Heejin Park dédie cet album à sa mère, mais elle est aussi symboliquement marrainée par deux immenses autrices et plasticiennes de renom : Baek Heena, inspirée par la « matière » coréenne mais méconnue en France, et Suzy Lee qui s’en est dégagée avec un art qui dépasse les frontières, toutes deux affranchies de certains codes d’une communication universelle de la littérature enfantine. Le dessin de Heejin Park est quant à lui détaché des impératifs de l’esthétisme de la création coréenne si souvent loué et mis en avant dans la transmission dans les pays francophones.
Par contre, dans cet album-ci, si tendresse et humour s’expriment grâce à de saisissants portraits, atypiques, traités en couleurs douces et acidulées, le trait plein de force de l’artiste est au service de la dynamique des corps, et s’ancre dans la masse, souligne le volume avec une extraordinaire expressivité. La peine et les douleurs appesantissent la vieille dame qui rechigne à accompagner sa petite-fille énergique et bondissante à la piscine : Heejin Park les révèle dans un portrait où les formes deviennent des plis, dans lesquels les traits se fondent, la chair est flasque, à l’abandon pourrait-on croire, sous le vêtement sans apprêt. La petite fille est au contraire dans l’étirement, la force : elle s’arc-boute, ses bras s’allongent, ses doigts crochètent le vêtement de sa grand-mère pour mieux l’entraîner. Ses joues roses sont fermes et veloutées et ses yeux pleins de rires, quand la vieille dame est toute en moues, paupières tombantes sur un regard épuisé.
Alors que sur l’image, dans un même mouvement, la foule s’élance et disparaît sous l’eau, la bousculant de milliers de vaguelettes, petits zigzag bleu mat sur l’aquarelle translucide, le texte aussi fait son œuvre : c’est la grand-mère qui réfléchit, pèse le pour et le contre, qui se souvient… et petit à petit se laisse charmer, happer par le scintillement. Une fois dans l’eau, la pesanteur disparaît, Heejin Park peint le corps qui se laisse aller, et l’intense expression de bien-être dans le visage en gros plan. Tout à son plaisir la vieille dame batifole : une série de vignettes rondes et légères comme des bulles de savon entraîne à sa suite le lecteur plus profondément dans le bain, quand la chair n’est plus qu’une forme virevoltante et qui se déploie sur la double-page telle l’expression de la satisfaction, puis du pur bonheur de retrouver souplesse et légèreté : la ligne du corps s’affine, s’arque et se courbe dans une pirouette.
Et avec la forme reconquise, dans son sillage, la page s’ouvre en quatre volets, recto et verso, pour que se lève tout un peuple de créatures marines, dauphins, baleines, et d’autres plus fantastiques encore, des sirènes peut-être : les tons bleus-verts et rosés se croisent et se superposent, s’imbriquent comme des reflets, simplement détourés d’un fin trait bleu : c’est « un monde chaud et douillet », un liquide amniotique pour les aîné.es, un rêve de bien-être et de paix. On retrouve là avec bonheur l’inspiration du sangsangdo, la peinture à l’encre du monde magique.
Enfin le plaisir de découvrir la coréanité des traits dans un album constitue pour les lecteurs et lectrices la reconnaissance de leur existence pour certain.es, celle de l’altérité pour d’autres : une belle façon de dire « on existe et on est ainsi fait.es » absolument bienfaisante, comme le bain.
Un album qui fera date !
À l’eau !
Park Heejin
CotCotCot éditions, 2024, 18,00€.
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