Portraits d'Auteurs

Entretien avec CHOI Jae-hoon

CHOI Jae-hoonSuh Heewon, « Dormir c’est mourir et rêver »

 ∞ Prologue

Il existe de multiples sortes d’amour dans le monde. Certains sont amoureux des chaussures, des collants, des cadavres ou encore des battes de baseball. Le fonctionnement de l’amour est pour le moins mystérieux, alors ce n’est pas si étonnant de rencontrer un homme amoureux de Möbius, ou plutôt de son ruban. Séduit par ce curieux ruban qui est à la fois multiplicité et unicité, unicité et multiplicité (si l’on essaie de couper le ruban latéralement), Choi Jae-hoon y a calqué son écriture. Celle-ci est marquée par la torsion.

Vous n’avez pas toujours été écrivain. Vous avez étudié l’administration des entreprises et ce n’est qu’après avoir reçu votre diplôme que vous vous êtes tourné vers l’écriture créative. Vous avez préféré vous mettre à écrire plutôt que de travailler dans une entreprise. Par la suite, vous avez travaillé dans l’administration de votre ancienne université. Ce n’est que récemment que vous avez démissionné pour prendre le temps d’écrire. Votre premier livre paraît l’année suivante. Comment expliquez-vous votre retour fulgurant à la littérature ?  

Je n’avais pas tellement envie de combler mes propres attentes. Je me disais alors qu’il était sans doute plus sage de laisser la vie suivre son cours naturel. J’aurais pu rester un homme qui aime seulement lire les livres, mais mon service militaire m’a complètement transformé. J’ai envie de dire que j’y ai gagné en réalisme par rapport à mes propres attentes dans la vie. Le fait de vivre sous contrôle et dans une discipline très marquée m’a fait repenser à ma vie et à mes désirs. Quand je suis retourné à l’université après mon service militaire, je me suis mis à lire plus que jamais, surtout les classiques. Je faisais de longues listes de livres à lire et je prenais des notes.

En Corée on dit volontiers qu’« un garçon devient un homme lorsqu’il fait son service militaire ». L’armée est souvent considérée comme un premier pas dans le monde réel. Vous dites que votre service militaire vous est apparu comme votre première expérience de la société et qu’il vous a permis de réfléchir sur vous-même. C’est le genre de chose qui différencie l’artiste des autres. Vous qui avez fait vos premiers pas dans le monde de l’art par une lecture massive, quels livres vous ont marqué dans votre jeunesse ? 

Comme la grande majorité, je n’étais au début qu’un lecteur. Je considérais qu’il fallait posséder un talent particulier pour être capable d’écrire. Je crois que le premier roman qui m’a donné l’impression de pouvoir écrire moi aussi a été L’attrape-cœurs de J.D. Salinger. Ce livre est comme un détonateur pour le lecteur. J’ai appris plus tard que ce livre était l’un des préférés des assassins. Je me suis dit que c’était une vraie coïncidence. On pourrait dire que ce livre a assassiné ma première personnalité, celle qui vivait tranquillement, et la seconde personnalité, celle qui a survécu, s’est mise à écrire des livres.

Comment avez-vous fait vos débuts dans l’écriture ?

J’ai commencé par étudier la fiction et c’est à mon entrée dans le département d’écriture créative que j’ai réellement commencé à écrire. Néanmoins, j’avais sur l’écriture une conception bien différente de celle que l’on m’enseignait. J’étais un excentrique. C’était alors l’époque de Shin Kyung-sook, Jo Kyung-ran, Ha Seong-ran. On ne parlait que de romans réalistes et descriptifs, et nous devions écrire de la sorte. Moi, je préférais la fiction d’écrivains comme Baek Min-seol. Quand j’ai démissionné de mon travail, j’ai étudié mon compte en banque et décidé que je pouvais vivre de mes économies pendant deux ans, ce qui me laisserait le temps d’écrire. Alors, pendant une année entière, je n’ai fait qu’écrire. L’année suivante, j’ai commencé à envoyer mes textes. Le Château du Baron de Quirval, mon premier roman publié, a été rédigé juste après que j’ai quitté mon travail. C’est à cette même époque que j’ai écrit des histoires dans la lignée de « Les affaires secrètes de Sherlock Holmes », « Son nœud » et « Maria, tu sais quoi, Maria ».

Depuis que vous êtes auteur vous avez publié un recueil de nouvelles et deux romans. C’est aussi l’admiration des lecteurs et des critiques qui vous a  encouragé à une  écriture prolifique. Dans vos textes vous ne décrivez pas la psychologie des personnages ou les situations, mais vous vous attachez coûte que coûte à la narration, une narration aux structures géométriques, une narration « excentrique » comme vous l’appelez. Comment pensez-vous vos romans ? Quel est le cheminement de votre pensée ?  

Je n’ai pas de méthode particulière, rien de très différent. Lorsque j’ai une idée, je ne l’écris pas immédiatement. Je la garde en tête et la tourne et la retourne dans ma tête autant que possible. Je pense la narration dans tous les sens possibles et imaginables, je fais des recherches, je me concentre sur mes idées. Parfois, je vais tout transformer à cause d’un personnage ou d’un nœud de la narration. J’aligne toutes les parties dans ma tête, avant de les mélanger à nouveau pour obtenir un tout nouvel ordre. Ce n’est qu’après avoir épuisé toutes les possibilités que je me mets à écrire.

Vous dites qu’il faut du génie pour tirer immédiatement une histoire d’une simple idée et vous vous considérez sans espoir ni talent. Mais n’y a-t-il qu’une seule sorte de génie ? S’il existe un tel génie de l’inspiration, il doit également y avoir un génie de la planification. L’inspiration apparaît et disparaît comme une muse, mais la planification ressemble plus à une personne déterminée à penser chaque détail sans rien omettre. Comment planifiez-vous vos projets ?  

Quand j’étais petit, j’ai vu les œuvres de Maurits Cornelis Escher. A l’université, j’ai enfin appris son nom et j’ai appris à comprendre ses œuvres. J’ai alors vu l’espace statique en constant mouvement, j’ai compris la façon dont la vie se mouvait en permanence pour boucler le cercle, le mouvement perpétuel et le mouvement se rejoignent dans le rien. J’ai lu que Escher travaillait de façon mathématique pour parvenir à créer ce genre d’espaces. Je fais la même chose. Le critique Nam Jin-woo a une fois écrit à propos de mon écriture qu’« Il crée un chaos paradoxal par le jeu de de l’intellect poussé à ses limites. » C’est précisément le genre de choses que je veux dépeindre dans mes œuvres. Le chaos vu sous différents aspects, le chaos en équilibre, le vacillement infini de la nature. Disons que tous mes personnages se tiennent dans un espace Escherien.

Un espace Escherien. Le progrès d’un roman dépend de la narration. Existe-t-il donc une narration du chaos, un labyrinthe sans issue ? L’un des labyrinthes les plus connus, celui de Dédale, a été conçu pour emprisonner le Minotaure, moitié homme et moitié bête. Ariane noue un fil à son amant, Thesée, pour qu’il puisse s’en échapper. Le fil d’Ariane est une métaphore parfaite pour parler de la narration. Sans la narration, les phrases d’un roman deviennent labyrinthiques. Le lecteur se perd et il oublie tout ce qu’il a lu précédemment. Ainsi, il peut y avoir des fictions semblables à un labyrinthe, mais pas de fictions qui sont en elles-mêmes labyrinthes. Quel est votre objectif quand vous pratiquez la fiction ?

Je ne crois pas qu’on puisse transmettre du sens par la fiction. Quand j’étais enfant, je voulais être artiste. J’ai abandonné mon rêve quand j’ai pris conscience que les rêves et le talent ne sont pas toujours compatibles. Ce que je cherche à faire c’est peindre une sorte de tableau en utilisant les phrases et la narration. Je veux montrer au lecteur une image du chaos qui résulte de mes pensées.

Une narration sous la forme d’un ruban de Möbius, une intrigue à plusieurs couches, des personnages aux personnalités multiples, un circuit fermé comme un labyrinthe : voilà ce qui caractérise vos fictions et qui reflète votre expérience en tant qu’écrivain coréen. Vous avez grandi en Corée, nourri par les œuvres de Escher, et vous êtes devenu l’écrivain Choi Jae-hoon. Que pensez-vous du fait d’être étiqueté écrivain coréen qui écrit d’une perspective coréenne ?

La Corée est devenue une société moderne, démocratique et capitaliste dans un temps très restreint. Les changements de la société qui en ont découlé ont été dramatiques et la compétition acharnée est maintenant devenue une norme. Si des choses comme notre puissance dans le domaine de l’informatique ou la Vague Coréenne sont des manifestations positives de cette énergie, la pauvreté de nos vies émotionnelles, la poursuite stupide des tendances de mode, la crise humanitaire en sont les revers négatifs. Nous n’avons pas eu le temps de nous adapter à de tels changements, nous n’avons pas eu le temps d’en comprendre le sens. Je crois que nous devrions faire attention à la façon dont notre société va évoluer dans le futur. La Corée pourrait se changer en une société qui ne voit plus que la vitesse.

 Sept Yeux de Chats fait partie de vos œuvres préférées. C’est un roman composé de quatre histoires liées entre elles, dans un style particulièrement éclectique. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? 

Lorsque j’ai écrit Sept Yeux de Chats, j’avais l’intention d’y concentrer toute mon écriture, d’y mettre toute ma personne comme dans un blender, d’appuyer sur le bouton et voir ce qui allait se passer. Le résultat, c’est un jus 100 % pur Choi Jae-hoon. (rires). Les gens ont du mal me croire que je parle comme ça, mais je n’avais aucun message particulier à transmettre dans ce roman. Je me suis plus intéressé à la sensation. On m’a également posé beaucoup de questions par rapport au titre. Je crois que le chiffre 3 est le chiffre de l’équilibre. Trois chats, six yeux. Alors quel est le septième ? C’est l’œil de l’équilibre, la perspective extérieure, l’œil de l’inconscient. L’œil par lequel je me suis regardé moi-même et par lequel j’ai vu mes pensées. Maintenant j’aimerais écrire sur quelque chose qui entre à l’intérieur de moi depuis l’extérieur, pas sur quelque chose qui sort de moi.

J’ai été très intriguée par la scène finale de votre dernière œuvre, Du sommeil des enfants. Le récit est divisé entre le rêve et la réalité. Le personnage à l’origine des deux récits se lance dans la résolution d’un mystère, mais ce qui l’attend, ce n’est pas la solution, c’est la mort. Tout comme le détective Erik Lönnrot de « La mort et la boussole » de Borges, le protagoniste de votre roman court vers la scène pour résoudre le mystère du meurtre, et il se retrouve victime d’un crime prémédité. C’est le message que vous vouliez faire passer dans cette scène finale ?  

 Pour moi, ce n’est pas la mort en elle-même qui était importante. Je vous l’offrir comme une sorte de salut, alors la personne se fait renverser par une voiture et meurt, c’est aussi simple que ça. Je voulais dresser le portrait de l’homme moderne. Les hommes ne sont plus en accord avec l’harmonie de la nature. L’homme a créé Dieu pour compenser la liberté et la solitude issues de ce désaccord. La religion est une gymnastique de l’esprit, un réconfort pour des êtres humains qui n’ont plus rien vers quoi se tourner. Mon dernier roman est l’aboutissement de mes pensées sur la question, sous forme narrative. Vous avez aimé le lire ?

∞ Épilogue

Ai-je apprécié ? Avant de répondre, je voudrais développer un peu sur la nouvelle de Borges. Dans l’histoire, le détective Erik Lönnrot est à la poursuite de Red Scharlach, un criminel qui a juré de lui faire la peau. Le brillant Lönnrot interprète chaque signe laissé par le criminel, parcourant chaque scène de crime afin de se rapprocher de l’homme. Lönnrot découvre que les trois meurtres ont été commis dans des lieux et à des heures qui forment un triangle parfait. Il se rend donc en toute hâte sur la scène du dernier crime. C’est alors qu’il rencontre Scharlach, en train d’attendre, et il comprend qu’il est tombé dans un piège. Sentant que la fin est proche, Lönnrot demande à Scharlach de lui construire un labyrinthe différent s’il devait jamais avoir à le poursuivre à nouveau. La dernière phrase du texte mérite citation : « Pour la prochaine fois que je vous tuerai, répliqua Scharlach, je vous promets ce labyrinthe, qui se compose d’une seule ligne droite et qui est invisible, incessant. »

Choi Jae-hoon est le Scharlach de notre temps. Comme le criminel de génie l’a promis, le labyrinthe est construit en ligne droite : invisible et incessant. L’amour du ruban de Möbius, le plus simple mais également le plus complexe des labyrinthes, semble avoir sa place ici. La souffrance des combats de l’auteur, néanmoins, est incontestablement agréable à lire pour les lecteurs.

Article paru dans _list (www.list.or.kr). Traduction : Lucie Angheben.


Choi Jae-hoon est né en 1973. Il fait ses débuts littéraires en 2007, lorsqu’il remporte le prix du nouvel écrivain de la revue Littérature et Société. Ses œuvres incluent Le Château du Baron de Quirval, Sept Yeux de Chats et Du sommeil des enfants.