu les honneurs que vient de recevoir son jeune frère de retour au bercail. Que le grand frère ait confondu loyauté au père, vie laborieuse, goût pour les richesses matérielles, au fond, peu importe. La blessure narcissique qu’il reçoit, la non-reconnaissance dont il est l’objet au motif qu’il est le fils fidèle, est sans doute la blessure qui ressemble le plus à la blessure de Myeongjae. Que le père de la parabole dise au fils aîné, en guise de consolation, « ce qui est à moi est à toi » est un simple procédé d’annulation. Ce qui est au père est au fils aîné, est au fils prodigue. La fidélité ne paie pas toujours. Le narrateur a conscience de cette aporie. Il l’écrit d’ailleurs : « N’avance plus, arrête-toi là ! C’est ce que tous les livres nous imposent. Si on ne s’arrête pas à la conclusion, on s’expose à de nouveaux dangers, à celui du vide. Ce n’est pas ce que souhaite l’auteur. Ni le lecteur » (129). L’écrivain est de retour. Il surplombe le narrateur.

La fiction que rédige Myeongjae consacre le roman : il rentre dans une maison où son père est en train de dormir. Myeonjae s’approche du lit et murmure : « Me voici », comme on le retrouve dans le passage biblique : « Il vint vers son père et dit : Mon père ! Et Isaac dit : Me voici. » « Isaac devenait vieux, et ses yeux s’étaient affaiblis au point qu’il ne voyait plus. Alors, il appela Ésaü, son fils aîné, et lui dit : Mon fils ! Et il répondit : Me voici. Qui es-tu mon fils ? »

Le père, plutôt l’obscurité, répond : « Pourquoi es-tu venu me voir ? N’attends rien de moi. » Avant de rajouter : « Ne demande pas aux autres de faire ce que toi tu voudrais. » Le glas sonne. Myeongjae est renvoyé à sa solitude et à ses tourments. Le passage cité (126-128) est d’une grande intensité émotionnelle. L’aveu du père signe l’échec du fils. Dans cette recherche de paternité, il n’y avait pas réciprocité des désirs. Myeongjae rentrera au bercail, au sens littéral du terme, en compagnie de sa petite amie, qui, sur le chemin retour, lui chante une douce chanson d’anniversaire. On ne peut pas ne pas aimer.


Extrait de Écrits de  l’intérieur de Jean-Claude de Crescenzo (2021, Decrescenzo éditeurs)

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