Centre de ressources Études Le monde littéraire de LEE Seung-u

Une introduction à l’œuvre de Lee Seung-u

Une première interprétation des symboles et thématiques de l'œuvre de Lee Seung-u à travers ses textes traduits en français.

Ombre
Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, p. 13, 1980.
Cacher
Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Hachette Pluriel, p. 111, 1987.
Solitude
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Henri Albert, Mercure de France, p. 259, 1953.
Dieu
Emil Cioran, Des larmes et des saints, L’Herne, 2007.
Voyage
Ibid.
Bible
Genèse 4,9. (Pour les références bibliques, nous utilisons la Bible traduite par Louis Segond, dans sa version revue de 1975.)
Bible
Genèse 4,12.
Bible
Matthieu 10, 23.
Ville
Jacques Ellul, Sans feu ni lieu : signification biblique de la Grande Ville, Gallimard, 1975, Paris.
Figures
Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : Introduction à la psychocritique, José Corti, 1962, Paris.
Blessure
Joe Bousquet, Traduit du silence, Gallimard, 1995.
Bible
« Voici, les ténèbres couvrent la terre, / Et l’obscurité les peuples ; / Mais sur toi l’Éternel se lève, / Sur toi sa gloire apparaît » (Ésaïe 60,2).
Obscurité
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, José Corti, 2004.
Emotion
Virginia Woolf, L’art du roman, Points Seuil, p. 72, Paris, 2009.
Père
Nous faisons allusion ici à l’utérus artificiel et aux possibilités de procréation ex-utero qui ne manqueront pas d’interroger la fonction du père.
Dieu
En référence à l’œuvre monumentale de Saint Augustin, La Cité de Dieu.
Homme
Sylvie Germain, Le livre des nuits, Gallimard, 1985.

I – Promenades en dissimulations

« Il y a dans la dissimulation et dans l’absence une force étrange qui contraint l’esprit à se tourner vers l’inaccessible et à sacrifier pour sa conquête tout ce qu’il possède. »
« Oui, l’ombre a le pouvoir de nous faire lâcher toutes les proies, du seul fait qu’elle est ombre et qu’elle irrite en nous une attente sans nom. »

Jean Starobinski, L’œil vivant.

Lee Seung-u entra en littérature par effraction, ne cachant pas dans ses interviewes qu’il a commencé à écrire pour imiter son frère jumeau, rédigeant d’abord un journal avant de passer aux textes de fiction. Son frère cessa d’écrire lorsqu’il découvrit que Lee Seung-u écrivait « mieux que lui ». On retrouve cet épisode dans la nouvelle Le Vieux Journal, ou encore, sous une autre forme, dans la préface de L’Envers de la vie, avec cette question lancinante : « Était-ce à moi d’écrire ? ». La mise en doute du statut de l’écrivain, et par là même de sa propre place, conditionne son écriture, mais aussi sa discrète position dans le monde littéraire coréen. Mais douter n’est pas s’immobiliser. Lorsque la confirmation de sa vocation interviendra, le doute persistera sans jamais nuire à son œuvre. Lee Seung-u affirme qu’il n’a aucune peine à écrire. Il en donne régulièrement la preuve avec la portée symbolique de ses textes. On ne se lassera jamais d’étudier les symboles, d’inventorier les significations et de jouer avec le feu de l’interprétation. Par leur profondeur allégorique, les déplacements charpentent la narration et contraignent souvent à la relecture. Qu’importe. Nous nous avançons dans une œuvre profonde, riche, instable, un édifice qui se construit avec les larmes de son temps.

Dans cette introduction, nous avons glissé quelques sous-titres. Ils ne concernent pas la totalité de l’œuvre lue, mais quelques points-clés pour en comprendre le sens. Par la suite, c’est chacune de ses œuvres qui a conduit notre travail. À l’exception du recueil de nouvelles Le Vieux journal. En effet, pour le présent travail, nous avions besoin du temps long du roman, de ses méandres, quitte à s’y égarer parfois à l’intérieur, à devoir revenir sur nos pas. Nous avions besoin de creuser dans l’œuvre romanesque, qui elle creuse dans le matériau que s’est choisi l’auteur. Quand bien même certaines nouvelles eussent résonné à l’unisson des romans. Il est des œuvres qui ont besoin d’expansion pour vivre sans prendre une ride. La Montagne magique de Thomas Mann est de celles-ci, par exemple. On ressent mieux le souffle d’un auteur quand celui-ci se donne le temps et l’espace de l’inspir et de l’expir. Comme tous les écrivains coréens, Lee Seung-u s’adonne à l’exercice de la nouvelle. Mais c’est dans le roman que s’exposent le mieux les mouvements de sa pensée, les mythes déployés, qui font notre joie de lecteur. Il faut un temps long pour que se creuse le sillon et se loge l’obsession.

L’ombre et la solitude

« La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. »  L’ombre, Lee Seung-u l’a choisie au motif que cette singulière place protectrice — imitant La lettre volée d’Edgar Poe — ne dissimule jamais aussi bien l’auteur qui a choisi de s’exposer. De la sorte, il préempte la réponse qu’il aurait à nous fournir, si jamais nous nous avisions de vouloir percer à jour son œuvre ; l’auteur, discret, secret, n’aimant rien moins qu’être percé à jour, considérant la littérature, quand elle se pare de vérité, comme un affreux mensonge. « Parler beaucoup de soi peut être un moyen comme un autre de se cacher », mais notre auteur n’en est pas quitte pour autant. Le dévoilement ne s’annule pas par l’aveu, il persiste même, insinué dans la constance des thèmes creusés avec opiniâtreté, dans l’unique sillon qui nourrit son travail. Le reproche souvent fait à un écrivain d’écrire toujours le même livre (pourrait-il en être autrement ? — car nous parlons ici d’un écrivain, et non d’un romancier) est, dans le cas de Lee Seung-u, justifié. Le lecteur ne peut s’en étonner : il est face à une œuvre, c’est-à-dire face à la manifestation d’une pensée cohérente, récursive, qui explore, au travers de doutes et d’interrogations, le destin d’un homme dans ce monde tel qu’il ne va pas.

La lecture de l’œuvre achevée, il flotte encore l’effluve d’un parfum dans le délitement de ses fragrances. De roman en roman, l’œuvre s’élabore en une variation infinie, transformée en résilience, en résistance, modifiant l’enveloppe corporelle de ses personnages. Fixés à jamais dans leur impuissance, ils demeurent, à la différence de l’obsession qui prend toujours une nouvelle forme dès sa puissance première évanouie. Il faut alors creuser le sens même de cette insistance et tenter de trouver une issue aux drames de l’enfance planant dans l’œuvre de l’homme mature. Certes, la ruse est patente, ruse obligeant l’auteur à se mettre à sa table de travail, rituel sans lequel l’œuvre ne peut s’accomplir, mais qui, au-delà du subterfuge — qui en vaut bien un autre —, vaut d’être mise au jour. Elle est la clé d’une compréhension approfondie de l’œuvre.

Les personnages de Lee Seung-u dessinent un périmètre social fermé : père (ou oncle), frère (ou cousin), mère dans tous les cas, amante (ou pas encore). La famille, naturelle ou recomposée, sans jamais constituer le thème central de l’œuvre, vit toujours à sa propre périphérie, les personnages se répandent et se répondent d’un roman à l’autre, ils restent désunis. Le périmètre social est d’autant plus facilement circonscrit qu’il agit souvent dans un espace confiné, une maison jamais décrite, une chambre toujours sombre et humide, quand elle n’est pas vide. Les liens entre ces membres de la famille sont souvent toxiques, provoquant troubles, maladies graves ou mortelles, amputations. Le narrateur souffre régulièrement de suffocation, de tuberculose ou d’asthme, toutes maladies où les poumons (médiateurs sociaux dans la symbolique des maladies) sont sollicités, éprouvés, au point qu’ils tourmentent une œuvre dans laquelle le narrateur, enclin à l’exil, ou plus exactement au départ répété, ne « change d’air » que pour mieux retrouver un autre confinement : espace étroit, chambre humide sans fenêtre, coin sombre d’une église. La chambre joue en réalité un double rôle ; si elle semble toujours choisie par défaut, elle constitue le repaire dans lequel le narrateur s’isole du monde (Lee Seung-u parle d’une chambre « autistique » ) et devient le lieu d’une profonde intériorité, nécessaire pour se remettre des affres du dehors, ou bien pour les recomposer.

Les personnages en recherche de solitude s’isolent dans des lieux clos. Cette quête relève moins d’une volonté de retrait que de la nécessité de recomposer sans cesse l’espace social, y trouver une attitude qui ne soit point trop coûteuse et des réponses que le fracas du monde camoufle. « O solitude ! Toi ma patrie solitude ! Comme ta voix me parle, bienheureuse et tendre ! » Mais cette solitude, contrairement à ce qu’en dit Cioran (« Qui a vécu jusqu’au bout l’orgueil de la solitude n’a plus qu’un rival : Dieu »), n’est pas un défi, elle est la condition du silence. Nulle parole n’efface la douleur. La fuite, l’exil sont des voyages de courte portée. Les personnages n’iront jamais bien loin, l’horizon se dépasse muettement. « Tout discours est vain ! La meilleure sagesse, c’est d’oublier et de passer : — c’est ce que j’ai appris. » 

Mutiques, presque aphasiques, les personnages, conscients des enjeux de la parole, dépassés par le tumulte de pensées qui se bousculent, tentent de les ordonner, de se prémunir de l’éternel retour de l’inquiétude, en accordant aux symboles une place centrale dans la narration. Les dialogues sont peu abondants, n’expriment jamais qu’une vérité partielle. Les symboles s’y substituent avantageusement.

L’errance

Caïn et Abel se partagent les moyens de production de l’époque. Caïn cultive la terre et Abel élève le bétail. Lors d’une oblation, Iahvé marque sa préférence pour l’offrande d’Abel et dédaigne celle de Caïn. De jalousie, Caïn tue son frère Abel. Lorsque Iahvé demande : « Où est ton frère Abel ? », Caïn répond : « Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? » Iahvé dit alors : « Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre ». Ainsi, l’histoire humaine débute par un meurtre. Caïn, dont l’oblat n’a pas été remarqué, est condamné par Iahvé à l’errance. Caïn a brisé la parenté du monde des hommes. Il ira par les chemins, il n’aura ni ami ni lieu où vivre, il portera dans son cœur la terrible blessure d’avoir perdu Dieu. Le meurtre est sans réparation possible. Mais l’errance le condamnant certainement à la mort est atténuée par la protection de Dieu, qui ajoute à la sentence : « Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. Je vous le dis, en vérité, vous n’aurez pas achevé de parcourir les villes d’Israël, que le Fils de l’homme sera venu. ». Caïn vagabonde pour trouver le repos. S’il s’arrête, il n’est plus Caïn. Insatisfait de la protection de Dieu, il s’établit sur la terre de Nod (littéralement, le « pays de l’errance »), à l’orient d’Éden. Caïn, fondateur de la cité terrestre, devient l’alter ego de Dieu, fondateur de la cité céleste. Mais comment s’établir à demeure sur une terre vouée à l’errance, où toutes les quêtes de l’humanité sont en germe ? Jacques Ellul voit dans cette parabole la fondation des villes.

L’œuvre de Lee Seung-u, pareille aux variations musicales, introduit de brusques transitions qui n’épuisent jamais un thème harmonique obsédé par l’eurythmie. Nous parcourons les méandres de l’œuvre en aimant retrouver nos lieux préférés, dans l’attente de l’événement autour duquel s’ordonne l’histoire, non encore lue mais déjà familière. Il faudra peu de temps pour parcourir le chemin. Il ne peut conduire qu’à l’exil. L’homme chassé de chez lui, de son territoire, de sa conscience, est condamné à errer, en quête de rédemption. Dans son premier roman publié en France, alors que le personnage est dans un cimetière, il réalise soudain : « C’est dans ces instants que je pris conscience de l’aptitude de notre esprit à passer soudainement d’un lieu à un autre. » (L’Envers de la vie, p. 49.) Il faut effacer les traces du passé, tenter de maintenir un vague état virginal pour ne point accepter l’affreuse réalité : « On écrit pour altérer la réalité », « Celui qui est satisfait du monde tel qu’il est n’a nul besoin d’écrire », « Lire, c’est avoir besoin d’un anesthésique. » (L’Envers de la vie, p. 19.)

La légitimité de l’auteur

Les « figures obsédantes » traversent les textes d’un auteur, révèlent l’unité de chacun d’eux et la constance thématique qui lie un roman à un autre. Cette unité que l’on tente de dévoiler, marquée par la quête mystique de questions que l’enfance des personnages a soulevées sans pouvoir y apporter de réponses, est en réalité aussi soucieuse que l’auteur de se dissimuler. Lovée dans des plaies impossibles à refermer, l’écriture peine à s’acquitter de son rôle cathartique ; ce trouble, valant pour tout un chacun, est, chez l’écrivain, un puissant stimulant pour une écriture toujours en interrogation sur sa propre légitimité. L’ambivalence — car l’interrogation est posée dans l’après-coup de l’œuvre —, portant sur le bien-fondé du passage à l’acte, loge au cœur du processus narratif. L’écriture met à jour le désordre des pensées surgies dans l’enfance, mais, ne pouvant répondre à cette exhumation, court à son propre échec. Jamais aveu n’aura eu autant de poids, de promesse de fidélité à un cheminement d’auteur, à une œuvre construite autour de tourments sans cesse renouvelés, allant et venant régulièrement sur les sentiers cent fois empruntés d’une quête éperdue. Rédigée il y a plus de vingt ans, la préface de L’Envers de la vie, le premier roman de Lee Seung-u publié en France, support des deux questions précédentes, représente le défi d’un auteur au seuil de sa carrière, face à ce qu’il sait déjà de son insatisfaction à venir. Et le patient lecteur, encore suspendu au livre rêvé, apprend qu’il n’a rien à attendre lui aussi de ce procédé de dérobement appelé « écriture ». Mais lire, c’est trahir. C’est avec cet aveu d’un impossible asservissement au texte écrit que nous nous sommes avancé dans l’œuvre de Lee Seung-u, certain que tout lecteur est pardonné d’avance de la somme des crimes qu’il n’a pas commis. Sans trahison, il n’y a pas de littérature possible.

L’œuvre est mystique, inspirée de la Genèse, mais nul prosélytisme chez Lee Seung-u : la quête qui est la sienne n’est aucunement support à une évangélisation déguisée, et nulle vérité divine n’est au centre de cette recherche, pas plus que la volonté de changer le monde ni d’appliquer une vérité universelle. La quête de Lee Seung-u, fruit de son errance, est une quête pour soi, en soi, sans autre objet que celui de consacrer la parole divine comme point nodal, sans récuser un monde injuste. Nul paradoxe là. Aucune religion au monde n’a voulu changer une société injuste. C’est probablement la difficulté à circuler entre ces deux termes — insatisfaction et conservation — qui rend la littérature de Lee Seung-u aussi captivante.

Le père

Le père, ou son absence, tient dans l’œuvre une place centrale. Il est fou et enchaîné dans L’Envers de la vie, mutique et passionné de fleurs dans La Vie rêvée des plantes, mort dans Le Vieux journal et dans Le Chant de la terre, et enfin l’aveu surgit dans Le Regard de midi : « Je n’ai pas de père. » Cette absence ou présence-absence est à l’origine de l’errance des personnages de l’œuvre romanesque. L’identification impossible coupe toute velléité de rattachement au pôle familial, soudain devenu synonyme d’enfer. Le jeune narrateur quitte sa région pour, jure-t-il, « ne plus jamais y revenir » (L’Envers de la vie). Mais fuite ne signifie pas exil et exil ne signifie pas rencontre de l’autre. La fuite serait même repli, retrait ; c’est ainsi que surgissent les lieux clos, chambres obscures, humides, hôtels sinistres, forêts sans horizon, rêves d’ensablement, cavernes au sommet d’une montagne, salles de café miteux où toutes les forces ténébreuses représentées par les habitants du village sont hostiles au narrateur. C’est dans un lieu clos que se construit l’intériorité d’un personnage. C’est à partir d’un univers sans horizon que, paradoxalement, le regard se fixe, scrute le monde, n’y trouve aucune solution, et fait opérer au personnage un repli définitif. Prisonnier de lui-même, le personnage examine les conditions de son aliénation. Rien de sa condition ne diffère de celle des autres. L’Autre n’offre aucune issue possible. Ni l’amitié ni l’amour. Rien ne pourra combler la perte initiale du père. « Ma blessure existait avant moi ; je suis né pour l’incarner », l’aveu de l’écrivain et poète Joe Bousquet, s’applique, dans notre cas, à la souffrance originelle dont les personnages de l’œuvre tentent de se défaire ou d’en amoindrir la portée. La solitude, dernier refuge, se substituant à la vie elle-même, devient nécessaire à l’activité de l’esprit. Cette difficulté à être présent au monde, présent aux autres, montre bien l’impasse dans laquelle sont empêtrés les personnages. L’aliénante solitude est ici retravaillée par le social. La culpabilité incite au retour dans le foyer familial (La Vie rêvée des plantes), à la recherche active du père (Le Regard de midi), à la recherche de la cousine disparue, devenue substitut familial (Le Chant de la terre), d’un prophète, autre substitut du père (Ici comme ailleurs). Le personnage principal se prend les pieds dans le tapis qu’il a lui-même tissé. L’absence ne peut être comblée que par la rencontre, mais toute rencontre renvoie à la solitude. Cette dernière n’est pas échangeable. Mieux encore, la rencontre renforce la solitude. Le mur dressé entre les personnages n’est pas seulement une inaptitude à la communication, une difficulté à entrer en relation avec les autres, il accompagne la recherche d’intériorité : « Il ne se comportait pas comme les autres. Il ne pouvait accepter “l’affreuse réalité” […] il s’était forgé du monde une représentation infiniment tragique » (L’Envers de la vie, p.19).

La chambre

Le lycéen de L’Envers de la vie quitte la maison de l’oncle et s’installe dans une chambre où il prépare lui-même ses repas. Minuscule, sombre et bâtie à la hâte derrière la maison principale pour être louée, celle-ci ne reçoit jamais le moindre rayon de soleil. « Il a pour cette chambre dont personne ne veut une certaine sympathie » (p. 91). On retrouve ces lieux étouffants de torpeur dans Ici comme ailleurs : « En rentant dans cette chambre, Yu est resté un instant muet, sans allumer. Une odeur de vieille poussière le prend à la gorge. La pièce a dû rester longtemps inoccupée. Avant toute chose, ouvrir la fenêtre. À peine la dimension de sa valise cette fenêtre » (p.60). Ou dans Le Regard de midi : « Certes, ma chambre était petite, pas très propre, malodorante […] » (p. 44). Et l’apogée se situe certainement dans Le Chant de la terre, puisque sa chambre est une cellule de moine dans laquelle une personne peut à peine se tenir debout.

L’espace toujours clos est le lien par lequel advient la création, l’ombre convertie en lumière par le processus d’écriture. Avant même de transmuter la noirceur, l’auteur en épouse les contours et s’y repaît : « Ce n’est pas vrai qu’on écrit poussé par l’instinct d’exhibition. On écrit pour altérer la réalité. Celui qui est satisfait du monde comme il va n’a nulle envie d’écrire […] » (L’Envers de la vie p.19.) Paradoxalement, cet univers clos et putride, dans lequel l’air circule difficilement, devient synonyme de sécurité. Dans la confrontation entre un enfermement nauséeux, où le Mal reprend de la vigueur, et l’extérieur lumineux mais bondé du danger d’autrui, le Bien se rapproche. L’indispensable « enfer des autres » se reconstitue par opposition à la sécurité maléfique d’une chambre obscure, symbole de la protection maternelle et lieu où se forge l’être en devenir. Toute aventure en dehors des espaces clos représente le danger dont le personnage se méfie.

Dans l’obscurité de cette nuit volontaire, c’est « l’immobilité » qui attend. Sans ténèbres préalables nulle lumière n’est possible. Le combat entre le Bien et le Mal, incarné par l’ombre et l’attente de la lumière, se retrouve dans Ici comme ailleurs. L’ombre protège des autres. Se retrancher dans un univers clos, en épouser les contours, se fondre dans l’ombre bienfaitrice pour retrouver l’essence même de la sensation. L’auteur ne sera jamais satisfait du monde tel qu’il est. « L’imagination matérielle, qui a toujours une tonalité démiurgique, veut créer toute matière blanche à partir d’une matière obscure. »

La montagne

La montagne occupe une place prépondérante dans l’imaginaire coréen. Elle couvre 70 % du territoire, en Corée du Sud comme en Corée du Nord. Dans l’œuvre de Lee Seung-u, particulièrement dans ses romans Ici comme ailleurs et Le Chant de la terre, elle est omniprésente, au point que nous pouvons la considérer comme un personnage. Si, dans Le Chant de la terre, elle se contente d’héberger le monastère, dans Ici comme ailleurs, elle joue un rôle actif en s’éclairant nuitamment sous l’effet de l’action qui se déroule dans ses entrailles. Mais la montagne n’est pas seulement l’expression de l’imaginaire coréen, elle est aussi le lieu du sentiment religieux : la montagne à gravir est l’expression la plus pure et aussi la plus littérale de l’ascension vers le sacré, vers le Ciel. La montagne est source de danger. Difficile d’accès, meurtrière pour qui n’a pas le pied sûr, cachette des animaux les plus féroces, elle dispense une énergie incomparable, bien supérieure à celle des humains. Lieu de rencontre entre le ciel et la terre, elle est aussi la demeure des dieux. Une demeure stable, immuable, axe du monde et lieu de la transfiguration. L’Esprit de la montagne est chéri, non seulement parce qu’il y règne en maître, mais aussi parce qu’il conditionne les récoltes dans la vallée. Et si la montagne est hostile, que faire ? Il y aurait bien la possibilité de rebrousser chemin, d’abandonner, mais cette hypothèse n’affleure jamais. L’engagement mérite d’être poursuivi. Le choix initial doit être soutenu, maintenu. Parce que l’engagement et la réflexion préalable qu’il suppose ne peuvent être remis en cause. Que le chemin à prendre ait l’allure de bourbier ne remet pas le choix en question, il le prolonge et le structure.

L’expérience intérieure et la Bible

La littérature n’est pas un jeu, encore moins un passe-temps auquel on s’adonnerait dans l’espoir de réduire les heures d’ennui. Parce qu’elle est langage, la littérature atteint l’être intérieur, au cœur de son expérience personnelle, et sa résonnance est sans limites. « L’esprit est plein d’émotions, monstrueuses, hybrides, ingouvernables », disait Virginia Woolf. De ces émotions, quelquefois incontrôlables, surgissent chez les personnages de l’œuvre le besoin de solitude dans les lieux clos, l’errance, la difficulté à être, à être ensemble : autant de motifs à puiser dans l’intériorité pour mieux s’extraire de la boue qui freine la progression. Mais cette expérience personnelle creusée au plus profond de la souffrance est bien trop lourde à porter sans aide. Et cette aide, paradoxalement, est de celle qui renforce les personnages dans leur désir d’isolement. En extrayant les personnages du monde réel, la lecture ­— cette autre façon d’être présent au monde — renvoie à la nécessité du retrait comme condition de l’expérience intérieure, qui a si peu à voir avec l’expérience mystique dont parlait Georges Bataille. L’expérience intérieure des personnages de Lee Seung-u s’apparente à un procédé de déconstruction. Il s’agit de revenir à l’origine et de démonter scrupuleusement les mécanismes d’une situation donnée, vécue comme inaliénable. Quand le jeune Pukil de L’envers de la vie interroge la fonction du père, la jugeant inutile, se doutait-il qu’il posait avec trente années d’avance une question fondamentale pour l’avenir de l’humanité ?  Mais cette quête du sens ne saurait se satisfaire de la seule interrogation sur l’essence des choses. Il faut un point d’appui, un socle sur lequel étayer la démonstration à venir. On ne s’avance pas dans l’expérience intérieure sans que les questions en forme de prérequis aient préalablement trouvé réponses. Du désert rien ne naît. Cette réponse, ce sera la Bible, parce qu’elle est un livre, parce qu’elle ne peut-être lue sans participation active du lecteur, parce qu’elle est le support édificateur de la cité de Dieu. La Bible est le lien qui unit la cité de Dieu à la cité matérielle. La Bible abrite un Dieu qui « créa le monde sans nommer rien. Alors il confia cette multitude de choses innomées à la discrétion de l’homme, et l’homme […] se mit à nommer tout ce qui l’entourait. » La Bible est alors cet univers propice au langage, sans lequel nulle croyance n’est possible. Elle abrite le matériau dont l’écrivain a besoin pour dire le monde. Le texte religieux ne se résume pas à être le support de la foi, l’aide principale à la lecture du sens de la vie ; il devient source du langage dont l’écrivain a besoin pour donner vie aux mythes qu’il déploie dans son œuvre.

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