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État des lieux

De retour dans son pays natal Eumjae part à la recherche de traces, de bouts d’existence, à travers des photographies aussi floues que ses souvenirs. Il en résulte un petit album dans lequel la quête de l’auteure nous entraîne dans un dédale de signes.

Les ouvrages hybrides, – jazzifiés dirait David Shields, une ligne mélodique brusquement entrecoupée d’improvisations, sont suffisamment rares concernant la Corée pour s’y attarder lorsqu’un ouvrage paraît. C’est le cas d’État des lieux de EUM Juae, artiste et chercheuse en esthétique.  Revenant sur son lieu d’origine, à la recherche de traces, identifiant là où elles auraient pu avoir lieu, telles que la mémoire trompeuse les restitue, l’auteure nous invite au voyage des signes, photographies volontairement floues, illustratives d’une mémoire désirante, cartes topographiques du lieu de naissance ou d’habitations, pleine page, épurées au point de n’avoir rien d’explicite à dire, sinon un cercle rouge qui imite le « Vous êtes ici » des plans urbains, nous laisse imaginer que là, fut quelque chose, une maison, une vie, une histoire. Voyage dans le lieu d’origine dont on sait l’importance pour les Coréens, d’autant plus important à connaître qu’il permet quelquefois de déterminer l’origine du nom patronymique.

Mais cette plongée vers le lieu d’origine soudain dérape et nous entraîne dans les profondeurs de la dynastie de Joseon, à la recherche du premier Eum. Tandis que nous balayons la courte généalogie, voilà que deux plantes de pieds striées, photographie pleine page là encore, nous rappelle où nous sommes, une terre, une cour, un maru sur lesquels s’enraciner. Soudain, la clinique de naissance, la longue file des lits, des bébés sanglés à l’étroit feraient hurler les Occidentaux défenseurs de l’illusoire liberté du corps. Peu à peu, les images deviennent plus précises, parées de couleurs, offrant des décors désespérants, les textes quittent la langue française adopte la langue coréenne, les portraits de l’auteur enfant se succèdent, là un premier anniversaire, l’auteure sans doute. Qu’a-t-elle saisi dans ce 돌잡이(moment où le bébé saisit un objet, censé déterminer son futur métier et son destin), ce premier précieux anniversaire dans la culture coréenne. C’est qu’il faudra attendre 60 ans avant que le deuxième anniversaire le plus important d’une vie ait lieu (환갑). Les photos précises dans leur laideur semblent dire que le voyage va bientôt s’achever sans que la mémoire soit satisfaite. Les photos redeviennent floues, le cercle rouge cingle à nouveau l’image, et lorsque la mémoire n’a plus la force de courir après son unicité, c’est le collage qui l’emporte, résidence cernée de courts textes en coréen, cigale épinglée, méditante entourée de sacs poubelle, série soudain interrompue par une photo d’enfant et sa maman sans doute, avant de clôturer sur un court poème dédié au village natal de Jeong Jiyong,. Voici les dernières pages, un couchage coréen, replié comme il se doit, nous dit que la quête s’achève. L’auteure affirme qu’elle a retrouvé lieux et souvenirs, malgré les facéties de la mémoire : « Ces lieux fuyants et morcelés ressemblent à un escalier qui ne mène nulle part sont désormais ma Heimat, mon chez moi que je préserve précieusement en moi. » Ce beau voyage sur une centaine de pages est inoubliable prouvant que l’émotion sait jaillir de la concision.

Le voyage de la mémoire oublieuse est terminé. La mémoire du lecteur peut s’éveiller.


État des lieux
Eum Juae
L’Harmattan, 2023
108 pages, 15€

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