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한복 hanbok

Dans Hanbok, Sophie Darcq recherche l’expression graphique la plus juste pour un récit autobiographique familial sensible et attachant.

Keum-suk Gendry-Kim
L’Attente, éditions Futuropolis, 2021.
Choi Juhyun
Halmé, éditions Cambourakis, 2009.
Park Yoon-sun
En Corée, éditions Misma, 2017.
Jung et Sophie Darcq
Couleur de peau : miel, éditions Quadrants, 4 tomes entre 2007 et 2016.
Média
On pense notamment aux films récents "Retour à Séoul" de Davy Chou, et "Blue Bayou", de Justin Chon. Au roman de KIM Yeon-su, Si le rôle de la mer est de faire des vagues, Picquier, 2015.
Chongrui Nie
Chongrui Nie. Au loin une montagne, Steinkis, 2019.
©Sophie Darcq/ L’Apocalypse, 2023

Il aura fallu presque vingt ans à Sophie Darcq pour publier 한복 Hanbok, ce récit d’un retour en Corée, en 2004, d’où elle et ses trois sœurs sont parties un jour de 1980, pour être adoptées par une famille française de Limoges. Le résultat est un récit à la fois tout en retenue et bouleversant. Connue pour ses multiples collaborations à des revues, l’ouvrage est le premier roman graphique de l’autrice. Une première partie de ce travail a été publiée en Corée aux éditions Sai Comics en 2010, mais ce premier tome nécessitera plus de temps à Sophie Darcq pour publier sa version aboutie en France. C’est dire si chaque détail a dû être réfléchi, et l’ensemble composé.

L’autobiographie, en particulier l’expérience du déchirement familial, est un motif récurrent dans la bande dessinée d’auteur-ices coréens ou d’origine coréenne, du moins dans leur présence dans l’édition française : Keum-suk Gendry-Kim sur l’éclatement familial pendant la guerre entre les deux Corée*, Choi Juhyun sur les bouleversements de la condition féminine au XXème siècle à travers le personnage de sa grand-mère*. Mais encore Park Yoon-sun sur les dégâts collatéraux d’une quête obsessionnelle de la réussite par l’argent*, et aussi Jung et Sophie Darcq sur l’abandon*. Tous explorent et exposent cet intime, grattant le non-dit, gravant le ressenti.

Parmi les thèmes du récit de soi, la récurrence du thème de l’adoption dans la création d’auteur-ices d’origine coréenne, quel que soit le média*, interpelle le public autant qu’elle est pour l’auteur ou l’autrice une forme de dépassement de l’épreuve. Jung, l’enfant meurtri de Couleur de peau : miel, l’exprime dans la préface du quatrième volume de son œuvre : il s’agit d’une « quête identitaire… en constante évolution, en devenir ». Une fois ouverte la boîte de Pandore, il peut s’avérer difficile de simplement remettre le couvercle.

Sophie Darcq à son tour s’engage sur ce long chemin. Elle raconte comment elle est arrivée à Roissy avec ses trois sœurs, quatre gamines entre 9 et 4 ans, elle était la benjamine, adoptées par un couple qui avait déjà une petite fille : c’est l’illustration de couverture de l’ouvrage, où l’on note les visages laissés en blanc, comme pour souligner le caractère transitionnel de ce moment pour l’identité des enfants. C’est aussi une des premières photos en France. Dans sa préface, Fabrice Neaud évoque « la place de l’image dans nos vies abîmées » : l’image est ce matériau qui donne sa force à l’évocation graphique puisque Sophie Darcq utilise les photos conservées, retrouvées, échangées pour attester de la vie passée. Quand il s’agit de se situer soi-même, la photo fait acte, comme dans le travail de Jung, de cette insertion affective qui permet de poursuivre la route. Et elle témoigne aussi du passé, l’oublié, l’effacé, qui refait surface pour étayer l’identité. C’est par ce biais que Sophie Darcq commence son propre voyage et c’est ce qu’elle met en évidence dans son travail.

Graphiquement, Sophie Darcq s’inscrit dans la lignée d’autres auteurs, mais son approche est magnifiquement originale. Lorsqu’on feuillette rapidement l’ouvrage, on est frappé par la diversité des approches graphiques. C’est qu’elle n’oublie pas la nécessaire mise à distance qui permet de supporter la charge émotionnelle, pour elle-même et ses proches sans doute, pour les lecteurs et lectrices également. Elle la travaille par un jeu sur des temporalités différentes, qui lui permet d’introduire du récit parallèle, et elle use de la diversification graphique pour distinguer différents niveaux dans son récit, dramatisant les séquences mémorielles à l’instar de Keum-Suk Gendry-Kim dans L’Attente. L’expression graphique est explosion de l’enfoui, même maîtrisée : c’est sa raison d’être.

©Sophie Darcq / L’Apocalypse, 2023.

Pour raconter la vie quotidienne qui entoure ce retour aux origines, Sophie Darcq choisit un trait classique de la bande dessinée, qui permet l’identification des personnages en mettant l’accent sur des particularités, des signes distinctifs un peu appuyés. Les retrouvailles en famille à Limoges, dans une atmosphère chaleureuse et sécurisante, des parents attentifs et bienveillants, témoins sensibles des résultats des premières enquêtes sur place de Virginie. Les instants avec Yann le compagnon de Sophie, et enfin pendant le voyage tous les épisodes dépaysants, fatigants, comiques, tendus, exactement expressifs de l’humeur et de l’état d’esprit de Sophie.

L’accent est mis sur ce qui fait qu’on se sent « à l’étranger », et quand même dans cette ambivalence : que faire de cette brutale reconnaissance dans l’autre en face de soi, qui suscite le malaise dès l’aéroport, ou la répulsion intime face à une tentative de séduction ? Et pourtant, le lien familial passe aussi par la ressemblance, obsession de la filiation, de l’attachement, qui rassure (c’est donc bien eux) et blesse (qui nous ont fait ça).

© Sophie Darcq / L’Apocalypse, 2023.

Un deuxième style opère dans six saynètes où Sophie Darcq raconte son quotidien d’autrice et les galères de la gestation de l’œuvre à sa copine coréenne « Tchouhyonn », qu’elle a rencontrée à Angoulême après son voyage en Corée. Elle aussi est autrice de bande dessinée, peut-être Sophie voit-elle en elle un peu son double ? En tout cas, auprès d’elle Sophie s’est délivrée du côté initiatique de son voyage, et elle teste auprès de Tchouhyonn sa perméabilité à l’expérience, à travers la cuisine, l’apprentissage de la langue… Chaque épisode est divisé en trois ou quatre parties dans un format carte postale, qui s’incrustent sur un cadre noir. Le dessin est alors plus caricatural, du côté de l’auto-dérision, et fonctionne comme une respiration avec un effet comique. Sauf lorsque l’autrice laisse émerger son propre film mémoriel, ce qui permet de retrouver une qualité de dessin proche de la capture photographique ou cinématographique, comme la séquence sur Stéphanie, la sœur d’adoption.

Ce dernier choix graphique est un fil conducteur dans Hanbok et passe justement par le rapport de l’autrice avec les photos. Il s’exprime dans une forme de reproduction de photo réaliste et sensible, mais juste esquissée. La recherche du réalisme sert à convoquer le souvenir, à s’y inscrire, par la ressemblance et pour la reconnaissance. Les différents parents rencontrés en Corée sont tous à un moment ou un autre comparés ou associés à leur portrait photo. Comme si la réalité devait passer à l’épreuve de son témoin pour devenir tangible.

© Sophie Darcq / L’Apocalypse, 2023.

L’émotion dans tous les cas est aux manettes, comme avec le portrait de la mère, dont une double page présente d’abord le regard en gros plan en haut à gauche et dans la diagonale, en fin de séquence, une reproduction du visage entier, toute en finesse, comme une forme d’acceptation. La technique est utilisée par Chongrui Nie en particulier*. Elle rapproche le lecteur de la figure représentée, comme s’il lui était confronté « en réalité ». Chez Sophie Darcq, elle fonctionne comme une prise à partie du lecteur.

Sophie Darcq se soumet elle-même à ce filtre lorsqu’elle reproduit un portrait d’elle à quatre ans, les poings sur les hanches dans une attitude volontaire, de défi : celle de la femme qu’elle est devenue et qui n’hésite pas à évoquer sa frustration dans le commentaire de ce voyage ?

Un traitement spécifique est réservé au portrait du père biologique avec un extraordinaire effet dramatique. Cette reproduction est comme un « copié-collé » de la photo d’époque. C’est un bel homme, aux traits fins, il a un demi-sourire, et son regard est doux : un idéal de père. Mais aussi, les quatre filles le savent, « celui par lequel tout est arrivé ». Contrairement à Jung, dont l’évocation maternelle reste l’image floue et idéalisée d’une jeune femme en hanbok, pour Sophie Darcq et ses sœurs certainement, la confrontation avec cette reproduction d’une figure du père qui se juxtapose à une réalité bien plus ambiguë est très brutale. D’autant plus qu’elles lui ressemblent.

Le traitement graphique est là pour ça, pour exposer cette ambiguïté d’une expérience intense physique et psychique, une expérience qui si l’on veut s’en remettre doit être exprimée sous toutes ses facettes. C’est ce que réalise sous nos yeux Sophie Darcq, avec sang-froid et maîtrise du geste, pour une autre expérience émotionnellement très forte, celle de la lecture de cette œuvre riche et singulière.

En janvier 2024, 한복 Hanbok a reçu le Fauve d’Angoulême prix spécial du jury de la 51ème édition du festival d’Angoulême, un prix récompensant des œuvres ayant marqué le jury par leur narration, leur esthétique et l’originalité de leurs choix.


한복 Hanbok
Sophie Darcq
Éditions L’Apocalypse, 2023
120 pages, 19€

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.

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