De temps à autre, quand elle est contrariée, Yuna emmène sa fille Jiyu quelques jours dans une maison de campagne isolée, à Uhye-ri. Souvent après une mésentente avec le beau-père de Jiyu, Eun-ho. Pas âme qui vive ne sait qu’elles y viennent car le lieu doit rester « un secret », Yuna insiste auprès de sa fille. Et cette dernière sait combien il est important de garder les secrets pour ne pas énerver sa mère…
Le roman s’ouvre sur une longue scène de cuisine. Jiyu, six ans, observe sa mère trancher, désosser, couper, broyer la viande. La violence palpable de cette simple préparation dinatoire suffit à plonger le lecteur dans une ambiance pesante qui perdurera au fil des pages : il se trame quelque chose de dérangeant. Une impression très vite confirmée devant la rudesse de cette relation mère-fille.
« C’est maman qui fixe les règles et elle punit Jiyu quand celle-ci ne les respecte pas. » (p.29)
En reine incontestée du thriller coréen, Jeong You-jeong n’a plus à prouver qu’elle manie la tension avec une aisance déconcertante. Cette fois-ci, l’autrice sort des sentiers auxquels elle nous a habitués avec Généalogie du mal ou Les Nuits de sept ans : jamais le lecteur n’entre dans la psyché de Yuna. Ce n’est que par les yeux de sa fille Jiyu, de son mari Eun-ho et de sa grande sœur Jae-in que l’intrigue progresse. Ses actions et pensées ne sont qu’insinuées vaguement entre les réflexions de sa famille. Ce procédé crée une situation d’autant plus angoissante qu’il rend Yuna imprévisible. Impossible de savoir ce qui lui traverse l’esprit, nous découvrons ce dont elle est capable à tâtons, en même temps que son entourage.
Un challenge narratif pour Jeong You-jeong, comme elle le précise dans une note à la fin du roman : « Je ne m’étais jamais essayée à dessiner précisément une protagoniste sans faire d’elle une narratrice. » Mais c’est pari réussi, puisque qu’un malaise permanent flotte au-dessus des pages. Comme si Yuna se cachait entre les lignes, guettant le lecteur.
« Le bonheur est une soustraction. (…) Il faut supprimer un à un les facteurs potentiels de malheur, jusqu’à ce que tout devienne parfait. » (p.115)
Angoissant à souhait, bien que les réactions de l’entourage de Yuna soient parfois frustrantes, Un bonheur parfait se dévore.
Un bonheur parfait
Jeong You-jeong
Traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Suzy Borello
Picquier, 2024, 536 pages, 23€