Sim Cheong, la fille vertueuse qui se sacrifie pour sauver son père est, avec Chunhyang, l’héroïne probablement la plus connue de la culture coréenne. Son histoire est l’objet de multiples versions, adaptations et interprétations littéraires et cinématographiques, mais les éditeurs scientifiques que sont les traducteurs Han Yumi et Hervé Péjaudier ont choisi de la redécouvrir pour nous dans la version du pansori issu de l’Ecole des Rivières et Montagnes Gangsanje, « renforçant la densité rythmique et l’interaction entre le chant et le tambour » (Préface, p. 16), réalisée par Kim Kyungah et Gim Seokmin. Destiné à un large public de lecteurs non-initiés, la forme choisie représente un vrai pari puisqu’au-delà du récit légendaire, la version rédigée d’un spectacle de pansori n’est pas forcément une aventure de lecture si évidente pour n’importe qui. Le choix et le travail des éditeurs, fins connaisseurs du genre, en sont d’autant plus importants.
Le pansori est une forme de spectacle qui alterne les passages récités ou chantés, selon une grammaire de rythmes variés. C’est une tradition orale populaire, issue du théâtre de rue, ennoblie au XIXe siècle par la reconnaissance et la réappropriation de lettrés qui lui ont permis de passer dans la culture « classique ». Le ou la récitant.e est donc à la fois conteur.se et chanteur.se, c’est l’intensité de son interprétation qui captive l’auditoire. Compte-tenu de la durée des spectacles, la prestation des artistes relève de la performance, ce qui explique leur reconnaissance et leur célébrité. En effet, la palette de l’interprétation du chanteur et la réactivité de son joueur de tambour sont les clés pour garder et soutenir l’attention et la participation du public. Cette richesse d’interprétation est la belle découverte de cette restitution aux éditions Imago.
Après une introduction passionnante qui contextualise l’œuvre dans ses moindres détails historiques, culturels et stylistiques, les éditeurs déroulent les aventures de Sim Cheong.
L’argument de l’histoire en lui-même ressort davantage de la tradition du récit d’édification : Cheong est la miraculeuse fille d’un couple âgé, sa mère meurt des suites de l’accouchement, et son père est un yangban déchu et aveugle de surcroît. Après la mort de sa très vertueuse et extraordinaire épouse, le nouveau père élève sa fille grâce à la charité publique. Lorsqu’il conclut un marché avec un moine errant qui lui promet qu’il retrouvera la vue s’il s’acquitte de trois cents setiers de riz au temple auquel appartient le moine, Cheong se sacrifie en se vendant à des marins. Ceux-ci projettent de l’offrir au dieu de la mer pour garantir leur propre sécurité. Ainsi la fille accomplit-elle son devoir de fille vertueuse, en respectant le commandement confucianiste de piété filiale. Mais il est dit que son sacrifice lui vaudra reconnaissance puisqu’elle épousera un roi et que son père recouvrera la vue lors de leurs retrouvailles, par le miracle du merveilleux et de la poésie.
Ce qui pourrait être un conte moral devient, par la grâce de sa dimension spectaculaire, sujet à d’infinies variations qui agrègent l’influence chinoise et l’ancrage vernaculaire, le comique et la satire de l’humour populaire, le merveilleux et l’inexplicable du syncrétisme religieux, le dramatique et le tragique aussi : toutes références clairement expliquées dans la préface, ce qui permet au lecteur novice de se laisser très vite emporter dans ce torrent poétique protéiforme, au fil du détail d’une riche diversité rythmique, pour lequel on se réfèrera au lexique en fin d’ouvrage : aniri le récitatif, jungmori ou dangjunmori, changjo, jinyangjo ou encore semachi pour les variantes du chant psalmodié, confèrent toute son intensité dramatique au récit, en se mettant au diapason de l’action du moment. La psalmodie sourde et grave de la tragédie, les énumérations rapides de l’action précipitée, les accumulations savantes et poétiques, les jeux d’onomatopées qui font partie de la langue coréenne, mais qui restituées dans le texte français lui donnent une vitalité tonique et rafraîchissante, toutes ces nuances indispensables font vivre le récit. Afin de nous initier à l’art de l’interprète, elles sont aussi l’objet d’un magnifique éloge préliminaire : le poème Gwangdaega, Le dit du chanteur de pansori. Le lecteur pourra consulter des extraits du spectacle mis en ligne pour s’imprégner de la vigueur et de la passion des artistes : les jeux de gorge de la chanteuse s’épanouissent dans un large éventail de vibrato, et font alterner les sons chuchotés, larmoyants, mais aussi sifflants, percussifs ou gutturaux, une performance vocale exceptionnelle. Une représentation est également annoncée au Centre culturel coréen pour novembre 2023.
Ainsi se laisse-t-on porter par la dynamique d’une « œuvre-monde » comme la qualifient les éditeurs, qui nous permet de retrouver le souffle et l’énergie d’anciennes épopées heureusement sauvées de l’oubli. Le conséquent appareil de notes permet d’approfondir cette découverte et d’apprécier la lecture aussi vivante qu’un spectacle Son et Lumière de Simcheongga, Le dit de Sim Cheong, fille vertueuse.
Simcheongga, Le dit de Sim Cheong, fille vertueuse
Pansori traduit du coréen, présenté et commenté par Han Yumi et Hervé Péjaudier
Ed. Imago, coll. Scènes coréennes, 2023, 24€
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