Juhyun Choi, comment décririez-vous vos débuts en tant que dessinatrice?
Je suis arrivée en France en 2001 pour mes études d’art, les rencontres et les circonstances m’ont rapidement amenée à travailler la bande dessinée. J’ai fait ma première bande dessinée dans Stripburger, une revue slovène, et ensuite j’ai participé à plusieurs fanzines et collectifs de l’époque.
La bande dessinée est une forme d’expression complexe et complète qui permet de raconter des histoires.
Votre dessin est à la fois stylisé, réaliste, mais la représentation des espaces naturels a une dimension onirique. Les ombres sont aussi très présentes. Les couleurs sont délavées, acidulées, elles évoquent le passé, comme des photos sépia. Quelles techniques utilisez-vous, et pour quelles raisons ?
Je dessine à la plume avec de l’encre aquarelle, la forêt, des animaux, des loups, des tigres, et puis des personnages, parfois inclus dans la figure animale. J’utilise aussi la technique du théâtre d’ombre, pour mettre en scène des rêves par exemple dans Halmé, des souvenirs lointains, mais aussi des contes populaires. Traditionnellement, le théâtre d’ombre a été associé à ce type d’univers. L’aspect graphique évoque une réalité modifiée, rêve, mémoire, un moment passé.
Vos paysages sont luxuriants, très ornés. Est-ce que vous puisez votre inspiration technique dans la tradition de la peinture coréenne ?
Je viens d’une famille d’agriculteurs de la région de Gyeongju, dans le sud-est de la Corée. J’en suis partie à l’adolescence, mais j’ai passé toute mon enfance dans les vergers de mon père, à regarder les pommiers en fleur, les plaqueminiers, les feuillages, toute cette nature si poétique. De plus, ma ville fait partie du patrimoine historique du pays, puisque que c’est la capitale de l’ancien royaume de Silla, et petite fille, j’ai été imprégnée par l’art des temples bouddhistes, à la décoration très ornementée, très symbolique. Mes dessins sont inspirés de mes expériences et de mes émotions d’enfant. Mais je ne travaille pas dans la tradition de la peinture de mon pays, exceptionnellement, l’année dernière j’ai produit une série d’illustrations inspirées la peinture populaire pour une exposition durant le festival d’Angoulême. Et le théâtre d’ombres ne fait pas partie non plus de la tradition coréenne. C’est son très fort pouvoir d’évocation qui me séduit.
Quels sont les moteurs de votre création ?
C’est la narration, l’histoire. J’aime bien écouter des histoires, et aussi raconter. J’ai toujours été intéressée par les contes, les légendes, une tradition orale qui se transmet de génération en génération. Des récits qui continuent d’exister en traversant plusieurs générations, car à chaque époque, ils ont une résonance et une signification particulières.
Je suis très concernée, non par les traditions, mais plutôt par les histoires. C’est la base de ma culture, les histoires que j’ai entendu. Peut-être parce que je suis partie très jeune de mon pays, et que l’exil, même choisi, crée une distance avec ma culture d’origine, et en même temps renforce l’attachement. J’aime utiliser les contes et les légendes qui se transmettaient dans les familles, et dans ma famille aussi, pour les associer justement à des souvenirs autobiographiques, ou des évènements dans lesquels les gens de ma famille ont pu être impliqués.
C’est vrai que la famille est très présente dans votre œuvre…
Mon enfance aussi est un thème central, j’ai besoin de l’inscrire pour ne pas l’oublier, comme si la distance physique, spatiale et temporelle, activait la proximité mentale, la volonté de se souvenir et celle de l’exprimer. Le Verger de Kangcheoli qui va paraître raconte l’histoire de mon père et de ses frères, Halmé revient sur celle de ma grand-mère.
Un lieu et un lien fondamentaux, puisque les portraits des disparus s’incarnent dans les arbres des alentours…
Oui, il y a toujours des témoins. Et les symboles sont importants pour moi, aussi.
J’appartiens en plus à une famille de femmes, j’ai des sœurs, ma mère et ma grand-mère sont très importantes. Nous vivons dans une société très patriarcale, donc je ressens ce poids d’être une femme. Dans mon travail, elles sont omniprésentes, elles impriment leur marque.
Dans Halmé, je raconte l’histoire de ma grand-mère maternelle, qui a reçu une éducation traditionnelle, s’est mariée aussi selon la tradition, et a pourtant dû affronter seule les bouleversements du début du XXe siècle. J’éprouve beaucoup de compassion pour cette génération sacrifiée, des femmes qui sont en complet décalage avec la société contemporaine, ses usages et ses mœurs. La culture populaire dont elles étaient aussi les dépositaires est aujourd’hui oubliée, seules les conventions subsistent. Il y a une rupture terrible entre passé et modernité, la colonisation, puis la guerre, et la dictature, les années de pauvreté extrême ont abouti à une transformation totale de la société, entraînant un décalage entre les générations. J’essaie par mon travail de garder le lien avec la culture populaire, les contes, les légendes qui l’irriguent. Mon travail de création est aussi un travail de transmission.
Quel rôle jouent les danseuses, musiciennes qui travaillent avec vous ? Que recherchez-vous dans cette création plurielle ?
C’est vrai que je travaille souvent en partenariat avec des danseuses, des musiciens, sur des performances. C’est une confrontation très fructueuse, très enrichissante, un dialogue, un échange. .
Dans le théâtre d’ombre, je peux explorer et développer ce que la bande dessinée ne permet pas, tous les aspects du spectacle vivant. Mes pièces sont très variées, parfois très narratives, comme Le Verger, un spectacle accompagné d’une lecture, sur la vie de mon père paysan, son rapport avec la terre. Parfois je vais vers l’expérimentation formelle sans progression narrative. Un de mes derniers spectacles a été créé à partir des sonates et interlude pour piano préparé de John Cage, le plus important a été la recherche sur le mouvement et la texture. J’ai voulu réinterpréter en image des émotions que la musique nous offre. Raconter une histoire, c’est faire passer des émotions, toute création est liée à ça.
Plasticienne, vous avez malgré tout une grande pratique de l’écriture…
L’écriture, comme la lecture. Ce sont les vecteurs de la transmission.
Je dessine, mais c’est pour raconter des histoires, des souvenirs, et je le fais en français, ma langue de création, une langue apprise. Elle permet la distanciation et mes textes restent très sobres, minimalistes. Lorsque j’ai eu l’occasion de traduire La peau du loup en coréen, j’ai réécrit certains passages par exemple pour me sentir plus proche de mes destinataires. D’ailleurs, j’ai traduit aussi les œuvres de Marjane Strapi en coréen. Par contre pour Ressac, une œuvre d’inspiration oubapienne, avec mon collaborateur, nous avons choisi de créer une œuvre sans texte, pour mettre en valeur l’expressivité poétique des dessins.
C’est vrai que votre œuvre évoque des thèmes proches de ceux de Marjane Satrapi. Etes-vous tentée par l’adptation cinématographique ?
Pour l’instant, mon moyen d’expression est la bande dessinée, que j’essaye d’apprendre et de maîtriser. Mais je me sens très proche de l’expression cinématographique, et je suis influencée par le récit filmique dans l’élaboration de mes planches.
Mon théâtre d’ombres rappelle aussi les débuts du cinéma, le cinéma expérimental, en direct. Tout cela est très proche de ma pratique. Marjane Strapi raconte comme moi des histoires, celle de sa famille traversée par la grande Histoire, et les évènements politiques qui ont ravagé son pays. Nous avons le même intérêt pour l’histoire politique de notre pays.
Mais je me sens plus proche de certains écrivains de mon pays, Eun Hee-kyung ou Cho Sehui par exemple, de par le thème ou par le traitement. Dans les années 70 en Corée, la publication du roman de Cho Sehui, Le nain, a été pour toute une génération d’intellectuels un livre fondateur, un révélateur, et le texte, qui portait sur l’influence de l’industrialisation à marche forcée de la Corée, l’intolérable violence faite aux petites gens, a été un symbole de résistance. À travers la relation de la vie d’une famille marquée par l’infirmité du père, l’auteur aborde tous les bouleversements de l’époque. Je l’ai moi-même découvert au lycée, et c’est un livre qui m’a marquée au point que Sous la peau du loup est une œuvre qui s’en inspire directement.
Un autre auteur de manhwas, Park Kun-woong, abordait dans une interview pour Keulmadang la difficulté d’évoquer encore aujourd’hui l’histoire du XXe siècle, en particulier la période post-coloniale.
Park Kun-woong est un auteur engagé, avec une vraie démarche de militant, la dimension politique de son travail est beaucoup plus évidente que dans mon œuvre. Il fait aussi du dessin de presse. Pour ma part, j’explore les marques du passé et l’interaction entre la grande histoire et celle d’un individu ou d’une famille.
Quelle est la place des références aujourd’hui ? La société coréenne s’est mise à courir à perdre haleine, en écrasant le passé pour aller de l’avant. Les grands évènements historiques ont précipité l’entrée dans la modernité. Aujourd’hui c’est une société à haute valeur technologique, très avancée, très néo-libérale mais en rupture totale avec sa propre histoire.
Quelles sont les fondations de la nouvelle société coréenne ? Moi-même, je ne crois pas et ne souhaite pas un retour des valeurs traditionnelles, je n’ai pas d’illusion sur elles, je souhaite seulement que le futur ne se bâtisse pas dans l’ignorance. C’est le sens de mon travail.
Propos recueillis par V. Cavallasca.
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