Chroniques Édition et Littérature

Parce que la nuit

"Parce que la nuit" de Chloé Thomas est une belle dissertation sur l'insomnie qu'éprouvent bon nombre de nos concitoyens et parmi eux quelques écrivains se félicitent d’y avoir vécu le meilleur et le pire d'eux-mêmes.

« Mes insomnies, je leur dois le meilleur et le pire de moi-même », avoue Cioran dans ses Cahiers, ouvrant ainsi une longue suite de citations sur l’insomnie. Parce que la nuit de Chloé Thomas est une belle dissertation sur cet empêchement à dormir qu’éprouvent bon nombre de nos concitoyens et parmi eux quelques écrivains se félicitent d’y avoir vécu le meilleur et le pire d’eux-mêmes. Outre Cioran ou Kafka, Proust ou encore Pessoa, l’insomnie se vit le plus souvent comme une injustice, une punition, que les « assoupis bienheureux » (Nietzsche) ne connaissent pas. Mais il y a aussi l’insomnie heureuse de celui qui ne veut pas dormir.

Peur de la nuit et de l’arrêt qu’elle impose d’autorité, colère contre ce temps dictatorial qui oblige à remettre à demain, ce qui, à coup sûr, aurait été fini sans cette mauvaise interruption. Dormir dans son entrain ? et puis quoi encore ? L’enfant le sait très bien, lui qu’il faut supplier d’accomplir ce temps nécessaire auquel parfois les parents se refusent. « Nous n’avons jamais su dormir» nous dit Chloé Thomas, peut-être parce que nous n’avons toujours su être modernes, pour notre plus grand malheur.

Lévinas voit dans l’insomnie un trait de l’identité. D’autres font une analogie avec l’alcool. Une nuit sans sommeil aurait les mêmes répercussions sur votre vigilance que si vous aviez consommé plusieurs verres d’alcool. Beaucoup jugent le sommeil nécessaire, à commencer par le corps médical, qui vous obligerait presque à compter les jours de vie perdus quand vous ne dormez pas.  Sommeil tyrannique. Bien sûr, Chloé Thomas ne fait pas un éloge de l’insomnie, du moins pas directement, mais à balayer autant de champs, de possibilités, de lectures, d’idées qui peuvent surgir pendant une nuit qui se refuse à vous, on se demande si l’insomnie n’a pas la potentialité d’un bonheur dérobé, d’instants volés à Cronos. Qui n’a pas connu le bonheur d’une nuit sans sommeil, dans le craquement des bruits de la maison – elle, bien endormie – ne peut pas comprendre. Qui ne dort pas avec un carnet et un crayon à portée de main – au cas où … – ne peut pas comprendre non plus.

Mais il y a aussi le revers de l’insomnie, l’hypersomnie, ce refus du réveil, pour lequel l’auteure compréhensive fournit quelques astuces pour que la journée de l’éternel endormi ne soit pas totalement ratée. Et cette autre subtilité de notre corps, la narcolepsie, qui vous oblige à vous endormir tout net, sur place, quoi que vous fassiez, qui que ce soit qui vous accompagne. Les insomniaques chroniques aimeraient bien s’endormir parfois de cette abrupte façon. Mais est-ce une particularité des insomniaques, cette propension aux rêves du petit matin, rêves les plus marquants, ceux dont on se souvient et qui surgissent peu avant le réveil ? Pour les adeptes de la notation, ils sont les plus faciles à retranscrire.

Le titre Parce que la nuit est à lui seul un monument.  Il impose l’évidence et s’impose par son évidence, il ne peut se discuter, et maintient dans ce refus une forme d’absolu, d’éternité réservée aux sans sommeil. Parce que la nuit séduit par son érudition, par sa propension à aller croquer les paradoxes, naviguant de défis en surprises. Il transforme la culpabilité possible d’une nuit sans sommeil en ode à la lecture à la musique, au cinéma et aux divagations. Ne dit-elle pas dès la page 17 « si l’on ne dort pas, […] si les mots tournent dans la tête comme un petit vélo, c’est qu’ils pressent, pressent pour sortir et qu’alors être insomniaque c’est devoir écrire ».

Allez dormir après ça …


Parce que la nuit
Chloé Thomas
Bibliothèque Rivages, 2023
120 pages, 18€

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