Je vais ainsi est une histoire de famille. Tout commence lorsque So Ra découvre que sa petite sœur Na Na est enceinte. Cela déclenche chez elle une remontée de souvenirs d’enfance et elle revoit toutes les fois où sa sœur et elles ont dû se débrouiller seules parce que leur propre mère, Ae Ja, était trop dévastée par la perte de son mari pour s’occuper de ses filles. Elle se rappelle des siestes interminables d’Ae Ja et des périodes où elle disparaissait pendant si longtemps que les filles devaient manger de la nourriture périmée pour survivre. Son rapport à la maternité est corrompu par la façon dont sa propre mère l’a élevée – ou plutôt, ne l’a pas élevée – et elle ne peut s’empêcher de désapprouver la grossesse de sa sœur. Cela creuse un fossé dans la relation jusque-là fusionnelle de So Ra et Na Na. Elles qui ont supporté toutes les épreuves de l’enfance et de l’adolescence ensemble, se voient désormais divisées par cet enfant en devenir. So Ra s’inquiète de savoir quelle mère Na Na fera, tout en ayant conscience qu’elle projette ses propres angoisses sur sa sœur. Mais elle n’est pas la seule à se faire du souci, et Na Na aussi se pose mille et une questions sur la façon dont cet enfant sera élevé.
L’auteure alterne sa narration entre la perspective de So Ra, de sa sœur Na Na, et de leur ami Na Ki, avant de conclure le roman en revenant une dernière fois vers la plus jeune de sœurs. Une fois que le point de vue de Na Na est adopté, le lecteur réalise que So Ra n’est pas une narratrice fiable. Alors que So Ra décrit une des longues siestes de sa mère, Na Na relate le même souvenir en expliquant qu’il s’agissait en réalité d’une tentative de suicide. Si Na Na est plus observatrice que sa sœur, c’est parce qu’elle cherche sans cesse à tout savoir, à mieux comprendre, à trouver du sens là où elle n’en voit pas. La maternité n’apaise pas son esprit troublé, au contraire. Les questions se bousculent en Na Na, et elle s’agace souvent de voir que son entourage n’a pas l’air aussi curieux du monde qu’elle. La confusion de Na Na se ressent jusque dans sa narration. Les dialogues se mêlent aux passages de réflexion interne, si bien qu’on ne sait pas toujours si un personnage pense ou parle. Na Na s’amuse aussi à parler d’elle-même en alternant la première et la troisième personne, notamment parce que la syllabe « na » qui forme son prénom correspond au pronom « je » en coréen. « Na c’est Na Na, Na Na c’est moi. » (p.92)
Ses interrogations sur la maternité la conduisent assez naturellement à se demander si elle parviendra à être une meilleure mère qu’Ae Ja, sa propre mère qu’elle refuse d’appeler « maman ». Elle en veut à Ae Ja d’avoir abandonné ses filles, et ne peut s’empêcher de se demander ce qu’elle ressentait quand elle a mis ses enfants au monde, avant que le père ne décède, avant qu’elle ne les entraîne dans son long processus d’autodestruction. D’après Na Na, l’erreur d’Ae Ja aura été d’avoir trop aimé. Cet amour inconditionnel qu’Ae Ja réservait à son mari était tel que son décès l’a détruite. Effrayée par une telle perspective, Na Na décide d’instaurer une distance avec ceux qu’elle aime, pour ne pas vivre le chagrin d’Ae Ja.
Le roman a l’air de prendre une tout autre tournure lorsque le point de vue de Na Na est abandonné en faveur de celui de Na Ki – le voisin d’enfance que So Ra et Na Na considèrent comme un frère. La grossesse de Na Na et la relation entre les deux sœurs perdent en importance une fois que le lecteur entre dans l’esprit de Na Ki, qui est obnubilé par ses propres souvenirs lointains.
L’histoire de Na Ki porte un thème commun avec celle d’Ae Ja : l’amour si profond qu’il en devient destructeur. Le point de vue de Na Ki n’est pas tant la narration de son quotidien qu’une longue pensée qu’il destine à celui qu’il aime. Na Ki s’adresse à cet homme dès les premières pages de son récit en lui adressant une simple question : « Tu crois à la vie antérieure ? » (p. 169) Par la suite, chaque moment de la vie de Na Ki est accompagné par une pensée pour cet homme dont on ne connait pas le nom.
On comprend au fur et à mesure de l’histoire et des réminiscences du personnage qu’il s’agit d’un garçon que Na Ki a rencontré à l’adolescence, et pour qui il a développé des sentiments très forts, qui se rapprochent plus de l’obsession que de l’amour. Ses sentiments n’étant pas partagés, Na Ki se languit sans cesse pour ce garçon, espérant recevoir quelque chose de lui, peu importe que ce soit un baiser ou une injure. Finalement, une fois adulte, les deux hommes se retrouvent dans la même chambre. Na Ki embrasse celui qu’il aime depuis tant d’années, et se fait rouer de coups en retour. Des coups qu’il reçoit comme une évidence : « J’ai ri. Parce que c’était clair même si j’avais horriblement mal. Voilà ce que j’ai reçu de toi. » (p.226)
Même après s’être fait frapper avec tant de violence lors de leur dernière rencontre, Na Ki ne peut s’empêcher de vouloir revoir cet homme. Il se condamne lui-même à attendre de recevoir de ses nouvelles et sait qu’il ne sera pas libéré de cette obsession tant qu’il n’aura pas appris la mort de celui qu’il aime, une perspective qui l’effraie plus que tout.
C’est ici qu’on retrouve le parallèle entre l’histoire de Na Ki et celle d’Ae Ja. Na Ki est paralysé dans l’attente de la mort de son amour, alors qu’Ae Ja a déjà subi cette perte qui l’a complètement anéantie.
Cerné par ce chaos de sentiments, le lecteur retrouve ensuite Na Na qui continue à se poser des questions, à chercher du sens là où il n’y en a pas. Mais une fois enceinte, elle réalise que le monde n’a pas besoin d’avoir du sens pour exister, ou pour être beau. Na Na elle-même n’a pas besoin de sens pour avancer, pour traverser sa grossesse, pour donner naissance à son enfant et l’aimer. Apaisée par cette pensée, elle clôt le roman sur cette simple réflexion : « Je vais ainsi » (p.238).
Je vais ainsi
HWANG Jungeun
Traduit par JEONG Eun Jin et Jacques BATILLIOT
Editions ZOE, 240 pages, 20€
Ce roman polyphonique m’avait bouleversée à sa sortie, et de lire votre chronique, cela m’a donné envie de le lire à nouveau, en faisant d’autant plus attention aux détails dont vous nous avez fait part. Cette histoire m’avait d’abord donné l’impression d’avoir été écrite dans une grande simplicité, mais une simplicité touchante et poignante. La plume de Hwang Jungeun apporte un peu de fraicheur dans la façon dont ont été rédigées des oeuvres coréennes un peu moins contemporaines et j’ai très hâte de découvrir son deuxième roman paru en France aux éditions verdier. Merci pour cette chouette chronique