Édition et Littérature

Le fétiche et la plume

Pour inaugurer notre nouvelle rubrique "Édition et Littérature" et ainsi comprendre les mécanismes du marché éditorial en France, nous nous intéressons à "Le fétiche et la plume" – Hélène Ling et Inès Sol Salas nous font visiter les dessous de la production littéraire à l'ère du capitalisme tardif.

Quoi de mieux pour ouvrir cette nouvelle rubrique qu’une lecture de l’essai d’Hélène Ling et Ines Sol Salas Le fétiche et la plume paru en 2022.  Le principal mérite de l’ouvrage consiste un état des lieux quasi complet sur l’état de la production littéraire à l’ère du capitalisme tardif.

Les deux auteures radiographient les dessous de la production littéraire dans une approche pluridisciplinaire, intégrant leur propre pratique d’écrivaines, sans jamais cacher ni leur point de vue critique, ni leur pessimisme quant à l’avenir de la littérature, en voie de remplacement par les « contenus ». Qui d’ailleurs pourrait être optimiste à la lecture de cet essai, lorsqu’on voit la concentration en cours dans le monde de l’édition. Quatre groupes – Hachette, Éditis, Media participations et Madrigal – se partage les 2/3 du marché éditorial, ce poids n’étant pas sans conséquence dans la surproduction littéraire, devenue une règle de production. Les quelques dix pourcents laissés aux éditeurs indépendants donnent certes le visage d’une pluralité possible, mais au regard des chiffres, cette pluralité est plus une caution qu’une réalité. Le quasi-monopole des quatre groupes bouscule les conditions non seulement de la production livresque mais aussi les conditions de la création littéraire. Le retour sur investissements nécessite des ouvrages qui ont toutes les chances de plaire au public. Les thèmes, les genres mais aussi les styles d’écriture sont formatés à l’heure des exigences économiques. Des auteurs « calibrés pour le marché ».

De la lecture du manuscrit à l’aune d’un grille éditoriale de plus en plus drastique et autoritaire, à la mise en scène du corps de l’écrivain rendue nécessaire par la course au best-seller et aux prix littéraires prestigieux, synonyme de gros tirages, l’examen est sans appel. Ce qui est fascinant dans la description faite par les deux auteures, —mais qui n’est pas toujours explicité, c’est la participation d’agents (dirait Bourdieu,) qui n’ont pas d’intérêt direct à cette concentration mais qui en deviennent les prolongateurs, voire les prescripteurs. Tout se passe comme si tout le monde avait intérêt à ce que la concentration soit légitime, au motif que les plus gros vendeurs de livres parmi les écrivains, seraient les écrivains légitimes et pourraient donc se partager les Prix littéraires, les honneurs, les places dans les journaux et à la télévision.

Dommage que les auteures n’aient pas poussé plus loin l’analyse des lieux dans lesquels se reproduisent les mécanismes de concentration, la diffusion-distribution et bien entendu les librairies. Les quatre grands groupes étant diffusés et distribués par les mêmes grands opérateurs qui souvent leur appartiennent d’ailleurs. La logique actuelle de la diffusion est à la fois le reflet de la concentration des pôles d’édition et le lieu où s’active et se démultiplie cette concentration. L’autre regret se situe dans la quasi-absence du rôle de la librairie, lieu où tout finit mais en réalité où tout commence avec la vente ou non du livre. Considérer que la production littéraire s’origine seulement dans le front-office, la relation entre l’auteur et son éditeur, est évidemment une pensée que nous ne prêtons pas aux deux auteures. La librairie est aujourd’hui au moins pour 23% des ventes, le véritable lieu de vérité, à la fois symbolique et économique. Le placement du livre en librairie est un enjeu colossal pour tous les éditeurs, et les plus gros éditeurs, par le biais de la concentration sont à même de gagner voire d’imposer des centimètres carrés d’exposition sur table. Dans la diffusion et les lieux de vente s’instruit et se régénère le capitalisme tardif. L’action commerciale des diffuseurs orientée vers le succès rapide (compte tenu de la vie désormais brève d’un livre en librairie) et la nécessité pour le libraire d’une bonne rotation des stocks, les libraires deviennent l’aboutissement de la conformité au désir du marché, à leur corps défendant certes. Leur situation économique n’est pas si florissante et leur position en centre-ville, prix des loyers oblige, réduisent encore leur marge. Après tout, ils prennent les livres comme on leur amène. L’uniformisation de la production littéraire et de la production du livre est donc une chaîne dans laquelle, et par laquelle, la littérature y perd au profit du contenu, comme le texte y a perdu de sa littérarité. Les genres les moins vendeurs, poésie, théâtre, essai, critique littéraire en font les frais, tout comme les auteurs exigeants et les auteurs peu connus.

La plume et le fétiche adopte des positions qui, pour ne pas être nouvelles, ont le mérite de faire le point sur les dangers mortels qui menacent aussi bien le livre que la littérature. On complètera cette lecture éclairante (faite d’un cœur vaillant) par une interview des deux auteures dans la revue en ligne En attendant Nadeau.


Le fétiche et la plume: la littérature, nouveau produit du capitalisme
Hélène Ling et Inès Sol Salas
Rivages, 2022, 22,5€

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