Lorsqu’ils se retrouvent chassés de chez eux par une opération de promotion immobilière, quelle détresse étreint le cœur des deux gentils lapins héros de cette aventure ! Les voilà contraints de braver l’inconnu qui se présente à eux sous l’aspect d’une mer noire aux flots tumultueux, sur lesquels leur tout petit radeau rappelle d’autres exils non moins dramatiques…
Bien sûr l’abri proposé se révèle « complet », les voilà pour de bon à la rue, et l’offre providentielle d’un quidam à vélo leur semble tombée du ciel. Mais c’est un piège, dans lequel tombent de nombreux enfants perdus, ici les animaux de la forêt proche. Coincés derrière de solides barreaux, tous s’interrogent : dans ce monde si vaste, il n’y aurait pas de place pour nous autres ? C’est par l’entremise d’une volée de pigeons qu’ils retrouveront la liberté. Enfin, ils toucheront à la terre promise, où ensemble ils réinventeront un monde où résonnera souvent la musique de leur violon salvateur.
C’est l’histoire de bien des démunis, des pauvres ou des exclus qui outre leur précarité imposée, se voient infliger l’exil et la servitude. Seule une aide extérieure leur permettrait de sortir de cet engrenage. Servi par une illustration réfléchie, travaillée, et remarquable, le propos de Lee Soyung, graphiste formée à l’école Olivier de Serres, est émouvant et dramatique. Mais une histoire pour les enfants a d’autant plus d’impact qu’elle est porteuse d’espoir, comme dans la légende d’Hong Kiltong, ce jeune fils naturel d’un noble lettré d’autrefois, qui prit la tête d’une révolte et fonda une communauté d’hommes libres. Ainsi en va-t-il dans cette histoire aussi.
Sur un beau papier épais, l’artiste fait preuve d’une grande maîtrise technique ; la double page s’anime des voiles liquides de l’encre pour dépeindre les couleurs du monde sur lesquelles se détachent des esquisses de personnages produites par l’utilisation de la lithographie, où l’artiste ne retient que les éléments essentiels et expressifs de son projet. Pour renforcer certains reliefs, Lee Soyung termine en surlignant d’un gras trait noir profond certains détails pour compléter l’atmosphère de ses illustrations. Alternant illustrations pleine page qui saturent l’espace d’un épisode, avec des vignettes arrondies au contour flouté sur la double page suivante pour décliner les péripéties de l’aventure des deux lapins, l’auteure joue aussi avec la narration en introduisant dans son récit des scènes complètement dialoguées comme au théâtre pour faire intervenir les différents protagonistes ce qui rend la lecture très vivante. La double page centrale s’arrête sur la représentation désolée mais magique à la fois de l’assemblée des prisonniers réunie en cercle autour de Toto qui joue un air de violon, mélancolique. Comme un renversement d’imaginaire où Lee Soyung joue de la mise en scène illustrée pour exposer l’inverse de ce que devrait être une réunion d’amis autour d’un violon. Grâce à ce jeu audacieux entre le sujet et son traitement, l’artiste signe là un magnifique album, singulier et sensible.
ICI, ENSEMBLE ET MAINTENANT
LEE SOYUNG
Editions Thierry Magnier, 40 pages, 17 €
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