Chroniques Styles & Cie

Contes et récits de Corée

Audace et transgression pour des destins féminins hors norme dans cette anthologie héritée de l'ancienne Joseon, pour notre grand plaisir !

Yadam
Récits courts permettant de traiter les sujets de société avec liberté dans le but d’instruire et de divertir.
Source
"Le cinéma coréen", ouvrage collectif sous la direction d’An Pyongsup et Adriano Apra, éditions du Centre Pompidou, 1990.
Source
KIM, Young-Ile, "Vertu et servitudes de la femme coréenne", Academia Bruylant, 2005.
Pansori
"Le chant de la fidèle ChunHyang", traduit par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Editions Zulma, 2008.
Mésalliance
Car si l’homme se marie au-dessous de sa condition, prend une seconde épouse y compris Yangban, ou une concubine, c’est elle et ses enfants qui pâtiront de cette mésalliance : voir Kim Young-Ile op.cit.
Interdiction de remariage
Pour ne pas empêcher leurs fils d’accéder aux concours réservés aux yangban, voir Kim Young-Ile op.cit. Voir aussi le commentaire sur le film historique La tente de relégation, réalisé par Yi Tuyong (1980) dans Le Cinéma coréen, op.cit.
Portraits masculins
Même si le destin de certains héros se trouve lié à leur décision concernant une femme, comme dans « Makdong, l’ancien domestique », qui fuit pour échapper à une liaison avec la jeune veuve qui régente la maisonnée, et le « chérissait tendrement ».

Loin des contes traditionnels tissant le récit d’une Corée mythique, voici venir à nous grâce à leurs traducteurs une anthologie de trente-deux récits qui renouvellent l’image d’une société figée dans un confucianisme inhibiteur. En trois volumes thématiques, Guerres et vengeances, Des femmes remarquables, et Truands, veuves et fantômes, Han Yumi et Hervé Péjaudier présentent un portrait iconoclaste et parfois malicieux d’un peuple moins soumis qu’il n’y paraît, à l’image des scènes de théâtre de rue qui, sous le masque de l’humour, sont aussi une satire de ces gens compassés, confits en classicisme. L’art populaire sait bien partout se défier des conventions.

Les héroïnes à l’honneur

Et ce sont particulièrement les dix-neuf portraits de femmes qui nous intéressent dans ce corpus, même si l’ensemble des récits recueillis ouvre notre regard sur une réalité sociétale bien plus contrastée y compris dans la classe Yangban figée par l’éthique néoconfucianiste. Ainsi qu’Han Yumi et Hervé Péjaudier l’expliquent précisément dans leurs préfaces et surtout dans le riche appareil de commentaires qu’ils proposent pour chaque récit, alors que la création du Hangeul, alphabet de la langue coréenne, et sa diffusion surtout à partir du XVIème siècle, permettait d’accéder plus facilement à la lecture, de nombreux auteurs vont écrire pour ce public élargi. Le joug de la servitude dans une société où la femme n’est rien s’en est peut-être trouvé secoué, gageons que ces récits auront fait rêver de nombreuses – de nombreux ? – aspirants au changement.

Une grande diversité de sources

Les textes choisis ont été écrits entre la toute fin du XVème et le début du XXème siècle ; plusieurs sont issus de la tradition orale, certains sont des yadam ; deux sont bien antérieurs et datent du XIIème siècle période Goryeo, et expriment une liberté tout à fait réprimée dès l’avènement de la dynastie Yi, fondatrice de l’ère Joseon. Les plus récents sont influencés par le mouvement Silhak au XVIIIème siècle, qui permit de réformer certaines règles néoconfucianistes, endurcies au fil des siècles pour conforter le pouvoir royal et la suprématie de la dynastie Yi, au détriment en particulier des femmes Yangban. Il s’est donc toujours trouvé en Corée des esprits sinon critiques, du moins observateurs de la condition faite aux femmes. De plus, de nombreuses références sont faites par les auteurs à d’anciens récits chinois, légendaires, qui rappellent l’existence de réalités historiques diverses, elles-mêmes étayées par d’autres croyances ou philosophies. Par ailleurs, on retrouve dans ces récits, la matière qui nourrit le cinéma réaliste de la deuxième moitié du XXème siècle* et aujourd’hui la créativité des scénaristes de ces innombrables séries historiques par le biais desquelles le public occidental a découvert la culture de l’ancienne Joseon.

De l’épopée à l’anecdote, chaque récit met en valeur le courage, l’audace, la réactivité et la résistance, toutes qualités inattendues chez des femmes éduquées dans la soumission et l’oubli de toute individualité*. Pour autant, ces récits ne sont pas un appel à la révolte, plutôt la reconnaissance de comportements valeureux, se référant souvent à d’autres héroïnes de la tradition chinoise classique, de femmes qui ont su résister aux pressions, préserver leur dignité, honorer leurs promesses, jusqu’à se travestir, traverser des espaces infinis, travailler comme des hommes, voire à la place d’un homme.

Défier la lettre en défendant l’esprit

Piété filiale, fidélité amoureuse et conjugale restent ainsi les valeurs défendues par les héroïnes de ces récits, contre parfois les projets qu’autrui fonde pour elles. Ces portraits-là font l’objet spécifique du second volume de la trilogie intitulé Des femmes remarquables : celles-là transgressent sciemment les conventions comme dans « La fée à la flûte de jade » où l’héroïne fille de gisaeng, brave la ségrégation sociale, avec son amoureux fils de gouverneur, comme Chunhyang dans le pansori, mais avec plus d’audace et d’initiative, ou dans « L’illettré d’Andong », où « l’épouse rusée enseigne à son époux », fils de ministre et analphabète; elle le sauve du déshonneur car elle possède elle-même « de rares talents de lettrée » qu’elle garde tout de même cachés par souci des convenances. Qui plus est, elle lui enseigne probablement le chinois classique dans lequel les textes de référence pour les concours étaient écrits. Plusieurs récits sont ainsi l’occasion pour leur auteur d’insérer des poèmes écrits dans la tradition chinoise classique, pour attester chez leurs jeunes héroïnes d’origines sociales diverses, d’une qualité d’éducation plutôt reconnue car réservée, aux courtisanes lettrées, les Gisaeng.

D’aucunes acceptent des promesses de mariage et luttent pour protéger leur engagement, contre la volonté de parents plus ou moins bien intentionnés. D’autres succombent aux plaisirs sensuels, dans « Le lettré Yi qui sautait le mur » par exemple, pour ensuite défendre leur projet de transformer la faute en union consacrée. Certaines, issues de classes moins favorisées, acceptent les conséquences d’une mésalliance pour s’illustrer ensuite en sagacité et clairvoyance comme « La femme du saunier » qui en comptable avisée, fera la richesse de son époux, quitte à se suicider aussi si leur sacrifice n’est pas considéré à sa juste valeur comme dans « La promesse violée ». La mort n’est d’ailleurs pas toujours un obstacle, et le fantôme de Demoiselle Choe, l’épouse aimante du Lettré Yi citée ci-dessus, revient vivre auprès de lui pour honorer leurs serments d’amour éternel, et l’aider à récupérer tous leurs biens! Les plus hardies se travestissent pour échapper à leur statut de soumission qui les condamne à un destin néfaste, elles deviennent guerrières telles les deux héroïnes de « La femme au sabre », stratèges, ou bien à l’extrême, elles se font meurtrières pour défendre leur honneur dans « À coups de poignard, elle échappe au mariage forcé », et celui de leur époux, comme dans « Dame Eun-Ae qui assassina une vieille ».

Des destins absolument hors du commun soulignent les traducteurs, inimaginables même, dans le contexte historique d’une société installée dans la répression de toute déviance par rapport à la loi, où malgré l’assouplissement né de l’ouverture du pays et des hommes à d’autres cultures et influences, le carcan dogmatique a contaminé la condition féminine de toutes les classes sociales, l’image de la femme pure, fidèle et soumise transfusant y compris le monde du travail, de l’époque de l’industrialisation en Corée du sud jusqu’à nos jours. L’exemple des « veuves vertueuses », comme la petite paysanne du récit « Les derniers mots de la veuve », qui accomplit toutes les obligations d’une bru et d’une mère, en réprimant dramatiquement leur sensualité comme « Dame Pak , la veuve vertueuse», en est peut-être l’illustration la plus cruelle, et la plus proche de la réalité. Ces jeunes épousées se retrouvant veuves très tôt devaient demeurer chastes, interdites de remariage sauf dans « Le père offre un conjoint à sa fille veuve » et encore, dans la clandestinité.

Des modèles bien vivaces pour la création fictionnelle

Le fait que certaines de ces femmes aient pu être des personnages historiques comme « Demoiselle Bu, la travestie stratège » a sans doute permis l’éclosion de cette veine quasi hagiographique, qui se retrouve aujourd’hui dans la culture populaire des séries télévisées, nouvelle lucarne pour la diffusion de ces récits mais qui devrait permettre à la lueur des connaissances historiques justement, d’entretenir aussi l’exercice critique chez leur public.

Ces séries s’emploient à ressusciter ou à fantasmer ces héroïnes du très lointain Joseon bravant toutes les interdictions pour devenir étudiantes, scribes, soignantes…, souvent en se travestissant, c’est-à-dire en bravant tous les interdits. Mais elles peuvent être aussi guerrières, combattantes, formées aux arts martiaux les plus spectaculaires à l’image de la jeune esclave avec sa maîtresse Yangban dans le récit « La femme au sabre ». Elles sont en général amoureuses et aimées en retour de puissants personnages, un « Tigre » symbolique pour « La belle-fille vertueuse et le tigre », ou d’aspirants au pouvoir qui après moult péripéties finissent par les adouber comme compagnes officielles envers et contre tous. Le goût pour le surnaturel comme à l’époque où le Lettré Yi sautait le mur fait abonder les fantômes, revenantes et passagères temporelles. Plus proches de nous, les séries font aussi la part belle à des femmes indépendantes ou aspirant à l’être, se battant pour leur reconnaissance professionnelle, dans des domaines où la force et la résistance physique sont particulièrement mises à l’épreuve, et à l’honneur (policières, cascadeuses), et où la maternité n’est plus ni une évidence ni une compétence innée, même si elle reste très valorisée. Tous personnages déjà présents dans cette anthologie comme une preuve de la vitalité des contre-modèles dans une société qui peine encore à accepter la notion d’égalité des sexes, sertie qu’elle est dans son moule ancestral, mais qui n’a jamais hésité à bousculer les stéréotypes.

Ok-Yeong la valeureuse

L’anthologie comporte également de nombreux portraits masculins, mais on gardera le souvenir de ce choix de destinées féminines exemplaires sur lesquelles les traducteurs attirent spécifiquement l’attention des lecteurs. De quoi alimenter l’imaginaire collectif et l’idéal, à l’image d’Ok-Yeong, épouse de Choe Choek, dans le premier récit rapporté par Han Yumi et Hervé Péjaudier, vaste fresque qui court sur une cinquantaine d’années à partir de 1590 environ, traversée par la violence politique qui bouleverse la vie quotidienne et oblige les êtres à se séparer, s’expatrier… Un récit qui résonne avec ceux plus contemporains, écrits et rapportés sur la terrible guerre civile qui au milieu du XXème siècle, broya les individus et fit exploser les solidarités familiales et les serments de fidélité éternelle. Ok-Yeong concentre tous les détournements de sa condition traditionnelle, personnage dans lequel se fondent toutes les héroïnes de cette trilogie : jeune promise luttant pour faire respecter son engagement malgré l’éloignement de son fiancé, jeune mariée séparée de son époux par la guerre et obligée de s’exiler, jeune mère luttant pour survivre en s’employant,  travestie, comme marin auprès d’un patron japonais … Et avec tout cela, fidèle, dévouée envers ses aînés, et ses enfants.

Une belle lecture, pleine de promesses

Ces récits d’une ancienne Corée aujourd’hui très mythifiée dans l’imaginaire populaire constituent donc un témoignage essentiel de l’interprétation littéraire de réalités sociétales et de leurs variations ; assortis d’un appareil documentaire minutieux dans son rapport à l’historicité où les traducteurs présentent aussi les auteurs de ces textes, citent également les préfaces des éditeurs coréens, et explicitent leur choix de publier par exemple deux versions d’un même conte. Un travail de mise en lumière particulièrement enrichissant pour les lecteurs et lectrices, plein d’esprit et jamais rébarbatif. En outre, la richesse des descriptions de l’environnement naturel, domestique, politique dans ces contes et récits, comme des péripéties des intrigues facilitent la représentation mentale, et laissent augurer de la popularité par exemple d’une adaptation en bande dessinée, autre vecteur populaire et contemporain de diffusion culturelle. Une belle et bonne lecture donc.


Contes et récits de Corée
Tome I Guerres et vengeances
Tome II Des femmes remarquables
Tome III Truands, veuves et fantômes
Ensemble traduit et commenté par HAN Yumi et Hervé PÉJAUDIER
Éditions Imago, coll. Scènes coréennes, 2021.