Lemon commence par un meurtre qui ne sera pas élucidé, par un inspecteur chargé de l’enquête plus enclin à trouver un coupable, le premier venu, quitte à le fabriquer, de préférence un coupable démuni, sans défense. Dans un lycée, deux jeunes filles d’une extrême beauté occupent le devant de la scène, avant que l’une d’entre elles meure mystérieusement. Assassinat, accident, nous n’en saurons rien. Un personnage assure qu’il connait l’auteur de l’assassinat mais ne donne pas son nom. Le lecteur n’en saura rien.
Le roman semble commencer par le même drame dix fois vu dans les dramas, par une opposition de caractères, de physique. Tandis que le lecteur peut s’attendre à un déroulé d’enquête, avec une issue plus ou moins bien huilée, Kwon Yeo-sun bouleverse les pistes en huit chapitres sans lien apparent les uns avec les autres, sinon un prénom servant de fil conducteur, celui de la victime Hae-won et de sa sœur Do-eon. La narration est dévolue aux personnages. Ce sont eux qui sont chargés de faire avancer l’histoire, mais à dessein, l’histoire n’avance pas. La perte d’un être cher peut-elle faire avancer une histoire, au demeurant ?
Lemon, roman de la perte, et plus encore un roman de la perte de repères. La disparition de la jeune fille ne laisse pas qu’un vide de corps. C’est aussi son aura qui, disparaissant, se maintient paradoxalement en se déportant vers ceux qui souffrent. La mère qui revisite le prénom de sa fille disparue et lui rend toute son innocence d’enfant ; la sœur qui très longtemps, toujours pas remise de la disparition de sa sœur, se confond avec elle. Kwon Yeo-sun, dans la lignée des écrivains coréens remettant en cause la narration traditionnelle, ne fait aucun cadeau à son lecteur. Et les plonge face à une absence, quitte à ce qu’ils perdent pied dans une aventure qui ne fournit aucune règle, ni de compréhension, ni de comportement.
Que la dureté de la société coréenne soit pointée ne provoque aucune surprise chez le lecteur habitué de romans coréens. Mais dans Lemon, il y a plus que cela. Une succession de points de vue qui, mis bout à bout, ne forme rien d’autre que cette succession, ne donne aucune clé ; il n’y a rien à tirer de la parole de chaque personnage. Mais cet apparent gouffre dans lequel le lecteur est proche de tomber révèle au fond un profond malaise : lorsque surgit le malheur, ni la collectivité immédiate ni la société n’offre de secours, une ceinture de sécurité en cas d’accident. C’est une forme d’anomie individuelle, quand plus rien ne vous rattache au réel, quand les formes habituelles de la régulation sociale ne sont plus suffisantes et vous laissent seul face au malheur, à l’absence, au « mal de l’infini » aurait dit Durkheim. Ce n’est pas propre à la Corée du Sud mais certainement rendu plus aigu dans ce pays à cause de la lente distension des liens sociaux sous les effets du libéralisme.
Le calme dans les institutions (police, église, éducation) face au bouillonnement des individus donne de la Corée ce contraste saisissant entre un pays sûr de sa puissance et des nécessités qu’il s’invente, face à un peuple coincé entre abandon et déréliction. Face à cette lente dérive que la douleur de l’absence ravive sans cesse, s’installe des formes d’hétéronomie, la dépendance à des règles sociales exogènes à l’individu, dans lesquelles les personnages semblent ne plus s’appartenir – notamment la sœur de la disparue, au point qu’elle doive ressembler à sa sœur pour espérer être.
Lemon est un roman qui ne se laisse pas appréhender facilement. Peu empathique, le narrateur joue en quelque sorte avec le lecteur en le laissant en suspension, tout comme il laisse ses personnages en suspension, sa narration en suspension quitte à ne devoir jamais l’achever. Il faut tenter de surmonter cette espèce « d’empêchement au texte » et goûter à la prose sans concession de Kwon Yeo-sun.
Lemon
KWON Yeo-sun
Traduit du coréen par Kevin JASMIN-HAMARD
La Croisée, 2023, 20€