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Impossibles adieux

Il faudra dans ce roman sinuer entre cauchemar et réalité, neige et pluie, hôpital et maison isolée dans la montagne et vous habituer à n’être comme la narratrice sûr de rien.

Il faudra dans ce roman sinuer entre cauchemar et réalité, neige et pluie, hôpital et maison isolée dans la montagne et vous habituer à n’être comme la narratrice sûr de rien. À quoi tient un roman de Han Gang ? À une voix. Si rare dans la littérature contemporaine d’où qu’elle vienne. Le sentiment que l’auteure susurre à votre l’oreille une histoire qu’elle met à jour, autant pour elle que pour le lecteur. Avec le précédent roman Celui qui revient, ce sont les événements de mai 1980 à Kwangju, un véritable massacre ordonné par le dictateur en place à cette époque, qu’elle avait restitué au lecteur. Avec Impossibles adieux, c’est un autre massacre perpétré à une époque précédente qu’elle exhume. Peu de temps après la proclamation de la première République de Corée du Sud, en août 1948, suivie d’une instabilité du pays qui allait devenir chronique, la chasse aux communistes fut engagée dans tout le pays. Mais c’est sur l’île de Jeju qu’elle fut la plus tenace, la plus meurtrière, la plus absurde. « La mer monte de plus en plus vite les ossements des tombeaux au pied de la colline sont-ils tous emportés par le reflux, qui me laisse subsister que les tumuli ? » 30 000 habitants massacrés indistinctement par une horde de policiers et militaires et sans doute des mercenaires, entre septembre 1948 et début 1949. Assassinats méthodiques, d’hommes, femmes, enfants. « Quand le soir a commencé à descendre, les tirs ont cessé, j’ai regardé par le trou de la porte, j’ai vu les soldats jeter à la mer les corps couverts de sang des fusillés qui gisaient sur le sable ». Certains parviendront à se sauver en se réfugiant dans une grotte qui tient une place importante dans le roman. La Corée mettra pudiquement un mouchoir sur cette affaire pendant de longues années.

Bien que le thème du roman n’ait rien de léger, on reste séduit par la scansion si légère, si délicieusement musicale qu’on se laisse bercer par ces phrases tantôt déroutantes tantôt envahissantes, comme le murmure d’une pluie d’automne frappent aux carreaux. Le roman est aussi une histoire d’amitié comme Han Gang nous y a habitué depuis son premier roman paru en France, Pars le vent se lève, amitié non conforme de Gyeongha et son projet de roman, avec Inseon et son projet de documentaire. Cette dernière se blesse grièvement à la main et sollicite son amie pour aller nourrir un oiseau (toujours la présence d’un oiseau chez Han Gang), sur l’île de Jeju. Défilent les pages d’une histoire qui serait banale s’il n’y avait pas la voix doucereuse de la narratrice et ses drames intérieurs ; des douleurs au ventre, l’impossibilité de manger naturellement, désir de se suicider freiné par le fait qu’elle ne sait pas à qui léguer ses biens, livre qu’elle n’arrive pas à écrire, quand soudain l’amie qui s’est éloignée se manifeste. L’artiste s’est grièvement blessée aux mains et transportée dans un hôpital de Séoul, elle lui demande d’aller nourrir un oiseau laissé seul sur son île natale, Jeju, à 01h00 d’avion de Séoul.

Départ pour Jeju, départ vers une reconstitution de la mémoire, celle perdue de la mère d’Inseon, celle du massacre des habitants. Il y a cette longue marche de nuit dans la neige, le Golgotha de Gyeongha, la chute dans la neige, les buissons qui lui griffent le visage, le sang qui coule sur son œil. Cette traversée, Han Gang nous la fait vivre sans drame, son personnage aussi peu préparé triomphe des éléments sans gloire, sans discours, animée par la conviction qu’il faut sauver l’oiseau qui risque de mourir sans eau ni nourriture.  

Défilent des arbres géants, débités, installés dans l’atelier d’Inseon, prêts à être transformés, véritables Jangseung effrayants, des fantômes cauchemardesques tirés d’une autre vie, cette autre vie silencieuse dominée par la couleur noire qui traîne d’un livre à l’autre de l’auteur. Et la neige et les armes, et la neige et les arbres, ces substituts d’hommes menaçants, cet oiseau prométhéen qui veut dévorer Gyeongha de l’Intérieur, à moins que ce soit encore un cauchemar. Plane dans ce roman un chamanisme profond, viscéral, toujours dissimulé.

Roman virtuose, bien servi par la traduction, envoûtant, exhumant des mémoires traumatiques, autant celle du massacre que celle de la narratrice.  


Impossibles adieux
HAN Kang
Traduit du coréen par CHOI Kyungran et Pierre BISIOU
Grasset, 2023
336 pages, 22€