La Corée du sud fait rêver… Même si le film Parasite a permis de lever largement le voile sur la réalité de l’écart entre riches et pauvres, la « lentille kpop » selon l’expression d’Antoine Coppola n’en finit pas de troubler la vision qu’à l’étranger, le grand public a de ce petit pays encore si méconnu.
Pourtant, au-delà du succès de BTS ou d’autres boys & girls bands avant eux, l’engouement s’arrête sur l’écume de la vague, sans plonger dans la réalité qu’il recouvre. Ainsi en va-t-il pour ces paradis artificiels où seule la réussite est possible, la beauté, la minceur, la santé et la richesse qui vont avec… Ah oui, il faut bien rêver…
Or, dans la création contemporaine coréenne, les exemples de faillite sont nombreux, que ce soit en littérature, ou dans le cinéma, et même dans certains de ces dramas, feuilletons addictifs, qui ne font plus l’impasse sur la réalité sociétale. La présence coréenne en France est par ailleurs marquée par une majorité d’œuvres-témoins inspirées par cette réalité-là.
Ainsi en va-t-il pour ce roman graphique de Kim Sung-hee, au titre programmatique : La capacité de survie. En quatorze chapitres l’autrice dresse le portrait de Coréen.nes spoliés par l’évolution libérale de la société. Publié en 2015 dans son pays, le livre n’arrive que six ans plus tard en France, et pendant ces six années, la Corée a encore évolué, et c’est le film de Lee Isaac Chung, Minari, sur l’éternel rêve migratoire, et la série Squid Game, portrait d’un peuple aux abois, qui représentent ces récents changements auprès du public français.
En 2012, l’héroïne de Kim Sung-hee, Yeong-jin, est quadragénaire, célibataire et prof contractuelle, avec des conditions de travail indignes. Elle constate l’indigence du système éducatif et ses conséquences sur les jeunes qui arrivent sur le marché du travail désabusés et sans espoir. Célibataire, c’est elle qui assume la charge morale de ses vieux parents, et non pas son frère aîné, contrairement au schéma traditionnel. Ceux-ci sont contraints de faire de petits boulots pour survivre, payer le loyer, ou se soigner. Sa sœur plus jeune désespère de pouvoir s’occuper correctement de ses jeunes enfants, écrasée par la responsabilité qui incombe aux mères au foyer. Les deux femmes entretiennent avec leur mère une relation complexe faite d’admiration et d’exaspération : le modèle de la « mère coréenne » a du plomb dans l’aile…
L’amoureux de Yeong-jin travaille pour une association d’aide aux migrants, surexploités dans les serres de maraîchage ; révolté, en proie à un sentiment d’impuissance, il choisira finalement de rentrer dans sa région d’origine pour sauver sa peau.
L’album commence à l’hôpital où Yeong-jin vient de subir une hystérectomie, qu’elle cachera à ses parents, partisans repliés sur la tradition du mariage des filles, et de l’enfantement légitime, comme pour protéger ce qui peut l’être encore, contre une société qu’ils ne comprennent pas et par un ricochet absurde, contre le mouvement de libération des femmes. L’occasion aussi de laisser parler ces femmes dans la chambre commune de l’hôpital, de leur vie et de leurs frustrations aussi.
L’auteure décrit chapitre après chapitre la solitude et l’errance de Yeong-jin, victime de choix politiques et sociétaux issus de la partition du pays, qui condamnent la majeure partie de la population à la lutte quotidienne pour sa survie. L’exode rural n’a fait qu’accentuer les difficultés des gens modestes. La modernisation à marche forcée des années 70 n’a jamais été accompagnée de la sécurisation sociale qui leur aurait permis d’accéder véritablement à ses avantages. Les chaebols, ces grands groupes qui font la pluie et le beau temps en économie comme en politique, ont façonné les mentalités, figé les servitudes héritées du confucianisme. Les révoltes étudiantes, la résistance au pouvoir absolu de l’argent ne ressurgissent plus qu’au hasard d’évènements particulièrement violents et dramatiques. L’époque est celle des présidentielles, avec l’élection prévisible de Park Geun-hye, la fille du dictateur qui aime qu’on l’appelle La Dame de Fer de la Corée…
L’atmosphère de fin du monde qui baigne le récit est soutenue par le style graphique adopté par Kim Sung-hee, sans autre horizon que la couleur bistre qui se répand tristement sur quelques fonds de vignette. Si la mère en particulier est souvent portraiturée dans une attitude volontaire, mains sur les hanches, menton relevé pour souligner sa ténacité, le trait se délite souvent, pour des silhouettes ébauchées, dans des postures souvent prostrées, privées d’énergie, des univers confus et des paysages qui auraient dû être bucoliques mais qui ne sont plus que des aires de repos, moments de pause pour ces conversations à bâtons rompus sur les erreurs de la vie que Yong-jin tient avec son amie.
Les jeunes que décrit Chang Kang-myoung dans Génération B, le héros de Quiz show de Kim Young ha, candidats au suicide collectif ou virtuel des années 2000, ou encore l’héroïne d’ Un balcon sur la Lune de Chung Han-ah, étaient déjà les victimes de cet horizon bouché. D’autres œuvres évoquent ce rejet extrême qui fait fuir les diplômés, les jeunes salariés des grosses entreprises vers un ailleurs potentiellement meilleur, comme dans le roman Parce que je déteste la Corée, ou pour essayer de retrouver une qualité de vie d’autrefois, à la campagne, comme dans Le goût du kimchi de Hong Yeon-sik, ou dans le film Petite forêt de la réalisatrice Yim Soon-rye.
Or ici c’est un troisième scénario que propose Kim Sung-hee, pour conclure son roman, probablement assez proche de la réalité de la plupart des Coréens. Comme pour rappeler cette capacité de résilience qu’a développée dans l’histoire le peuple pour sa survie, l’héroïne espère trouver son salut dans la seule force de sa volonté, un retour non-dit vers une identité collective ancestrale. L’album s’achève en effet sur une sorte de regain de vitalité chez Yeong-jin : alors qu’elle a manqué de se noyer dans la mer, trop habituée à la platitude de l’eau domestiquée de la piscine, grâce au soutien de son ami, elle ose retourner nager. Dompter la peur, aimer pour ne pas être seul, affronter la vie au lieu de se laisser mourir, c’est le choix de Yeong-jin, nouvelle porte-parole d’un peuple qui refuse de se laisser enterrer vivant. On peut rêver, mais il faut bien vivre.
La capacité de survie
Kim Sung-hee
Çà et Là, 2021, 200 pages, 20€
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