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Rencontre avec Élisa Shua Dusapin

Au cours de cet entretien mené par Jeong Wookyung, l'autrice Élisa Shua Dusapin évoque les grands thèmes de ses romans, sa triple nationalité, ainsi que son rapport à la culture coréenne et à l'écriture.

Propos recueillis par Jeong Wookyung (Université Nationale de Séoul)


Élisa Shua Dusapin

Wookyung Jeong : Comment s’est passé votre tournage à Sokcho ?

Élisa Shua Dusapin : Ça a été très émouvant pour moi, parce que ça faisait cinq ans que je n’étais pas retournée en Corée alors que depuis l’âge de treize ans, j’y vais chaque année. J’avais besoin d’y retourner. J’ai été frappée par le changement du pays en quelques années. Je sais que la Corée évolue vite mais cette fois, j’ai été frappée par l’évolution spectaculaire de Sokcho, même aux yeux des Coréens. C’est vrai, tout à coup, c’est devenu une grande ville, avec des tours partout. Ce n’était pas du tout comme ça quand j’ai écrit le livre (Hiver à Sokcho, 2018, Gallimard), donc le film doit adapter un peu parfois. Par exemple, certaines séquences sont tournées dans tel lieu, mais le contrechamp est tourné dans une autre rue, pour masquer un peu les aspects trop modernisés. Le film assume qu’il s’agit d’un certain regard sur la ville, qui est devenue différente aujourd’hui. C’était intéressant d’observer les différences de regard culturel car le film est une coproduction franco-coréenne. Par exemple, la narratrice, dans le roman, n’a pas de prénom. Dans le film, il faut qu’elle en ait un, et ils lui ont donné un prénom coréen proche du mien : Soo-ha, tendais que je m’appelle Shua (cela se prononce « Soo-ah »). C’est bizarre pour moi. L’actrice (Kim Bella) vit en France depuis huit ans, mais ses deux parents sont coréens. Le réalisateur a fait en sorte qu’elle apparaisse un peu eurasienne, avec des lentilles de couleur par exemple, des taches de rousseur, mais il fallait aussi qu’elle soit grande, afin de tenir tête à l’acteur masculin (Roschdy Zem), qui est très grand. Il se trouve que par un heureux hasard, cette actrice est originaire de Sokcho ! Elle parle donc parfaitement coréen, et aussi très bien le français, avec un accent. Comme vous. Du point de vue de la production coréenne, le fait qu’elle parle si bien français était même un problème. Cela a été source de grands débats car pour les Français, c’était important qu’on la comprenne sans sous-titres. Ils n’avaient même pas conscience que cela pouvait être un problème, qu’elle parle trop bien français. Mais le producteur coréen a dit que pour le public coréen, elle parle trop bien français, et cela serait un problème pour la réception coréenne, elle ne serait pas crédible. Pour le public coréen, cette question de la crédibilité était fondamentale dans le cadre d’un film avec une part de production étrangère. Finalement, le réalisateur a choisi de favoriser la compréhension dans la réception française, la clarté, plutôt qu’un ultra-réalisme, au risque de perdre un peu le public coréen, car pour le public français, c’est l’inverse, il vaut mieux éviter un effort de compréhension de la langue afin de pouvoir mieux appréhender l’histoire, en dépit d’une perte de réalisme. Que pour les Coréens, le réalisme soit si important m’a frappée, je ne m’y attendais. Ça m’a interpellé, parce que je me disais, pourtant dans les films coréens, dans la littérature coréenne, il y a tellement de scènes ultra violentes, au niveau physique ou psychologique, qu’on trouve rarement à ce point-là dans la littérature française, ou le fantastique est aussi très présent. Je me suis demandé ce que signifiait cette notion de « réalisme » pour les Coréens, et pour les Français. Quel était le point d’ancrage, lorsqu’un film est réalisé par deux productions conjointes. Parce que ça, c’est vraiment une question interculturelle passionnante. Ces extrêmes violences dépeintes dans les films ou la littérature extrême-orientale, je crois que c’est en partie cela qui fascine l’Occident et le monde entier. Ce n’était pas encore le cas il y a quinze ans, quand je découvrais la Corée enfant. Personne ne savait où était ce pays, on n’en avait presque pas entendu parler, même dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et personne ne savait ce qu’était le kimchi. Aujourd’hui, dans les grandes villes occidentales, on trouve des restaurants coréens partout, des bibimbap, et c’est hyper connu en fait. Il y a vraiment un changement que je perçois, et le fait d’être plongée dans ce tournage m’a fait prendre conscience d’encore plus de choses à la frontière de ces questions interculturelles. Au niveau plus intime, même si je suis honorée que mon roman ait intéressé le cinéma, je ne peux m’empêcher de ressentir une sorte de nostalgie à l’idée que les images filmées remplaceront peu à peu mon imaginaire intérieur, comme c’est presque toujours le cas lors du passage du roman à l’écran.

W : Ces questions me font beaucoup réfléchir aussi, et je suis totalement d’accord avec vous sur l’évolution de la Corée, de Sokcho, et aussi du changement de regard du monde sur la Corée.

E : Vous, en tant que coréenne, vous le ressentez aussi, le fait que la Corée soit devenue une phénomène mondialement connu ?

W : Oui. Je suis venue en France il y a cinq ou six ans, en tant qu’étudiante pour un échange international. À ce moment-là déjà, des gens s’intéressaient à la Corée, mais pas comme maintenant. J’avais choisi l’université d’Aix-Marseille parce que il y avait un département de coréen, donc c’était normal qu’autour de moi, je rencontre des gens qui s’y intéressaient. Aujourd’hui, dans la rue, n’importe qui situe assez bien la Corée sur une carte du monde ou au moins, s’exclame : “Ah oui, la K-POP ! ». Des choses comme ça. Donc, oui, je sens combien les choses ont changées. À propos de regard sur la Corée, je me demandais : est-ce que l’on peut catégoriser vos romans de “ littérature coréenne” ?

E : C’est une question qui m’interpelle. En Europe, à la publication de Hiver à Sokcho, j’ai été catégorisée dans tous les médias comme “l’auteure franco-coréenne“, surtout en France. En France, j’étais même “l‘auteure coréenne“, alors que je suis française. En Suisse, comme je vis dans ce pays, on dit forcément de moi que je suis suissesse, parfois on dit que je suis coréenne. Souvent, on dit même que je suis jurassienne, du Jura où j’ai grandi et où je suis revenue vivre actuellement. En Suisse, on a généralement tendance à mettre un peu de côté l’aspect coréen, sans doute parce que la littérature coréenne en général y est moins connue, contrairement à la diffusion qu’elle connaît en France (et surtout dans les pays anglo-saxons). En Suisse, aucune université n’a de département coréen, par exemple. En tout cas, en France, mes livres sont dans les rayons de littérature générale, pas dans les rayons de littérature suisse (s’ils existent !). Je n’ai jamais vu que j’étais classée en littérature coréenne, par contre dans les interviews, les imaginaires collectifs, je suis assignée à la Corée. Dans les rencontres publiques ou scolaires, on me pose toujours des questions sur la Corée. Donc je sens un décalage du milieu littéraire, qui étudie mes livres au niveau littéraire, et la réception du public, où une grande part de l’intérêt est venue avec le fait que j’évoque un pays lointain, devenu phénomène de mode. Pour répondre à votre question de façon personnelle, j’aurais du mal à répondre car cela suppose que je sache ce qu’est la littérature coréenne. Tout comme cela suppose que je sache répondre à la question « Vous sentez-vous plutôt coréenne, suissesse, ou française ? ». Je n’ai pas de réponse fixe. Généralement, je réponds que je ne me sens assignée à aucun des trois pays, car évidemment il s’agit toujours d’un mélange. Aujourd’hui, je peux dire que mon identité s’exprime en partie à travers mes livres, cette voix que je ne cesse de découvrir et qui évolue, elle aussi. Je ne peux écrire qu’en français, mais dans ma tête, la langue coréenne résonne. Comme d’autres langues parlées dans ma famille, les dialectes suisses-allemands, l’allemand, l’anglais. Culturellement, je me sens naturellement plus proche de la Suisse parce qu’elle a quatre langues nationales, on est potentiellement toujours confronté à une altérité minoritaire, en Suisse romande par rapport à la Suisse alémanique, mais aussi par rapport à la France, mais c’est tout. En Corée, la langue coréenne est revendiquée et fière, avec le hangeul créé au XV siècle pour instruire le peuple sous l’hégémonie culturelle chinoise. Sous l’occupation japonaise, parler coréen était devenu passible de mort, mais aujourd’hui, cela reste un élément de forte cohésion nationale. Le fait qu’il y ait deux mots, « hanguk » (Corée) et « uri nara » (notre pays). On n’a pas cela ici. En France, il arrive qu’on me demande ce qu’est la littérature suisse. Parce que mon éditeur principal est suisse même s’il y a Folio, qui appartient à la maison emblématique française Galimard. Donc c’est vraiment complexe. Définir la littérature suisse reste encore aujourd’hui une grande question, au carrefour des langues, au cœur d’une Europe avec des pays aux grandes cultures. Quant à la littérature coréenne, j’en connais assez peu au fond, car tout ce que j’ai pu lire vient des traductions en français. Aujourd’hui, je peux lire en anglais, qui a plus de traductions. Par exemple, dans les pays anglo-saxons, on me compare à des auteur(e)s dont je n’ai jamais entendu parler car ils ne sont pas traduits en français. J’ai appris qu’en Corée, le genre de la nouvelle et de la poésie a longtemps dominé la production littéraire. Cela ne fait pas longtemps que le genre du roman s’est imposé. Alors qu’en France, le roman s’est imposé depuis bien plus longtemps, après la poésie et le théâtre. Cela traduit peut-être une forme de différence culturelle, le théâtre est le genre du dialogue, de la confrontation directe des personnages. Alors qu’en Asie, il vaut mieux taire son avis personnel, et donc la poésie intimiste est plus commune. Dans tous les recueils que je lisais, je ne retenais pas des noms d’auteurs, mais plutôt, des atmosphères. J’ai lu un certain nombre de textes issus de la vague de la littérature nationaliste de l’après-guerre des années 1950 par exemple, l’un des premiers classiques traduits en français par Patrick Maurus, Yi Chong-jun (이청준), qui a initié le public francophone, et probablement mondial, à l’idée d’une littérature coréenne, et Yom Sang-seop (염상섭), encore plus ancien. Je crois qu’aujourd’hui, ils sont considérés comme les anciens classiques étudiés à l’école. À travers eux, j’ai senti le poids de l’histoire du pays encore très présent. Mais très vite, en Corée, où tout change vite selon l’adage « palli palli » (vite vite), il y a comme une sorte de génération, et tout d’un coup, c’est des voix qui ont une inventivité, comme dans le cinéma d’auteur coréen, des textes qui montrent des choses très violentes de la société, c‘est ce que j‘ai vu en traduction, des inégalités sociales, ou des statuts de la femme,  la prostitution, la hiérarchie, le rapport au travail, la pression, la compétitivité, et en même temps, toujours ce poids du confucianisme, il faut tenir un rôle. Cette littérature qui contraste avec les règles de société, comme si la littérature était le lieu où l’on pouvait vivre une catharsis, quand ces chappes de plomb sociales sont trop lourdes au quotidien. J’ai été si souvent frappée par le poids des injonctions sociales de la société coréenne qui, tout d‘un coup, a comme une échappatoire dans la littérature. Là, on fait vivre aux personnages des choses impossibles dans la vraie vie, comme une catharsis, avec parfois une forme d’étrangeté sur le regard de la société ou sur des personnages inquiétants, une inventivité. Une grande mise en scène de la nourriture, très présente, c‘est moins le cas en Europe. En ce sens, je dois être influencée par la littérature asiatique, sur la forme courte, une attention à la précision, ne pas aller dans trop d’explications mais dans des choses assez factuelles. La nourriture, c’est un motif représentatif de la production littéraire coréenne, par exemple, dans le cinéma aussi, on voit beaucoup les gens en train de manger. C’est rarement le cas en Europe. Ici, on me demande toujours pourquoi la nourriture est omniprésente, ou pourquoi la mère et la fille dorment ensemble, alors que pour moi, c’est normal, j’ai été élevée ainsi. Aussi dans cette déférence aux ainés. C‘est très coréen. Ici, c’est différent. Ce que le public occidental prend comme une forme d’étrangeté de la pensée de mes personnages, pour moi c’est généralement normal, c’est ma façon de voir le monde, mais cette façon-là est partagée par une grande partie de la planète, en Orient. Voilà, fondamentalement, je ne me décrirais pas comme faisant partie de la littérature coréenne, même si mes personnages sont coréens, et que mes histoires se passent là-bas, même si je fais tout pour me sentir aussi coréenne que possible en Corée, il y a toujours une part de moi qui se sent étrangère, ou bien on me le fait sentir. Mais comme partout en fait. Je ne me sentirais pas légitime de me décrire comme littérature coréenne. Je pense vraiment que je fais une littérature qui essaie d‘atteindre la Corée, en fait, ou d’atteindre les gens, le monde, en général, sans faire de catégories. Mon territoire, aujourd’hui, c’est la fiction, la langue qui explore ces entres deux. Je ne me permettrais pas de me catégoriser ni comme littérature suisse, ni française, ni coréenne, car intrinsèquement, je ne peux pas. C’est le travail des critiques justement, et chaque critique a un regard différent et cela me fait réfléchir, je me demande comment je me positionne, mais personnellement, je ne peux pas revendiquer quoi ce soit.

W : Oui, dans les libraires coréennes ou à la bibliothèque, votre roman est catégorisé parmi les romans français. Mais j’ai bien pensé que la Suisse devait aussi revendiquer le fait que vous êtes de la littérature suisse. Moi j’ai eu envie d’étudier votre œuvre en l’intégrant à mes recherches sur la littérature coréenne contemporaine, et j’avais des scrupules puis je me suis dit que vous étiez aussi coréenne, pourquoi n’aurais-je pas le droit de critiquer votre œuvre, la France n’a pas le monopole du regard critique sur votre œuvre, j’ai envie de le faire en tant que chercheuse en littérature coréenne. Disons que c’est justement une question pour moi aussi, et mes collègues en littérature : avec quel point de vue pouvons-nous faire de la critique de littérature, coréenne et internationale ? Ma question maintenant serait : voudriez-vous êtes catégorisée dans la littérature coréenne ?

E : C’est une question plus émotionnelle que littéraire et à ce niveau, je peux dire que j’apprécierais le fait d’être étudiée en tant que littérature coréenne. Au niveau émotionnel et personnel, je ne me sentirais pas illégitime. Ce serait une forme de reconnaissance intime de mon appartenance à ce pays. D’une certaine façon, j’ai toujours le besoin de l’approbation des Coréens pour me sentir Coréenne. Comme c’était le cas lorsque je suis arrivée en Suisse à l’âge de six ans, j’avais besoin de l’approbation sociale de mes camarades à l’école. D’un côté, le fait que mon travail soit reconnu comme étant de la littérature coréenne me paraît légitime car je connais vraiment bien la Corée géographiquement, même si je ne parle pas bien la langue malheureusement, et que je ne vis pas là-bas au quotidien, mais j’y suis allée plusieurs mois presque chaque année depuis l’âge treize ans. Mais toujours avec un regard extérieur, mon éducation occidentale. Dans mes romans, je mets en scène des personnages proches de moi, même s’il ne s’agit pas d’autobiographie. Mes personnages connaissent la Corée parfaitement pour certains, et pour d’autres, il y a un regard extérieur, mais je ne crois pas usurper une place. Pour parler en « je », j’ai besoin d’avoir personnellement ressenti des choses, je ne me permettrais pas sinon, je ne m’en sens pas capable. Des lectrices et lecteurs coréens de Hiver à Sokcho m’ont dit que la narratrice paraissait peu coréenne, parce qu’elle était un peu trop rude et directe dans sa manière de parler à l’homme étranger. Apparemment, ce n’était pas le reflet des femmes coréennes. Mais il s’agit d’un reflet finalement personnel, de mon regard d’eurasienne franco-coréenne.

W : Moi je crois qu’il existe aussi des filles coréennes qui ressemblent à votre narratrice. La jeune génération. Je pense à certaines de mes amies, qui s’expriment assez directement. On peut y reconnaître des reflets d’une génération. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai envie de travailler sur votre œuvre. 

E : Dans quels axes travaillez-vous sur la littérature coréenne ?

W : J’étudie des nouvelles et des romans contemporains. Mon travail de Master concernait des personnages féminins d’un auteur coréen né en 1911, et je me suis concentrée sur un corpus d’œuvres des années 1930-1940, car je m’intéressais beaucoup à l’époque où la Corée était colonisée. Maintenant, j’étudie plutôt des œuvres des années 1980-1990, surtout les écrivaines. Je m’intéresse particulièrement à deux langues : le français et le coréen, aux relations entre les deux, leur traduction. La question du bilinguisme me fascine. C’est aussi pour cela que votre œuvre m’intéresse.

E : Et selon vous, quelle serait la définition d’une littérature coréenne ?

W : C’est une question fondamentale qu’on se pose aussi en Corée, depuis toujours, sans avoir encore pu trouver de réponse satisfaisante, et sans doute qu’il n’y en aura jamais. Mais cela permet de se poser des questions importantes sur la notion d’identité. Moi je suis chercheuse, mais au fond, je me pose des questions similaires aux vôtres dans le rapport à la littérature. Par exemple, avec vous, je voulais d’abord entendre votre avis sur cette question, avant de chercher à comparer ou étudier plus profondément votre œuvre avec d’autres auteures coréennes. Car j’ai pensé que si je commençais d’emblée à vous catégoriser, le but de mon travail ne serait pas atteint. Il fallait d’abord que je vous écoute. En tant qu’étudiants de littérature coréenne contemporaine, on se pose des questions telles que : « Contemporain, c’est à partir de quand ? La Corée, c’est où ? La littérature, c’est quoi ? »
Dans votre œuvre, les représentations de corps de jeunes femmes, y compris ceux des narratrices, sont remarquables. À titre d’exemple, la femme-sandwich dans Les billes du Pachinko (2018, Zoe), la fille aux bandages dans Hiver à Sokcho, et des jeunes femmes anonymes dans la rue. Pourquoi décrivez-vous souvent les corps de jeunes femmes ?

E : La représentation du corps des femmes est effectivement une grande question pour moi. Je pense que ça vient du fait qu’en tant qu’enfant et jeune femme, j’ai été très sensible au dictat de la société, aux oppressions sur les corps des femmes. C’est fort en Europe mais j’ai été encore plus frappée en Corée, où la chirurgie esthétique est normalisée. Peut-être que c’est moins le cas maintenant. Moi, j’ai surtout vu l’expansion de ce phénomène dans les années 2012, où j’ai passé quelques mois à l’université Yonsei pour apprendre à lire et à écrire le coréen. J’entendais régulièrement des étudiants qui disaient qu’à la fin de leurs études, ils se feraient opérer afin d’augmenter leurs chances d’obtenir un bon poste. Cela m’avait vraiment choquée. Partout, des injonctions à la perfection corporelle à travers des publicités pour des régimes minceur, des publicités pour des cliniques avec des photos avant et après opération. Adolescente, j’ai souffert de troubles alimentaires, je les ai vus chez des amis, et de plus en plus chez des garçons. J’ai été consciente qu’il s’agit de troubles vécus dans une honte profonde, et ce tabou me révolte. Je me sentais en colère contre la société, contre cette pression-là, et je me suis dit que mettre en scène des jeunes femmes me permettrait d’exprimer tout cela, sans que cela soit en mon nom personnel, et que cela serait d’autant plus fort, car j’estime que mon histoire personnelle est moins pertinente que la façon dont le roman, la fiction, permet de rendre des éléments signifiants et de créer un autre sens à un événement. Aujourd’hui, de nombreuses personnes me disent qu’elles se reconnaissent dans mes personnages, et cela me touche. D’ailleurs, mon intérêt à la description du corps dépasse le trouble alimentaire. Sans vouloir stigmatiser mes personnages. Car même si l’on a un rapport à priori sain à son corps, il est forcément individuel et je trouve très intéressant ce qu’il peut exprimer de soi-même, d’une culture. Dans le roman, c’est fascinant. Cela permet de décrire une psychologie tout en restant concret. Par exemple, en Asie, il y a les bains publics et la nudité n’est pas forcément un problème. En Europe, c’est différent. J’ai grandi entre les deux cultures, donc je vois aussi cela. Dans mes romans, j’ai eu besoin d’exprimer le mal-être, le questionnement identitaire de mes personnages, plus à travers le corps, qu’à travers l’intellect ou la psychologie. Je me méfie des idées, je ne sais jamais à quel point elles nous appartiennent vraiment, alors que le ressenti corporel, il n’y a que soi-même pour le ressentir. Une émotion ne peut pas mentir, elle ne peut pas être fausse. Après, c’est son interprétation qui change tout.  Dans mes romans, j’essaie de rester proche du ressenti et de laisser la possibilité aux lecteurs d’interpréter. C’est pour cela que je décris des choses sans les expliquer. Par exemples, dans mes romans, on ne sait pas ce que les gens pensent de la femme-sandwich, ni de la femme avec ses bandages chirurgicaux, ni ce qu’elles-mêmes ressentent, mais c’est violent de les voir ainsi. On peut y projeter tout ce qu’on veut. Elles sont comme des surfaces et le reflet des projections que l’on a du corps des femmes, ou de la souffrance des jeunes à devoir se conformer à telle ou telle image. C’est une manière de mettre en lumière ces formes de violence insidieuses, car on en parle peu. C’est difficile de dire : « Je ne suis pas bien dans mon corps, j’aimerais correspondre à tel ou tel modèle. » On ne dit pas ces choses. Cela crée toutes sortes de petites compétitions, de petites guerres qui se vivent à l’intérieur de soi-même et qui ont un énorme impact social, influencent toute la société.

W : Oui, en écoutant votre réponse, il y avait plein de chose que je voulais dire aussi. Par exemple, j’ai bien ressenti l’étrangeté de ce phénomène de la beauté dans vos romans, surtout dans Hiver à Sokcho. Au niveau de l’étrangeté, j’ai pensé que votre narratrice n’avait pas un regard vraiment coréen car alors, elle ne serait peut-être aussi critique envers la chirurgie esthétique, et je me suis demandé quel était votre choix d’auteure par rapport à cette question. Personnellement, je suis vraiment d’accord avec vous, et je suis touchée de votre choix d’exprimer votre colère. Quand j’étais en France, il y a cinq ans, une Française m’a dit : « Tu es une Coréenne, alors pourquoi tu ne t’es pas faite opérer ? ». Cela a été violent pour moi. Beaucoup d’Européens croient que la majorité des femmes coréennes correspondent à tel canon de beauté. Moi, je ne correspond pas vraiment à ce modèle-là, physiquement, mais aussi dans mes attitudes. Par exemple, je ne me maquille pas. C’est étrange de me dire qu’en France, à cause de cela, aux yeux des Français, je ne suis pas une Coréenne « typique », même si je suis née en Corée. C’est aussi pour cela que cette question de l’authenticité dans votre œuvre m’interpelle et que je voulais en parler avec vous. J’ai bien compris pourquoi vous avez besoin de le décrire, et je suis totalement d’accord avec vous.  

E : C’est vrai que ma narratrice coréenne peut avoir du recul, et l’idée de lui prêter mon regard était inévitable. Je suis toujours frappée par la propension des Coréens à juger le physique des autres, sans que ce soit perçu comme un problème. Quand je voyageais avec mes sœurs, des personnes de la génération de mes grands-parents n’hésitaient pas à nous dire : « Ah, toi, t’es plus belle qu’elle. » C’était très dur pour nous. Je suis très touchée par ce que vous me dites sur les interrogations des Européens par rapport au fait que vous n’ayez pas recouru à la chirurgie esthétique. La question est d’emblée violente et peut sous-entendre plusieurs choses. Est-ce qu’on veut dire : « Culturellement, tous les Coréens sont censés faire de la chirurgie esthétique », ou est-ce un sous-entendu sur le fait que vous devriez en faire pour des raisons objectives de beauté ? Dans les deux cas, je trouve la question intrusive et violente. Dans mon expérience, lorsque j’avais vingt ans, une Coréenne m’a demandé qui était mon chirurgien esthétique. Elle croyait que j’étais Coréenne. Cette personne était plutôt admirative de mes yeux eurasiens. Mais quand j’ai révélé être eurasienne de naissance, j’ai senti un rejet. Il faut être 100% coréen pour être accepté. Cette forme de nationalisme et de sentiment de pureté m’interpelle. Le visage est la première forme de notre identité que l’on donne à voir au monde. Comment se fait-il qu’un peuple entier en arrive à éprouver le besoin de s’améliorer encore ? Que n’accepte-t-il pas derrière ses traits originels ? Comment peut-on être si fier d’être coréen tout en voulant changer ses traits au prix de la chirurgie ? Si mes livres ont tant de succès dans le monde, c’est qu’il doit y avoir une part du phénomène de mode et de l’intérêt des gens aujourd’hui pour ce pays. Je pense que la Corée est consciente de ce phénomène mondiale et travaille au soft power. Le regard international est admiratif, et la Corée veut correspondre à cela, et fait tout pour l’alimenter. Avec son passé confucéen, ou il faut correspondre à la culture du « toujours bien » en apparence, la Corée s’est construite sur le modèle de la perfection, des valeurs morales, le bien, le mauvais, au détriment des émotions personnelles et aujourd’hui, cela a atteint même les traits du visage, les seules limites semblent être technologiques. C’est aussi le premier pays des cosmétiques, et un poids lourd dans l’industrie de la microtechnologie. Aujourd’hui, le monde a les yeux rivés sur la Corée et je me demande comment cela va évoluer, notamment le regard critique sur la chirurgie depuis le mouvement MeeToo. Il y a dix ans, quand j’interrogeais les gens dans la rue sur leur opinion sur la chirurgie, on me disait : « Ah, oui, la chirurgie, c’est très présent ici, c’est vrai. » Avec une sorte de nonchalance, voire de fierté. Comme le fait de bien s’habiller pour un entretien. Lors de mon dernier voyage en mars 2023, j’ai senti un autre climat. Il y avait moins de publicité autour de cela dans la rue, peut-être moins de fierté de la part des Coréens à ce sujet, on me disait : « C’est vrai, la chirurgie est quelque chose qui se fait », il y avait plus de réserve, je sentais plus de réflexion sur les aspects potentielles néfastes, notamment au niveau psychologique.

W : En fait, avant 2016, un mouvement féministe existait déjà mais depuis MeToo, des plus jeunes générations ont renforcé le mouvement et questionnent fortement cette injonction à la perfection coréenne. L’atmosphère générale évolue un peu mais ce n’est rien comparé au poids des dictats, au nombre de cliniques de chirurgie esthétique, à l’explosion des marques de cosmétique, qui par leur seule présence, disent beaucoup des injonctions. Tout nous assène tout le temps : « Tu dois devenir plus belle, plus jolie ! ». On ne peut pas le nier, et il faut en parler encore et encore. Il faut vraiment parler de ces sujets, comme dans vos romans, et parler de vos romans qui dénoncent ces formes d’oppression sournoises. 

E : Comment habiter ce corps de femme, comment l’assumer, comment sortir des carcans… En Occident ou en Orient, le combat est le même, avec d’autres formes et d’autres modèles. Je me demandais justement comment MeeToo avait influencé la société des femmes coréennes. Est-ce qu’elles revendiquent le fait d’être plus naturelles ?

W : Oui, c’est ça. Les femmes se coupent les cheveux, se démaquillent. Malheureusement, depuis quelque temps, on assiste à un phénomène de « backlash », qui signifie qu’après un progrès féministe, on assiste à une forte répression.

E : En ce moment, c’est violent en Corée, ai-je entendu dire. Notamment depuis l’élection du nouveau président de droite.

W : Oui.

E : J’ai entendu dire que les hommes ne supportaient pas le fait que les femmes revendiquent des droits, comme s’ils se sentaient agressés. 

W : Oui, c’est juste. Le président actuel, de droite et conservateur, s’est notamment appuyé sur ce sentiment pour faire sa campagne.

E : Concrètement, comment cela s’est manifesté ?

W : Par exemple, il a promis que s’il était élu, il supprimerait le ministère de soutien aux droits des femmes et des familles, prétextant que ce ministère est la source d’inégalités entre les hommes et les femmes. Mais en conséquence, les jeunes hommes ont voté massivement en sa faveur, alors qu’ils savaient qu’en parallèle, ce président allait introduire les semaines de soixante-neuf heures de travail. Ils ont préféré retirer des droits aux femmes et travailler plus.

E : C’est incroyable. C’est vrai qu’il y a quelques semaines, lors de mon dernier voyage, sur le tournage du film, j’ai demandé leur avis aux hommes sur le féminisme en Corée et tous me répondaient avec beaucoup de pudeur : « Ah, oui, c’est vrai que les femmes ont plus de pouvoir maintenant mais cela ne leur suffit pas. Le problème, c’est qu’elles l’utilisent à tort et à travers, pour accuser les hommes de tout et n’importe quoi. » Dans leur parole, je ressentais qu’ils considéraient que les femmes n’avaient pas assez de jugement et étaient éternellement insatisfaites. Ce discours, je l’ai entendu au moins dix fois dans toutes les catégories d’âge alors cela m’a marquée. En Europe, c’est une minorité de mon entourage qui pense ainsi.

W : Le climat a changé. On fait plus attention aux plaisanteries, aux regards, aux gestes. De nombreuses personnes se permettent encore de dire d’anciennes plaisanteries sexistes, tout en ajoutant immédiatement après : « Ah, mais on n’a plus le droit de dire ça aujourd’hui, on va être accusés tout de suite ! » Il y a du mépris dans ce ton. Je pense que vous avez écrit un texte important sur l’image réelle de la femme en Corée, et c’est important qu’il soit diffusé, qu’on en parle.

E : Quand j’ai écrit Hiver à Sokcho, j’étais très jeune et j’avais peu de confiance en moi, et aucune conscience de l’impact que mon texte pouvait avoir. Aujourd’hui, malgré les doutes, je me sens plus assurée surtout dans l’expression de mon positionnement sur cette question de l’oppression sur le corps et le statut des femmes. Surtout que de nombreuses lectrices me disent qu’elles se reconnaissent. Cela me donne de la force inespérée. Si cela peut avoir le moindre impact au niveau social, je serais enchantée. Car je suis persuadée que le roman a plus de pouvoir qu’un discours politique. Mais j’ai peu confiance en mes textes.

W : Oui, c’est vraiment remarquable, votre position critique. Car il n’y a pas d’explications dans vos romans, je ne pouvais pas bien les comprendre. Je n’étais pas sûre que vous critiquiez ce phénomène, ou ne faisiez que l’observer. Cet entretien me permet de comprendre beaucoup de choses dans votre point de vue et éclaire mon travail d’analyse. En parlant d’hommes et de femmes, j’ai constaté que la figure du père est généralement absente dans votre œuvre. Pourquoi ?

E : Cela dépend de mes romans. Dans mon premier roman, Hiver à Sokcho, j’ai eu besoin de me concentrer sur ma part coréenne. Pour l’anecdote, je viens de finir l’écriture de mon dernier roman, à paraître en août, et dont l’histoire se passe en Dordogne, au fond de la campagne française où je suis née, il n’a rien à voir avec l’Asie. Après trois romans en Extrême Orient, j’avais besoin de revenir à ma part paternelle. Dans Hiver à Sokcho, je me concentrais donc sur le côté maternel et c’était mon premier texte plus ambitieux, j’avais besoin d’éliminer les personnages secondaires. C’est aussi un roman sur le manque. Cet homme français qui arrive peut représenter cette sorte de vide à combler, que je ressens toujours, l’entre deux cultures. Ce sont les sujets en creux que j’explore, plus dans le non-dit que dans l’explication. Dans Les billes du Pachinko, l’histoire est un peu différente, parce qu’elle se passe avec les grands-parents. La narratrice communique par mail avec sa mère, le père est présent dans sa vie mais lointain. J’ai commencé à ressentir le besoin d’écrire sur la figure du père, à travers un roman épistolaire entre un père et sa fille. J’ai commencé à écrire le texte mais là aussi, quelque chose me résistait. Finalement, j’ai pris le Transsibérien pour aller du Jura suisse au Japon sans prendre l’avion, j’ai rencontré un trio à la barre russe et l’histoire de Vladivostok Circus (Folio, 2022) s’est imposée, en occultant peu à peu le personnage du père. Mais j’avais vraiment envie d’explorer ce personnage alors j’ai écrit une lettre unique accolée à la fin du roman, que j’ai découpée pour les besoins du rythme. Elle n’est pas nécessaire à l’histoire, peut-être même superflue, mais pour moi, en tant qu’auteure, dans ma démarche intime, c’était important de la laisser, afin de ne pas avoir un sentiment d’échec total dans cette approche du personnage paternel. Chaque roman part d’un sentiment de frustration dans le précédent, l’impression de ne pas avoir développé assez ce qu’il y avait à dire sur tel ou tel sujet. Dans mon dernier roman, Le vieil incendie (2023, Zoe), le père est présent mais dans des souvenirs du passé, et l’histoire se concentre sur deux sœurs. Dans mes trois premiers romans, mes narratrices sont filles uniques. Alors que j’ai trois sœurs cadettes. Je me suis demandé pourquoi. J’ai compris que le sujet de la sororité était trop important pour que j’en parle sans que ce soit un sujet central de livre. Dans cette histoire, les deux sœurs ont grandi avec leur père, c’est la mère qui est partie. Mais dans le présent de la narration, le père est déjà mort et la sœur aînée, la narratrice, revient de New York pour vider leur maison d’enfance. Je n’avais pas prémédité cette histoire. Un cycle s’est mis en place, entre l’Extrême Orient et mon lieu de naissance en France. Après avoir exploré ce côté maternel, j’ai pu revenir avec plus de sérénité vers le côté paternel, dont l’étrangeté m’est apparue grâce à la distance prise en Asie. C’était inconscient et avec le recul, je trouve le processus d’écriture encore plus merveilleux dans ce qu’il permet de nous faire découvrir du monde et sur nous-mêmes. 

W : Moi aussi, en lisant vos romans, j’ai ressenti que le père est petit-à-petit apparu. C’était intéressant, parce que les histoires parlent souvent du père, mais il reste absent. Par exemple, dans Les billes du Pachinko, pourquoi le père de Mieko est parti ? Pourquoi le père de Nathalie n’est pas venu la rejoindre en Europe, alors qu’il paraît plutôt bon ?

E : Il y a des choses que je ne maîtrise pas, qui sont mystérieuses dans le processus de la création, ou dans la psychanalyse. Je suis une jeune femme et j’ai besoin de mettre des jeunes femmes en scène parce que je m’identifie à elles. Comme dans les relations amoureuses. Mes narratrices sont en couples mais je raconte des moments de leur vie où elles les quittent, ou les tiennent à distance. Il y a une forme de facilité d’auteure, pour ne pas cumuler trop de sujets, mais c’est comme si ces femmes avaient besoin de se débattre pour trouver leur autonomie, leur bien-être, de s’approprier leur corps et leur place dans la société. Dans Les billes du Pachinko, ce sont quatre générations de femmes dont aucune ne semble avoir la juste place. L’enfant de dix ans semble plus mature que sa mère, qui assume avec difficulté son statut de mère seule au Japon, la grand-mère semble enfantine, et Claire est investie d’un rôle presque maternel par la petite fille, alors qu’elle doute par rapport à la question de la maternité. Les hommes sont présents, comme Mathieu, son petit ami, mais il est resté en Suisse. Cela dit, il est un soutien. Comme le grand-père dans le rôle de pilier de famille, et pour la grand-mère. Et comme le père de Claire, qui lui envoie des attentions chaleureuses à distance. Ils ont toujours leurs rôles sur la vie des femmes, mais c’est vrai que je n’en ai encore jamais fait un sujet de confrontation directe. Peut-être parce que, comme la sororité, ce lien-là me paraît trop important pour que si j’en parle, j’en fasse le sujet central d’un roman.

W : J’ai ressenti aussi que vos narratrices n’ont pas vraiment d’attachement à leurs petit-ami.

E : Oui, comme si elles se sentaient piégées ou qu’elles avaient peur d’être aliénées par ce lien-là. Elles ressentent le besoin d’être loin ou refusent de se soumettre au regard potentiellement aliénant du regard masculin. C’est dans la distance qu’elles arrivent à explorer qui elles sont vraiment.

W : Il me semble que vous utilisez souvent la nourriture pour parler des relations humaines, des difficultés à communiquer. D’ailleurs, la narratrice de Hiver à Sokcho a un rapport ambigu aux plats cuisinés par sa mère. Pourquoi ?

E : Je décris la relation de la narratrice avec Kerrand, mais pour moi, ce livre parle avant tout du rapport à la mère. Au pays maternel. J’ai découvert le territoire coréen à l’âge de treize ans. Jusqu’alors, je n’avais accès à ce pays, à cette culture, qu’à travers la langue que je parlais avec ma mère, et les plats qu’elle me cuisinait. Un rapport très primitif, instinctif. La cuisine est fondamentale dans la culture coréenne. Premier sujet de toutes les conversations. Quand on rencontre une personne, on demande si elle a mangé. Refuser de la nourriture est un affront terrible. En offrir, la plus grande marque d’affection. Les sons de la langue, les saveurs, textures, odeurs des aliments ont forgé mon imaginaire. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles mes personnages entretiennent un rapport organique, très sensoriel au monde. J’avais très peur du cliché, d’être incapable de décrire leurs sentiments à travers un monologue intérieur, alors j’ai choisi de parler d’eux à travers leurs actes, comme depuis le point de vue d’une caméra pour créer de la distance. Le dessin était idéal, il permettait d’introduire une narration dans la narration. La cuisine, quant à elle, est imprégnée de cultures nationale et individuelle, grâce à elle je pouvais exprimer beaucoup en disant peu, chacun étant libre d’interpréter comme il le souhaite. Je souhaitais aussi questionner le rapport au corps, à la nourriture, intimement lié à l’image qu’on a de soi dans une société de narcissisme, où les diktats de l’apparence font des ravages, notamment chez les jeunes femmes, mais aussi, de plus en plus, chez les hommes. En Corée, la pression de la société sur l’individu est particulièrement violente. Le nombre d’opérations de chirurgie esthétique explose, c’est aussi un des pays où l’on compte le plus de suicide chez les jeunes adultes. La boulimie anorexie est très présente, de façon sournoise puisqu’on la cache, elle est taboue. En parler dans mon livre était une façon d’exprimer ce mal-être.

W : Les lieux que vous décrivez dans les romans sont très importants et remarquables. On peut citer des exemples comme la chambre de Mieko, aménagée dans une piscine vide au sommet d’un hôtel désaffecté, la chambre semi-souterraine de Claire, la pension décatie de Sokcho, les logements particuliers du Cirque, la caravane sans roues. Cela me fait penser parfois à des décors de théâtre. Vos travaux dans le domaine du théâtre ont-ils une influence sur vos romans ? En général, comment avez-vous choisi et construit l’idée des lieux dans vos romans ?

E : Je suis extrêmement sensible aux atmosphères, à travers mes cinq sens. Tous mes textes ont pour point de départ des sensations et des émotions vécues très physiquement. Je n’intellectualise pas le processus. Je crois qu’avant tout, je suis sensible à ce qui devrait être plein de vie, et ne l’est pas. D’où la ville de Sokcho en plein hiver, ou une piscine vide comme chambre d’enfant, un cirque entre deux saisons. Dans mon dernier roman, Le vieil incendie, deux sœurs se retrouvent dans le Périgord, en France, pour vider la maison de leur enfance après le décès de leur père. Je ne sais pas dans quelle mesure mon travail théâtral joue un rôle concret dans la construction de mes romans. Je dirais plutôt que c’est l’image, le monde visuel, qui influence tout mon rapport à la narration. Dans le sens où je dois littéralement « voir » les scènes que je décris, l’univers de mes personnages, comme un story board dans ma tête, pour pouvoir les écrire. En ce sens, l’écriture théâtrale m’est évidente puisque je visualise le corps des comédiens et me contente d’écrire leurs dialogues, alors que dans le roman, je dois prendre en charge tout : le décor, la narration… que le corps prend en charge sur un plateau de théâtre. Pour le choix des lieux de mes romans, il est instinctif. Il peut changer en cours d’écriture, à mesure que je découvre qui sont mes personnages. Par exemple, Hiver à Sokcho devait se dérouler à Busan, mais la ville était trop agitée et ne correspondait pas à l’intériorité de ma narratrice. Alors j’ai déplacé les lieux à Sokcho. Quand j’ai commencé à écrire Hiver à Sokcho, les phrases étaient plus amples, moins sèches que dans leur version définitive. Ce style froid, dépouillé, s’est construit de lui-même à mesure que je me rapprochais de mes personnages, que j’apprenais à les connaître. Je voulais que l’écriture puisse illustrer leur solitude, une certaine rudesse de la ville, du décor. En particulier le sentiment d’étrangeté au monde de la narratrice. Entre une mère surprotectrice et un mannequin de petit ami obsédé par l’apparence, elle rêve de partir en France pour éprouver par elle-même ce qu’elle ne connaît que par la littérature, échapper aux pressions que son entourage exerce sur elle vis-à-vis du mariage, du corps qui doit correspondre aux canons.
Cette narratrice me ressemble par son métissage physique, et par sa tentative de circonscrire son identité en allant vers son « autre » culture. Mais contrairement à moi, elle a grandi en Corée et ne connaît la France qu’à travers sa littérature. Pour moi, c’était une façon de « prendre ma revanche » sur toutes les fois où je me suis sentie étrangère en Corée du Sud. 
Pour Le vieil incendie : au départ, l’histoire se passait à New York. Mais j’ai compris peu à peu que les deux sœurs devaient se retrouver dans un espace proche de la nature, dans un huis clos, pour parler de l’enfance que l’on doit quitter, du corps féminin au seuil potentiel de la maternité : les gouffres et les grottes de la Dordogne, où je suis née, m’ont semblé évidentes, plusieurs années après le début de l’écriture du livre.

W : Vous utilisez souvent les images d’oiseaux. Pour quelle raison ?

E : Je n’en étais pas consciente à ce point. Mais c’est vrai que Hiver à Sokcho se termine sur l’image d’un héron à une seule jambe. Dans Vladivostok Circus, la métaphore des martinets est utilisée, ces oiseaux dont les ailes sont si grandes qu’ils ne peuvent pas se propulser tout seuls depuis le sol, ils ont besoin d’un promontoire pour pouvoir se mettre à voler, autrement dit, ils doivent d’abord chuter. J’ai aussi écrit l’adaptation du conte de Andersen, « Le rossignol et l’empereur de Chine », ainsi qu’un texte pour jeune public intitulé « Le colibri », mais ces deux derniers projets étaient des commandes aux thèmes imposés. Je dirais simplement qu’en général, je suis sensible à la capacité de voler qu’on les oiseaux, contrairement à nous, êtres humains, qui sommes parfois encombrés par ce corps.


Propos recueillis par Jeong Wookyung (Université Nationale de Séoul)

2 commentaires

  1. Philippe Rigaud dit :

    Très intéressante cette discussion sur l’inter culture Corée Occident. L’importance exacerbée de l’apparence physique d’une femme pour obtenir un bon poste me semble inquiétante pour l’avenir de la société coréenne. Merci pour cet article.