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Interview de Camille Châtelain Carricheiro et Mary-Sarah Jung, contributrices Keulmadang

Yanbian
Subdivision administrative du Nord-Est de la province du Jilin en Chine, majoritairement peuplée par la diaspora coréenne, ce qui lui vaut le surnom de "troisième Corée".
Gayageum
Instrument traditionnel à 12 cordes.

Pour fêter les 15 ans de la revue, nous mettons à l’honneur l’équipe actuelle de Keulmadang. Après l’interview du fondateur Jean-Claude de Crescenzo et des deux rédactrices en chef adjointes, nous vous proposons un portrait des contributeurs, à commencer par Mary-Sarah Jung, chroniqueuse, et Camille Carricheiro. Les entretiens ont tous été menés par Aurélia Morano, étudiante dans le domaine des lettres et de l’édition.


Portrait de Camille Châtelain Carricheiro

Bonjour, peux-tu nous présenter rapidement ton parcours et ce qui t’a amené à travailler pour la revue littéraire coréenne Keulmadang ?

Je m’appelle Camille Châtelain Carricheiro. Actuellement en Master 2 de didactique du français langue étrangère à la Sorbonne nouvelle à Paris, j’ai effectué  précédemment une licence LLCER trilangue anglais-coréen. Durant celle-ci, j’ai rencontré Kim Hye-gyeong, co-fondatrice de Keulmadang et professeur de coréen. Conjointement, j’ai suivi un tutorat dispensé par Laurie Galli (rédactrice en chef adjointe), avec qui je me suis liée d’amitié et qui m’a parlé de la revue Keulmadang. Elle m’a alors proposé d’intégrer l’équipe pour m’occuper de la communication sur les réseaux sociaux entre autres.

À propos de ton travail au sein de l’équipe, pourrais-tu nous parler de ton rapport à la littérature coréenne et de quelle manière es-tu venue à te passionner pour elle ? Quel est ton genre ou ton auteur de prédilection ?  

À l’inverse de la majorité des chroniqueurs, je suis chargée de gérer le compte TikTok avec Mary-Sarah. À l’heure actuelle, mes études m’accaparent beaucoup et c’est surtout Mary-Sarah qui s’en occupe, mais je continue de contribuer à la revue papier en réalisant un carnet photo pour le prochain numéro. Sur les réseaux, nous avons créé un animal totem pour chaque membre de l’équipe. Ce visuel rappelait les avatars de l’univers des idols de K-pop et apportait un côté ludique sur TikTok en évitant accessoirement de dévoiler notre image.

Concernant la littérature coréenne, je lis de tout sans vraiment de distinction, même si j’apprécie beaucoup la littérature qui comporte un engagement féministe. Je trouve important que la parole des Coréennes commence à se faire entendre sur la scène littéraire, de plus, les histoires qui en découlent sont très intéressantes.

Pour rebondir sur ce que tu disais à propos du féminisme, existe-t-il des sujets en lien avec la Corée que tu trouves relégués au second plan parmi le paysage littéraire et que tu aimerais voir traités plus souvent ?

Je regrette que le côté traditionnel des coutumes locales historiques soit mis de côté par rapport à la modernité galopante de la Corée. Les contes et les traditions ancestrales sont exclusivement abordés lors de fêtes commémoratives telles Chuseok ou Seollal. En dehors des K-dramas se focalisant sur l’importance des événements historiques précis, le sujet reste négligé. Par conséquent, les histoires et légendes qui se transmettent oralement ne sont pas traduites et donc connues à l’international. Par ailleurs, certaines romances plutôt crues ne sont pas du tout diffusées à l’étranger à cause de l’intérêt porté par les Coréens à leur image.

Effectivement, je m’en suis aussi rendue compte quand j’ai commencé à m’intéresser aux contes et à la mythologie coréenne. J’ai remarqué qu’en comparaison avec le panel de littérature romanesque disponible, il y a très peu de livres qui traitent de ces sujets.

Peut-être que les livres traitant de ce sujet ne sont pas exportés car les Coréens étant surtout tournés vers la modernité, la diffusion de leur passé ne figure pas parmi leurs préoccupations premières. Les nouveaux symboles de la Corée du Sud appuyés par les chaebol (conglomérats industriels Samsung, LG…) ont fait émerger ces dernières années une culture indépendante du mode de vie traditionnel : la culture de la vitesse dite « ppalli ppalli ».

Fort heureusement quand même, une poignée de contes traditionnels nous sont parvenus, notamment grâce aux éditions Imago.

Lorsqu’on fait référence à l’étranger à la culture coréenne, j’ai remarqué qu’on se base sur leur soft-power et la hallyu avec le cinéma, les dramas et la musique. Cela a façonné depuis plusieurs décennies une image normative de la Corée. De quelle manière est perçue, selon toi, la culture coréenne en France et que pourrait-on mettre en place afin d’améliorer cette vision ? 

Il est vrai, auprès des jeunes surtout, que la K-pop, les K-dramas et la K-beauty sont de plus en plus populaires et conquièrent de plus en plus de parts de marché. Il y a une adoration grandissante pour l’univers de la K-pop et ses idols. Vu de l’extérieur, pour les non-connaisseurs de la Corée, l’association du pays à l’image stéréotypée véhiculée par son soft-power reste quasi-systématique. Comme si les deux formaient un tout, alors qu’il existe une séparation nette entre l’industrie du spectacle et la véritable société coréenne. Les K-dramas bénéficiant d’une renommée mondiale ont ainsi transmis aux étrangers une vision faussée du pays. À cause de cet amalgame, il y a des jeunes femmes qui partent pour la Corée dans l’idée de se marier avec un Coréen selon l’image idéalisée qu’elles en ont. En réalité, ces voyages sont voués inexorablement à l’échec car l’homme coréen possède des défauts comme tout humain et se révèle très loin des standards établis. Donc effectivement, j’aimerais que cette facette fantasmée de la Corée s’atténue un peu pour laisser place à l’authenticité de sa culture, la richesse de ses traditions et son histoire. En effet, historiquement, ce pays a souffert de la colonisation japonaise, de la dictature, du capitalisme, du patriarcat et ces étapes font partie intégrante de son identité. En définitive, le divertissement constitue finalement une toute petite partie de la culture coréenne.

En matière de littérature, penses-tu qu’il faille changer la manière de la promouvoir à l’international ? Dans nos librairies, on observe des tables dédiées à la littérature asiatique constituées majoritairement de littérature japonaise et de quelques titres coréens et chinois. On a donc une forme de hiérarchie qui s’est établie.

Si la littérature japonaise est plus présente dans nos rayons que les autres littératures asiatiques, c’est peut-être parce que le style japonais plaît plus aux lecteurs français ou parce que cela fait plus longtemps que la culture japonaise est relatée dans notre pays. Par ailleurs, le Japon s’est essentiellement exporté à l’étranger grâce aux mangas, forme à part entière de littérature. Quant à l’entertainment coréen, celui-ci s’est beaucoup plus concentré sur le domaine cinématographique et musical, délaissant l’aspect du livre. 

Je pense que ce serait judicieux de séparer les littératures regroupées sous l’appellation trop générale de « littératures d’Asie ». Car l’Asie est un immense continent regroupant des littératures hétérogènes souvent oubliées comme la littérature thaïlandaise, cambodgienne, taïwanaise ou mongole. Donc même si ça reste une petite catégorie sur table ce serait bien de les séparer et d’afficher obligatoirement leur provenance par pays.

Quel rapport personnel entretiens-tu avec la culture et l’art de vivre coréen ? Quels seraient tes projets en lien avec la Corée ?

Titulaire d’une licence de coréen, il y a une proximité qui se crée avec le pays grâce à l’apprentissage sur le long terme de la langue. L’année d’échange universitaire que j’ai eu la chance d’effectuer en Corée m’a offert de nombreux souvenirs exceptionnels avec des amis coréens et internationaux. Avec le recul, je me suis rendue compte du caractère précieux et symbolique des moments passés en Corée lors de ma dernière année de licence. Cela a marqué la fin d’un cycle. J’ai adoré spécifiquement la découverte de la culture et de la nourriture. La façon de vivre de la jeunesse m’a plu. En tant que femme, je m’y suis sentie particulièrement en sécurité dans les rues peuplées — même le soir –, et comme le rythme de vie est effréné, on ne s’y ennuie jamais. Tant qu’on est jeune, ce pays a tout pour être attractif.

J’ai été agréablement surprise par le coût de la vie sur place, la nourriture ou les activités ne sont pas aussi chères que le montrent les idées reçues. J’adorerais y retourner, notamment dans le cadre de mon stage à effectuer en Master. J’ai commencé à regarder des offres d’emplois afin d’être professeur de français langue étrangère. C’est d’ailleurs un métier qui me plairait bien si je dois envisager le futur après la fin de mes études.

Toutefois, il est vrai que la charge de travail en Corée est très lourde et s’élève la plupart du temps à cinquante heures par semaine avec des dîners d’entreprises fortement recommandés pour faire vivre la cohésion d’équipe mais non rémunérés. Par conséquent, je ne sais pas si je souhaiterais y habiter à l’année. De plus, j’ai envie de découvrir d’autres pays sans me cloisonner au pays du matin calme.

Que peux-tu dire de ton expérience sur place ? Est-il  facile de nouer des relations sociales en Corée quand on vient de l’extérieur, et quels rapports les Coréens entretiennent-ils avec les étrangers ?

Cela  dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt commun : est-ce que l’échange sert à pratiquer un peu l’anglais, à créer des liens, à se renseigner par curiosité sur les motifs ayant poussés les étrangers à s’installer en Corée… En ce qui me concerne, je n’ai eu aucun mal à nouer des liens, je suis plutôt sociable et je me suis lancée afin de pratiquer la langue, même si je ne la maîtrisais pas complètement, je n’ai pas eu peur de faire des fautes de prononciation ou de syntaxe. Cela m’a permis de combler le temps en discutant notamment lorsque je prenais le taxi, il m’arrivait alors de parler avec le chauffeur pendant toute la durée du trajet ! L’important, c’est de montrer son implication en faisant l’effort de parler avec eux. Il faut surtout s’intéresser à la véritable culture coréenne et pas seulement à l’image clichée de la K-pop et des K-dramas. Ils sont particulièrement sensibles à l’intérêt sincère qu’on leur porte. De fait, après deux ou trois rencontres autour d’un café, tu peux vraiment créer des liens d’amitié. Même si la personne a tendance à être timide, elle est généralement bien accueillie par la jeune génération. Concernant les personnes âgées, c’est plus compliqué mais cela reste possible. Cela peut s’expliquer parce qu’en dehors de l’université, les jeunes générations occupent plus l’espace public et sont plus à même de te parler.

C’est vrai que dans le cadre d’ un échange universitaire, l’accueil reste très important !

Il faut savoir que dans la plupart des échanges universitaires, persiste un cloisonnement entre les étudiants étrangers et les étudiants locaux. Chacun a tendance à rester de son côté dans son groupe. Durant le premier semestre, il a été plus difficile pour moi de créer des liens sur place avec les étudiants coréens. C’est vraiment lorsque je me suis retrouvée toute seule sans compatriotes que je me suis obligée à pratiquer le coréen au quotidien et si je voyais une personne de mon âge, j’essayais de l’aborder. C’est comme ça que j’ai pu faire des rencontres incroyables ! En janvier lors d’un match de volley, une fille de mon âge était assise à mes côtés et de fil en aiguille nous nous sommes liées d’amitié. Cette année, lors de son voyage en Europe, elle est venue me rendre visite à Paris. À cette occasion, on a passé la journée ensemble à parler de la Corée, découvrir Paris… Cela reste un moment mémorable à jamais gravé dans mon esprit. 

Ce genre d’anecdotes prouve qu’il y a une volonté commune de découvrir la culture de l’autre et son authenticité.

Oui, surtout qu’avant les années 2010, la Corée n’était pas très connue donc les Coréens sont souvent contents de voir que leur pays rayonne et attire les étrangers.

En dehors des endroits habituels associés à la lecture, quel rapport la population coréenne entretient-elle avec la littérature dans la vie de tous les jours ? Parce qu’on a tous à l’esprit les immenses librairies de Séoul et les nombreux événements autour des librairies éphémères pop-up.

Je pense que c’est un cliché de plus à ajouter à une longue liste, parce que ce dont je me souviens ce sont des gens dans le métro qui étaient tous sur leur téléphone. Dans l’espace public, les gens ayant un livre en main restent rares, à l’inverse de Paris, où il est courant de voir des personnes lire dans le métro. Ce constat effectué, il est bon de nuancer le propos car la population coréenne toutes tranches d’âges confondues consomme régulièrement du webtoon depuis son téléphone. J’ai pu ainsi observer des travailleurs se rendant à leur bureau lisant des webtoons populaires. 

Je pense que ce qui diffère par rapport à notre culture, c’est la considération de la lecture comme un moment privilégié avec soi qui doit rester cantonné au domaine du privé à la maison ou aux endroits dédiés au livre. Les cafés notamment ne servent pas de lieux de repos ou de loisir mais constituent un prolongement des bureaux ou de l’université et sont utilisés comme des espaces de co-working en groupe.

Pour conclure, aurais-tu envie d’aborder un sujet dont nous n’avons pas encore parlé ?

Pas vraiment, à part peut-être le fait que je trouve que la littérature nord-coréenne ou celle du Yanbian n’est pas assez traduite. Cela pose encore un problème d’éthique pour la première, au vu des valeurs du régime en place en Corée du Nord, mais il faut faire la distinction entre le gouvernement de Kim Jong-un et la population nord-coréenne qui tient à partager sa culture et à se faire entendre. On se doute néanmoins qu’il persiste une forte censure au sein du pays. Le livre de Patrick Maurus Les trois Corées dresse un portrait exhaustif des enjeux géopolitiques en place et le livre Corée du Nord se propose de plonger dans la culture et le mode de vie nord-coréens. J’avais d’ailleurs assisté à une conférence de l’auteur qui se rendait souvent en Corée du Nord et traduisait cette littérature en français, et la qualité de ces traductions étant reconnue, elles servaient de source pour d’autres traductions en langue étrangère.  C’est un des seuls professeurs de langue à avoir œuvré à la promotion de cette littérature.

Effectivement, on remarque que les ouvrages des éditeurs comme Picquier traitant des tensions entre Corée du Nord et Corée du Sud prennent souvent pour intrigue un récit policier ou d’espionnage.

Je suis parfaitement d’accord, c’est pour cela qu’il est important d’aborder le sujet autrement et de se consacrer aux problématiques peu traitées au sein de la littérature comme celles de la diaspora coréenne à l’étranger. Il y aurait sûrement beaucoup de choses à dire à ce propos. Ce serait donc intéressant au sein de Keulmadang de promouvoir les littératures qui diffèrent de celles de Corée du Sud et qui ont trait à la culture des diasporas coréennes. 

La littérature de Jeju m’avait frappée lorsque je l’avais découverte. Même si elle est connue pour être une île paradisiaque, elle reste aux antipodes de la Corée séoulienne et dispose d’une mentalité singulière.  On sent que l’air y est différent et que le passé partagé par les locaux n’est pas le même lorsque l’on vient à s’intéresser à leurs coutumes et leur rapport à l’eau. Ce serait bien de faire un numéro consacré à Jeju, parce que l’environnement peut réellement influencer le style d’écriture et le rythme des œuvres.

Merci beaucoup pour tes réponses très enrichissantes et bonne fin de journée.


Portrait de Mary-Sarah Jung

Bonjour, tout d’abord peux-tu nous présenter rapidement ton parcours et ce qui t’a amené à travailler pour la revue littéraire coréenne Keulmadang ?

Je m’appelle Mary-Sarah Jung et suis en Master 1 d’études culturelles à l’université Paul-Valéry à Montpellier, après avoir obtenu une licence LLCER trilangue anglais-coréen-allemand à l’université d’Aix-Marseille. Lors de ma deuxième année de licence, j’ai suivi le tutorat de Laurie, rédactrice en chef adjointe chez Keulmadang, avant de partir pour Busan en Corée dans le cadre de ma troisième année universitaire. À mon retour, j’ai pris une année sabbatique afin de réfléchir à mon avenir, c’est alors que Laurie m’a proposé de rejoindre la web-revue. Lisant beaucoup, c’était l’occasion d’enrichir mon CV avec une nouvelle expérience. J’ai donc intégré l’équipe à cette période là et je suis devenue chroniqueuse.

À propos de ton travail au sein de l’équipe, pourrais-tu nous parler de ton rapport à la littérature coréenne et de quelle manière es-tu venue à te passionner pour elle ? Quel est ton genre ou ton auteur de prédilection ?  

Je lisais énormément dans ma petite enfance, habitude que j’ai perdue par la suite au lycée. Ma découverte de la littérature coréenne s’est faite par hasard durant un cours de L2 présentant la diversité et les spécificités de cette littérature. Comme je ne la connaissais pas du tout, cela m’a donné envie de me renseigner sur la question. Concomitamment, je me suis immergée dans la multitude de thématiques traitées par les auteurs coréens et je me suis passionnée pour le genre historique. Les Coréens ont beaucoup de choses à dire sur leur histoire, des choses souvent inconnues par la majorité des Occidentaux.

Pour répondre à la seconde partie de ta question, aucun nom précis ne me vient à l’esprit, mais le livre qui m’a le plus marquée s’intitule Deux Coréennes de Park Jihyun et Seh-Lynn. Il raconte l’histoire d’une transfuge nord-coréenne qui témoigne de sa vie à une Sud-Coréenne chargée d’écrire sa biographie. Même si on possède quelques connaissances sur la Corée du Nord, ce livre est très enrichissant. Il regorge de détails et met en lumière les étapes de l’exil de Park Jihyun, en particulier en Chine. Naïvement, quand j’ai eu vent de cette histoire, je pensais qu’une fois sortie de Corée du Nord son périple était terminé. J’ignorais les étapes qui suivaient. Pour tous ces aspects, je recommande vivement ce récit poignant à tous ceux qui s’intéressent à la Corée du Nord, qu’ils soient néophytes ou qu’ils aient déjà certaines connaissances.

À propos de tes chroniques publiées dans la web-revue, quels sont tes thèmes de prédilection ? Si tu devais conseiller une seule chronique, laquelle choisirais-tu ?

Depuis le début de mes chroniques, je pense que paradoxalement ce ne sont pas les romans historiques que j’ai le plus chroniqués mais des romans écrits par des autrices. Ces ouvrages traitent surtout du statut de la femme en Corée et de questions de société. J’ai également chroniqué un film qui me tient vraiment à cœur. Si je devais choisir une chronique je pense que ce serait une de mes dernières, à propos d’un carnet de voyage et non d’un roman. Il s’intitule Le K-Voyage paru chez l’Atelier des Cahiers. Étonnamment, au début j’étais un peu réticente à l’idée de découvrir l’ouvrage. Je pensais que le récit de voyage en Corée de Clara Vialletelle n’allait rien m’apporter de nouveau, pourtant cette lecture a eu une résonance particulière en moi. L’émotion m’a envahie et cela a fait remonter pleins de souvenirs de mon échange universitaire là-bas. En tournant les pages, c’était un peu comme si je revivais une nouvelle fois mon voyage via les yeux de l’autrice au travers des moments marquants, de la description des lieux et de ma mémoire. Le processus d’identification était très fort et les dessins à l’aquarelle étaient tout simplement sublimes.

Tu as dit apprécier les écrits de femmes. Y’a-t-il des autrices qui t’ont marquée au travers de leur style ou de leurs histoires ?

Je suis plutôt indécise mais j’aimerais surtout parler de deux titres. Tout d’abord, Une bonne fille de Hwang Jungeun qui bien que court (160 pages) demeure très percutant. L’autrice y dépeint la complexité des liens familiaux et plus spécifiquement de la relation maternelle. Le roman aborde aussi les non-dits au sein des familles, qui peuvent mettre leur entente en péril. La réflexion était captivante car le lien unissant une mère à son enfant est souvent très fort, à l’image de la mienne. De plus, en Corée du Sud la famille reste encore aujourd’hui un pilier immuable. À la lecture d’œuvres abordant la condition de la femme, comme à l’intérieur du roman Kim Jiyoung, née en 1982, on se rend compte que la place de la mère en Corée du Sud est peu abordée. C’est pourtant un élément constitutif dans la construction de l’identité des enfants.

L’autre titre, qui m’a agréablement surprise, est un recueil de nouvelles qui se nomme Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée.  Au départ j’avais peur d’avoir du mal à rentrer dans l’histoire et à m’attacher aux personnages à cause de l’essence même du format court. C’est d’ailleurs un format auquel la majorité des Français ne sont pas habitués à l’inverse de la population coréenne qui en est très friande. La lecture de nouvelles constituait une première pour moi, malgré tout j’ai réussi à apprécier les thèmes abordés en une vingtaine de pages. Sept des huit nouvelles évoquent la condition féminine au travers de la pensée de la protagoniste. La dernière apporte un éclairage différent puisque le personnage principal est un homme. Ce qui m’a plu, c’est à la fois la variété des sujets mais aussi des styles conférant à chacune une forte identité. Chaque lecteur peut y trouver son bonheur en sélectionnant les récits qui résonnent le plus en lui. Des grands noms de la littérature coréenne tel Han Kang composent ce recueil dont la réédition au format poche récemment est une preuve de son succès.

Quel est ton rapport à l’écriture au sein de Keulmadang et comment procèdes-tu dans tes chroniques ?

Je fonctionne presque toujours de la même manière. Je sélectionne des citations que je note sur un document word et à partir de celles-ci je relève les grands thèmes qui formeront une liste de sujets à approfondir dans la future chronique. Je préfère rédiger la chronique une fois le livre achevé, jamais de façon concomitante à la lecture car j’ai besoin de connaître la fin pour orienter mon écriture. J’accorde une grande importance au texte et aux mots. Ceux-ci me touchent bien plus que le style, auquel je suis moins attachée.

Dans mon processus d’écriture, le texte source me permet d’élargir ensuite à d’autres réflexions. Le plus difficile reste de sélectionner la bonne citation, après le reste vient naturellement. Je n’ai pas rédigé un nombre suffisamment important de chroniques pour me sentir tout à fait sereine lorsque j’écris. J’ai donc besoin de beaucoup de temps et d’espacer mes séances d’écriture. Parce qu’une fois focalisée uniquement sur le texte, l’articulation de ma pensée devient ardue. Afin de m’aider, je m’inspire de toutes les autres chroniques que je peux trouver. Par exemple, concernant ma toute première chronique qui portait sur un roman graphique, j’ai lu d’autres chroniques traitant de l’ouvrage. Celles de Véronique [Cavallasca] ont été d’un grand secours afin de souligner les points auxquels elle accordait de l’importance et la manière dont elle les agençait à l’écrit. Ça m’aide encore beaucoup de m’inspirer des autres surtout, des anciennes de Keulmadang.

Est-ce qu’il existe des sujets en lien avec la Corée que tu trouves relégués au second plan parmi le paysage littéraire et que tu aimerais voir traités plus souvent ?

Mon film préféré, intitulé Past Lives, a été réalisé par Céline Song, une Coréenne expatriée aux États-Unis, et a fait l’objet d’une de mes chroniques. J’ai également bien apprécié Minari de Lee Isaac Chung. Ces deux films traitent de la diaspora coréenne aux États-Unis et je trouve le sujet très intéressant. En revanche, il ne me semble pas qu’il y ait beaucoup de roman sur ce sujet ou sur la vie des immigrés coréens en France par exemple. Certains auteurs s’emparent de la question des adoptés sud-coréens français qui cherchent une reconnexion avec leur pays en accomplissant une quête identitaire. C’est un pan de l’histoire coréenne très captivant et pas assez traité à mon goût. A contrario, on se focalise souvent sur les Occidentaux emménageant en Corée tandis que les Coréens installés en France sont oubliés. On est pourtant conscient des mouvements de population dans les deux sens qui aboutissent à un métissage culturel enrichissant. À Montpellier, en ce moment se tient le festival coréen organisé par des natifs dans le but de diffuser leur culture et de la partager avec le plus grand nombre. Étant très attachée aux histoires intimes et aux témoignages des Coréens, connaître la raison de leur venue en France et le lien qu’ils entretiennent avec leur culture d’origine reste fondamental.

C’est une question captivante que celle de la conservation de la langue au sein du milieu familial. J’ai moi-même des amis proches qui ont effectivement perdu cette culture d’origine au fil des générations comme de nombreux jeunes des DOM-TOM vivant en métropole. Ils regrettent souvent de ne pas pouvoir faire vivre leur langue maternelle au quotidien et se sentent privés d’une part de leur identité.

Ma mère venant des Philippines, je m’identifie totalement à tes amis. Je n’ai jamais eu la chance d’apprendre la langue de ma mère, alors que c’est le premier ancrage essentiel à sa culture. Par conséquent, je me sens parfois déconnectée du reste de ma famille et je regrette que ma mère n’ait pas partagé son identité culturelle avec moi. C’est pourquoi j’admire tout particulièrement ceux qui l’ont conservé ou renoué avec ce lien (en prenant des cours de leur langue maternelle). Décidant ensuite d’œuvrer pour sa promotion que ce soit en tant que professeur ou dirigeant d’association. J’ai eu vent d’une association en France tenue par des adoptés sud-coréens travaillant à la diffusion de leur culture d’origine et de leur histoire. Ils transmettent notamment la langue à des non-initiés ou des personnes d’origine coréenne ayant perdu le lien avec leur langue maternelle. Je trouve cela honorable.

Tout à l’heure on traitait la question de la condition féminine. J’ai remarqué lors de reportages en Corée qu’il y a encore pas mal de tabous sur la question et un léger retard par rapport à nos conceptions féministes occidentales. Est-ce que toi aussi tu l’as constaté dans le domaine littéraire ?

C’est vrai que la plupart du temps, quand je lis un roman écrit par une autrice et traitant de thèmes liés au féminisme, je comprends que ce soit poignant pour le public coréen mais je ne m’attends pas à ce que ce soit un grand bouleversement pour moi. Je sais pertinemment que l’avancement des deux sociétés n’est en aucun cas comparable. Par contre, j’aimerais souligner qu’une nouvelle de Cocktail Sugar parle ouvertement de l’avortement en Corée et ce alors qu’elle a été publiée il y 10-15 ans, c’était donc surprenant et marquant à la fois.

En discutant dernièrement avec une amie sud-coréenne, j’ai pris conscience que ce qui nous touche respectivement est très différent. Par exemple, le livre Je veux mourir mais je mangerais bien du tteokbokki, abordant la question de la santé mentale, a connu un franc succès au pays du matin calme mais m’a laissée plutôt indifférente. Le fait que la Corée du Sud incite les gens à aller consulter une psychologue est assez nouveau alors que chez nous c’est ancré dans nos mœurs et nos mentalité depuis une décennie au moins. Les luttes au sein de leur société se révèlent être des droits déjà acquis dans notre pays. C’est donc parfois compliqué de sortir de notre position occidentale et de se mettre à la place des Coréens pour comprendre l’engouement autour d’une sortie littéraire. Il faut faire un vrai travail de décentrage. Pour Kim Jiyoung, née en 1982, c’était très frappant mais dans d’autres contextes il est nécessaire de sortir de nos conceptions intellectuelles pour pouvoir garder une posture d’identification.

Souvent lorsqu’on fait référence à l’étranger à la culture coréenne, j’ai remarqué qu’on se focalise sur leur soft power et la hallyu. De quelle manière est perçue, selon toi, la culture coréenne en France et que pourrait-on mettre en place afin d’améliorer cette vision ?

Quand j’étais en licence, je trouve qu’on n’avait pas le recul nécessaire pour ce genre de réflexion. On baignait tous au quotidien dans cette culture dont on cherchait à apprivoiser ses multiples facettes. Il était évident dans nos cours que la Corée ne se résumait pas à l’industrie du spectacle de la K-pop et des K-dramas. Ceux-ci étant intéressants mais assez stéréotypés et normatifs. En revanche, en Master, pour mon mémoire, quand je confiais à mes amis mon souhait de traiter en profondeur un aspect de la culture coréenne, ils associaient systématiquement celle-ci aux K-dramas ou à la K-pop. Il m’est alors apparu que ces clichés sont bien ancrés dans l’imaginaire collectif parce qu’ils sont mis en valeur par le pays d’origine dans un but purement commercial. Il faudrait dès lors aborder la Corée auprès du grand public sous l’angle historique afin d’enrichir notre image du pays. De manière très factuelle, quand j’ai annoncé à ma famille avoir des cours sur l’histoire coréenne, ils étaient surpris d’apprendre l’existence d’un passé historique coréen avant 1950. La Corée du Sud est très récente mais l’histoire de la Corée est excessivement riche et passionnante. D’ailleurs, par manque de temps et d’intérêt en Europe, l’histoire de la Corée reste très peu abordée au sein des programmes ou encore dans les médias. Ainsi, la plupart des gens ne savent pas pourquoi géographiquement on a aboutit à la séparation entre les deux Corées. Dans le but de faire découvrir cette histoire très riche, la littérature peut être une porte d’entrée. Rien de comparable néanmoins avec la percée de la littérature japonaise et chinoise à l’échelle nationale mais le fond coréen se développe dans certaines librairies comme à Aix grâce à l’existence du département coréen.

Là où je trouve que l’avancée reste la plus visible c’est à l’intérieur du domaine cinématographique qui bénéficie relativement d’une bonne distribution, à Aix par exemple. C’est un média qui me semble être moins normatif et obtient plus de liberté au regard des K-dramas ou de la K-pop. Les films coréens jouent avec nos attentes, nous surprennent et proposent une production assez éclectique. La K-pop et les K-dramas sont un bon point de départ mais il ne faut pas délaisser d’autres aspects comme la cuisine au travers des restaurants coréens se multipliant en France. De mon côté, je conseillerais de ne pas s’arrêter à ce que l’industrie propose dans le domaine du divertissement pour apprécier réellement la pluralité de la culture coréenne.

C’est très intéressant d’avoir ton point de vue sur l’histoire coréenne. En ce qui me concerne, ce domaine m’est tout à fait étranger. Toutefois, lors d’une discussion avec Laurie, j’ai eu l’impression que dans les derniers dramas à succès comme Gyeongseong Creature transparaît une volonté d’exposer l’époque de l’emprise japonaise, de la guerre et de traiter une partie plus sombre de l’histoire du pays. Le parti pris de ces dramas est de ne pas utiliser l’ancrage historique comme prétexte à l’idéalisation et à la romance.

Je suis totalement d’accord parce qu’en définitive peu de gens connaissent l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur l’Asie et en particulier l’histoire de l’occupation japonaise en Corée. Lorsqu’on étudie l’impact de cette guerre sur le monde, la vision est généralement européano-centrée. C’est justement pour cela que les livres s’avèrent être indéniablement une porte d’accès vers l’histoire de la Corée. Il y a quelques livres qui ont été écrits sur les femmes de réconfort, très méconnues, et cela permet de s’éloigner du cliché de la romance pour affronter une réalité qui est bien plus crue. Dans Les filles de la mer de Mary Lynn Bracht, la romance fait place au récit de deux sœurs de la communauté haenyeo. Ce roman nous incite à la réflexion et apporte une nouvelle perspective sur ce que signifie être une femme coréenne en temps de guerre. Les livres se font les porte-voix de la pluralité de leurs vies et des témoignages historiques. Il faut juste être curieux et faire des recherches sur ces sujets là pour avoir des informations sur l’époque d’avant la hallyu. Je pense donc que les blockbusters en matière de films ou de dramas peuvent être un bon moyen de sensibiliser un large public sur ces questions d’histoire et d’identité coréenne.

Quel rapport personnel entretiens-tu avec la culture et l’art de vivre coréen et quels seraient tes projets en lien avec la Corée ?

Dans ma vie quotidienne, la musique, les séries, les livres ou encore les films coréens sont omniprésents. En ce moment j’essaye de participer à un maximum d’événements ou de festivals en lien avec la Corée qui se tiennent près de chez moi, tout en gardant toujours à l’esprit le fait de sortir des stéréotypes de la K-pop et des K-dramas. Dernièrement, j’ai pris deux places pour assister à un concert qui mêle jazz et musique traditionnelle coréenne et un autre où le violoncelliste est accompagné par une joueuse de gayageum. En outre, je compte écrire un mémoire en lien avec la Corée. Un des sujets favoris que je souhaiterais étudier concerne justement la communauté des adoptés sud-coréens en France et leur manière de renouer avec leur culture d’origine via le soft power. Cela permettrait de faire une liaison entre ma licence et mon Master. De plus, j’essaye de conserver au maximum le contact avec les gens rencontrés en Corée du Sud lors de mon échange universitaire.

D’ailleurs, quelle a été ton expérience en Corée ? Est-il  facile de nouer des relations sociales quand on vient de l’extérieur et quels rapports entretiennent les Coréens avec les étrangers ?

Quand je suis partie à Busan pour un an, j’ai eu beaucoup de mal à parler avec d’autres étudiants coréens. Ils étaient de manière générale très pris par le temps et ne partageaient peut-être pas l’envie de nouer des relations sur le long terme. La communication était assez laborieuse au début car les Coréens n’ont pas l’habitude de tenir de longues discussions sur des sujets profonds. En plus, ils avaient peur d’être limités par leur connaissance de l’anglais même si on les rassurait en leur disant qu’on parlait un peu coréen. Lors de cet échange, je n’ai pu me lier d’amitié qu’avec une seule coréenne qui avait déjà voyagé à l’étranger et qui possédait, je pense, une ouverture d’esprit un peu différente de ses pairs.

Les gens réfractaires à la discussion existent dans tous les pays mais je pense que la plus grande différence réside dans la signification même de relation amicale en Corée. J’ai l’impression qu’en France, concernant notre génération, on peut discuter de sujets variés allant de la politique, à la santé mentale, aux traumatismes et au divertissement. Des sujets profonds et intimes qui demeurent peu fréquemment abordés voire pas du tout entre Coréens. Je me souviens d’une discussion où un étudiant coréen lors de notre échange nous a dit que ça devenait trop profond et que ce serait mieux de parler d’un film ou d’un sujet plus léger. À ce propos, je n’utiliserai pas le terme superficiel parce que ce serait énoncer un énième stéréotype mais leur conception de la discussion amicale diverge vraiment de la nôtre. Notre habitude de discuter de tout sans tabous a pu représenter un frein aux échanges et aux relations que j’ai pu avoir avec les Coréens sur place.

Outre le cadre universitaire, est-ce que la barrière de la langue se ressent dans des interactions simples de la vie courante ?

Dans un premier temps, j’ai trouvé que les gens étaient assez distants et froids lorsqu’on les abordait mais à partir de l’instant où on leur disait qu’on pouvait parler coréen, ils commençaient à être intéressés, à nous parler et paraissaient plus ouverts d’esprit. On se rend alors compte que la France est connue internationalement, ils savaient nous situer sur la carte d’Europe et certains même connaissaient un ou deux mots par ci par là : « croissant, baguette ». Une fois la barrière de la langue tombée et malgré le fait que parfois le vocabulaire utilisé était trop complexe pour bien suivre, il y avait un changement d’attitude notable. Parler coréen constitue véritablement un atout au sein du pays. Si je n’avais pas su le parler, cela aurait grandement limité mes échanges parce que la pratique de l’anglais reste encore restreinte en dehors de Séoul.

Les anciennes générations semblaient un peu méfiantes, mais je ne pense pas que ce soit de l’intolérance, je dirais que c’était plus par curiosité insistante. Je n’ai pas ressenti de rejet particulier en tant qu’étrangère dans le pays. Souvent, il suffit d’un sourire ou d’une salutation pour engager la conversation. En Corée, on est catégorisé en tant qu’étranger dès notre arrivée et on se sent plus scruté dans les yeux des Coréens. À l’inverse de l’Europe où règne une grande hétérogénéité au sein de la population, on se fond donc plus facilement dans la masse. Au départ, lors de mon arrivée en Corée, il m’était inconcevable de pouvoir parler avec des gens plus âgés mais j’ai été agréablement surprise d’être abordée plusieurs fois par eux. Un vieux randonneur s’est montré curieux de mon parcours, une restauratrice m’a posé des questions sur ma vie… Quant aux plus jeunes, un groupe de lycéens m’a même abordée cherchant à s’exercer en anglais. Cependant je ne qualifierai pas ces bribes de conversations comme des relations, j’appellerai cela plutôt des contacts avec les locaux. En tout cas, je retiens que j’ai eu plus de bonnes expériences sociales que de mauvaises sur le terrain.

En dehors des endroits habituels associés à la lecture, quel rapport la population coréenne entretient-elle avec la littérature dans la vie de tous les jours ?

À Busan, j’ai visité moins de librairies qu’en France parce que la production traduite en anglais était plutôt restreinte et mon niveau de coréen pas assez développé pour la lecture, cela réduisait drastiquement le choix de titres qui pouvaient me plaire. Je me suis rendue à la librairie à côté de la fac pour l’achat des manuels scolaires et à une librairie de bord de plage au cadre sublime que j’ai découverte accompagnée de Laurie. En revanche, j’ai été fortement étonnée de voir une chaîne de magasins nommée Aladin (알라딘), vendant des livres d’occasion. Étendue sur deux ou trois étages, elle présente un choix très diversifié d’ouvrages en tout genre. Je pensais à tort que les Coréens préféraient acheter des biens neufs plutôt que déjà utilisés, donc ça m’a marquée.

En France, les gens qui lisent sont très nombreux que ce soit dans le tramway, dans les cafés, entre deux cours, au parc… alors qu’en Corée c’est plus anecdotique. Je pense qu’il est très rare de voir des Coréens et encore plus des étudiants prendre le temps de se poser pour faire quelque chose. Il y a une véritable culture de la vitesse liée au rendement et à l’efficacité dans le pays. Néanmoins, leurs supports de lecture ne sont pas tout à fait les mêmes que chez nous, le webtoon est né en Corée et reste très répandu sur les téléphones. Les Coréens lisent sûrement plus dans le métro sur ce médium-là.

Par ailleurs avec Jeanne [Argemi], nous avons constaté (c’est aussi le cas de la littérature japonaise) qu’il y a en Corée une recrudescence de publication de romans feel good et healing. Ils mettent en avant des gens qui prennent le temps d’ouvrir leur café, de faire la cuisine, de monter une librairie. Ces romans réconfortants, exposant des tranches de vies ne nous touchent pas particulièrement mais sont en Corée considérés comme une forme de résistance à la rapidité de la vie. C’est une manière de montrer des alternatives possibles et une façon de lever le pied pour eux qui séduit les lecteurs. Parce qu’en réalité dans le pays, prendre son temps, c’est renier les ambitions professionnelles et les attentes de la société.

Je partage ton sentiment sur la littérature healing. Je pense aussi qu’il y a dans ces romans une frustration liée à son côté léger et de déjà-vu. La plupart des ouvrages se ressemblent fortement, combinant des ingrédients tout prêts. Ce genre de lecture se prête toutefois à la saison automnale et à l’ambiance cocooning mais il ne faut pas s’en contenter.

Exactement, moi aussi j’en ai lu parce que parfois on a envie d’avoir une lecture plus facile et c’est bien d’alterner. Mais à l’opposé de la littérature japonaise assez concise, les romans feel good coréens sont souvent des pavés de 500 pages, assez longs à lire. De plus, j’ai l’impression que les Japonais réussissent mieux à diversifier les sujets et à les rendre ainsi plus marquants.

En matière de littérature, penses-tu qu’il faille changer la manière de la diffuser à l’international ? Que penses-tu de la catégorisation des littératures d’Asie sous une seule appellation dans les librairies ?

Depuis que j’ai déménagé à Montpellier, je me rends compte que nous avons énormément de chance à Aix-en-Provence parce qu’on a une grande sélection de librairies qui ont des fonds asiatiques avec de la littérature coréenne. Malgré tout, certaines littératures asiatiques passent au second plan comme la littérature thaïlandaise, vietnamienne ou cambodgienne. Même la littérature coréenne n’est pas autant diffusée que la littérature chinoise ou japonaise. A Book in Bar, une librairie anglophone à Aix-en-Provence, les libraires ont adopté un classement non par géographie mais par thème. On ne retrouve donc pas les rayons « littérature asiatique », « littérature anglaise »… Je pense que c’est le type de rangement qui me plaît le plus. Quand je vais en librairie, ma démarche n’est pas de chercher spécifiquement à acheter un livre cambodgien ou coréen, je fonctionne essentiellement par recommandations. Si la littérature coréenne veut séduire des néophytes, le meilleur moyen est de la promouvoir aux côtés de livres du même genre. Parce qu’on peut tomber par hasard dessus dans les rayons et se laisser plus facilement tenter. Je suis d’avis qu’une classification par genre et non par pays est plus adaptée et plus cohérente. Mes achats coups de cœur en matière de littérature coréenne se sont toujours fait pour ma part chez Book in Bar. C’est donc un bon moyen de promotion de cette littérature en palliant le manque d’espace disponible au sein des librairies. De plus, voir parfois trois livres se battre en duel sur les étagères du rayon dédié à la littérature coréenne est plus démoralisant qu’autre chose.

Pour conclure, aurais-tu envie d’aborder un sujet dont nous n’avons pas encore parlé ?

J’aime vraiment la direction que prend Keulmadang via la diversification des chroniques proposées. Dernièrement on a ainsi pu chroniquer des films, des séries ou encore l’inclinaison féministe de certaines chansons K-pop. Aborder les K-dramas ou la K-pop avec un nouveau regard sur fond d’études poussées peut donner envie de se plonger dans la richesse de la culture coréenne et ensuite de passer à la littérature. C’est pour cela qu’il est important d’aborder tous ces aspects même si la colonne vertébrale reste la littérature coréenne. J’espère qu’on va pouvoir réussir à maintenir le rythme tout en gardant l’ADN de la web-revue en proposant toujours plus d’études de qualité autour de la littérature coréenne. 

Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de lire quelques romans de la littérature de Jeju à propos de laquelle Jeanne fait son mémoire. Cette littérature diverge de celle de Séoul, surtout au travers des personnages de femmes fortes, avec du caractère qui s’assument et osent parler. À chaque fois que j’ai lu ces romans j’ai adoré, il y a une spécificité par rapport à la péninsule elle-même.

Merci beaucoup pour cet échange !

A propos

Après des études de lettres modernes, je me suis orientée vers un master dans le domaine éditorial. J'ai découvert la littérature asiatique au lycée avec les mangas, webtoons, k-dramas, k-pop et j-pop. Je m'intéresse particulièrement aux littératures de l'imaginaire, les thrillers et les tranches de vie. Au vu de mon intérêt grandissant pour la culture coréenne, j'aimerais partir au contact de la population en favorisant une démarche éco-responsable.