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Interviews de Laurie Galli et Faustine Thivet, rédactrices en chef adjointes de Keulmadang

Hallyu
Le terme "hallyu" signifie "vague coréenne" et désigne la diffusion massive à l'international d'éléments de la culture sud-coréenne (notamment sa musique, ses séries et ses films) qui a lieu depuis les années 2000.

Pour fêter les 15 ans de la revue, nous mettons à l’honneur l’équipe actuelle de Keulmadang. Après l’interview du fondateur de Keulmadang Jean-Claude de Crescenzo, nous vous proposons un portrait des deux rédactrices en chef adjointes de la revue, Laurie Galli et Faustine Thivet. Les entretiens ont tous été menés par Aurélia Morano, étudiante dans le domaine des lettres et de l’édition.


Portrait de Laurie Galli

Bonjour, tout d’abord j’aimerais que tu te présentes rapidement ainsi que le parcours qui t’a amené à travailler pour la revue littéraire coréenne Keulmadang.

Bonjour, je m’appelle Laurie Galli et j’ai suivi des études coréennes. Pendant mon Master, ma directrice de mémoire, qui est l’épouse de M. de Crescenzo, m’a proposé de participer à la web-revue. À cette occasion j’ai pu revoir M. de Crescenzo, qui faisait partie de mes anciens professeurs. J’ai intégré l’équipe fin 2020, et je suis devenue rédactrice en chef adjointe avec Faustine en mars 2021.

Si on se penche sur ton travail littéraire, est-ce que tu pourrais nous expliquer ton rapport à la littérature coréenne, et comment tu en es venue à te passionner pour celle-ci. Quel est ton genre préféré ?

Je lis beaucoup depuis que je suis jeune, la fiction a toujours constitué une forme de retranscription de la société qui m’intéresse vraiment. J’en ai fait mon sujet de recherche en Master, que j’ai poursuivi en Doctorat. Ma passion pour la Corée est venue tout naturellement, d’abord par l’intermédiaire de la musique et des dramas. Cette culture s’est alors révélée si riche, prenante et fascinante à bien des égards, que je me suis intéressée au fil du temps à ses autres facettes qui ont été approfondies par le biais de mes études.
Concernant mon genre préféré, de manière générale j’ai un attachement particulier pour le thriller, mais si on se cantonne à la littérature coréenne, les romans adolescents et Young Adult ne cessent de m’attirer. Je trouve que les auteurs coréens sont très doués en la matière.

C’est vrai que le secteur de la jeunesse est un marché dynamique avec de nombreuses sorties littéraires qui laissent présager une percée des auteurs coréens dans les années à venir.

C’est pourtant un secteur qui me semble un peu invisibilisé en France du point de vue des titres importés de l’étranger. Il est rare de voir des titres coréens sur les tables de libraires dans cette catégorie. Ce qui est assez paradoxal parce qu’en Corée, le secteur produit très souvent des best-sellers, la littérature Young Adult connaît une forte renommée au pays du Matin Calme. Chez nous, il faut peut-être un peu plus de temps pour atteindre une forme de reconnaissance du genre.

Si on se penche sur tes chroniques publiées dans la web-revue, quels sont tes thèmes de prédilection ? Si tu devais conseiller une seule chronique, laquelle choisirais-tu ?

Bien sûr on reste assez dépendant des services de presse que l’on reçoit des maisons d’édition, alors le partage des titres entre nous se fait plutôt équitablement au sein de l’équipe. Mais je vais parfois avoir tendance à me tourner vers les thrillers et les polars. À cet égard, une de mes dernières chroniques que je souhaite mettre en avant, car c’est une lecture que j’ai particulièrement appréciée, c’est Un bonheur parfait de Jeong You-jeongqui était très psychologique. Dans un autre genre, j’aime beaucoup ma chronique de Celui qui revient de Han Kang.

Concernant le thriller, est-ce que les auteurs coréens ont la même manière d’écrire ou d’aborder la psychologie que les Occidentaux ?

Les thrillers coréens fonctionnent différemment de leurs homologues français sur de nombreux points. La répétition, que nous avons tendance à éviter, ne pose pas de problème dans la littérature coréenne. Les Français ont un style particulièrement détaillé – je pense à Franck Thilliez, Bernard Minier ou Maxime Chattam. Les Coréens sont plus sobres, les phrases plus courtes, mais ils réussissent quand même à maintenir une angoisse permanente. Je suis particulièrement friande du style de Jeong You-jeong – dans Un bonheur parfait, elle s’éloigne de ses autres romans, et a adopté le parti-pris de peindre le portrait de l’antagoniste uniquement via le regard des personnages secondaires. C’est-à-dire que l’accès aux pensées du psychopathe nous est interdit. L’autrice mentionne ce fait dans la postface en indiquant que ce procédé venait d’une volonté de challenger sa méthode d’écriture. Le pari est réussi pour ma part puisque la lecture de cet ouvrage a vraiment été une très bonne surprise.

Quel est ton rapport à l’écriture au sein de Keulmadang, et quel est ton processus d’écriture de chroniques ?

Tout comme la lecture, j’aime écrire depuis mon plus jeune âge. L’écriture de chroniques constituait par contre une première lors de mon arrivée dans l’équipe. Au début, je me sentais un peu perdue, mais avec le temps j’ai réussi à trouver le rythme et la méthode qui me correspondaient. J’ai aussi gagné en assurance. Concernant mon processus, je prends des notes en parallèle de ma lecture et j’écris la chronique au fur et à mesure de mon avancement dans la lecture. De cette matière, je conserve mon point de vue de lectrice et non uniquement de chroniqueuse : quand je suis surprise par un élément, j’essaie de rester vague pour ne pas gâcher la surprise du futur lecteur.

Est-ce qu’il existe des sujets en lien avec la Corée, liés à l’actualité, la société ou la culture, que tu trouves relégués au second plan parmi le paysage littéraire et que tu aimerais voir traités plus souvent ?

Dans ma recherche doctorale, je m’intéresse aux questions de santé mentale qui sont de plus en plus abordées dans le paysage éditorial coréen, mais qu’on retrouve encore peu parmi les titres traduits. J’attends avec impatience que ce thème soit traité plus globalement afin de briser aussi le tabou qui règne sur ces questions.

C’est vrai qu’on observe depuis plusieurs années une volonté de mettre en lumière le thème de la santé mentale, qui préoccupe de plus en plus et qui est très variable en fonction des générations. Le drama It’s Okay to Not Be Okay en est un bon exemple puisqu’il aborde la santé mentale avec naturel et justesse, et inclut des handicaps comme l’autisme.

Oui, je pense que ces thèmes sont plus répandus sur le médium des dramas que de la littérature – même si plusieurs romans me viennent à l’esprit comme La fabrique d’excuses de Lee Ki-ho ou Amande de Sohn Won-pyung. Un autre titre que j’ai en tête sur la question de la psychopathologie est 02, un recueil de nouvelles de Kim Sagwa (Apple Kim en France) : elle a un don pour décrire la psychose à l’état pur qui se reflète dans la typographie même puisqu’elle joue sur les espaces et la police afin de montrer la fragilité mentale de ses personnages. C’est un travail que j’aimerais vraiment voir traduit.

Affiche promotionnelle du drama The Glory (Netflix, 2022)

Lorsqu’on fait référence à la culture coréenne à l’étranger, on parle surtout de leur soft power et de la hallyu* qui a façonné depuis plusieurs décennies une image bien précise de la Corée. Comment as-tu l’impression qu’est perçue la culture coréenne à l’échelle nationale française et que pourrait-on mettre en place afin de la promouvoir davantage ?

Il y a eu une véritable évolution de la hallyu selon moi puisque lors de sa percée en France vers 2012 avec la chanson « Gangnam Style » de PSY et les premiers dramas, l’image qui résultait de la Corée était très clichée, stéréotypée. La critique de la bourgeoisie coréenne présente dans « Gangnam Style » n’était pas relevée, PSY était juste un « chanteur marrant », et les dramas se résumaient surtout à de la romance un peu niaise et idéalisée. Le public occidental gardait une vision du pays assez rose et lisse. Avec le temps, je remarque que les productions les plus consommées aujourd’hui sont des œuvres très sombres avec des dramas comme All of Us are Dead, The Glory ou Squid Game en tête des visionnages Netflix. C’est aussi le cas en ce qui concerne les webtoons, avec des œuvres telles que Bâtard et Sweet Home, éditées par Ki-oon… L’aspect idéalisé s’estompe au profit d’une noirceur plus révélatrice de ce qui se passe dans le pays.

Je partage ta réflexion puisque mon tout premier visionnage de drama était Save Me, qui traite des sectes. Par la suite, j’ai observé une surproduction de dramas ancrés dans la réalité, qui dénoncent le harcèlement à l’école et en particulier au lycée avec des titres comme Hierarchy, The Weak Hero Class, The Glory, Pyramid Game… Cela met en lumière ce problème intrinsèque à la société coréenne et fait réfléchir.

Je trouve que le genre du thriller est effectivement révélateur des tréfonds de la société – les sectes et le harcèlement sont de véritables problèmes, tout comme le culte de l’apparence dénoncé par la série Mask Girl. Le même phénomène se constate à l’échelle de la littérature, même si la production n’est pas assez variée pour que l’on prenne conscience du tournant. Mais dans la K-pop, c’est plus marqué, avec une rupture entre la période avant 2010 et après. La première génération de K-pop était plutôt rose, romantique, niaise, alors que de nos jours la place des femmes dans la société, la santé mentale, le monde du travail et la pression sociale sont au cœur des chansons, ce qui ne peut être que bénéfique pour cerner les enjeux sur lesquels avancer. Je trouve que ce changement est positif pour la Corée mais aussi pour la perception que nous en avons en France.
Je pense que d’un point de vue historique, l’intérêt est présent dans le cinéma coréen depuis longtemps mais il se démocratise de plus en plus dans les dramas. De plus, le spectre du drama est totalement différent de celui du cinéma avec d’autres enjeux, d’autres mécanismes, un autre public et un rythme plus soutenu. Donc c’est une bonne manière d’atteindre un nouveau public.

Selon moi, une des explications possibles de la production de l’image clichée et idéalisée qui s’est exportée à l’international vient du traumatisme suite à la guerre de Corée et au besoin de reconstruction passant par la volonté d’enjoliver la réalité…

Je ne suis pas familière avec le cinéma des années 60/70, mais il y a peut-être un 50/50 à la suite de la guerre de Corée. En tout cas, parmi le paysage littéraire de l’époque, on retrouve un besoin d’extérioriser en racontant le traumatisme et l’horreur, un peu comme une catharsis. Pour moi, c’est l’étranger qui a opéré une sélection de ce qui était traduit et diffusé – c’est peut-être cela qui a forgé cette image très rose de la Corée. Il est aussi bon de rappeler que la dictature en Corée du Sud juste après la guerre a joué un grand rôle dans la censure et le choix des thèmes d’écriture. Beaucoup d’auteurs ont été placés sur liste noire.  Ça a pu créer un décalage et ces œuvres muselées ne sont arrivées que tardivement chez nous.

En matière de littérature, penses-tu qu’il faille changer la manière de la promouvoir à l’international ? On observe souvent en librairie des tables dédiées à la littérature asiatique avec majoritairement de la littérature japonaise et un peu de littérature coréenne et chinoise. On dirait qu’une forme de hiérarchie s’est établie.

Je ne trouve pas que ce soit une bonne chose en soi, car il y a matière à différencier la littérature de chaque pays. De temps en temps, il m’arrive de voir des titres sortis des tables « asiatiques » et disposés plutôt en rayons regroupés par genre. Je pense que c’est peut-être la clé d’une meilleure promotion : le fait de ne pas concentrer toutes les œuvres sous l’égide de la nationalité mais de les mêler au reste de la production littéraire pour mieux les incorporer au fond et ainsi intéresser des publics non habitués aux littératures asiatiques et qui ne vont pas se tourner vers les tables dédiées.

Quel rapport personnel entretiens-tu avec la culture et l’art de vivre coréen et quel serait ton plus grand rêve en lien avec la Corée ?

J’ai découvert la culture coréenne au lycée, il y a presque 14 ans, et je vis avec l’amour de cette culture qui grandit depuis. Comme la plupart des gens, cette découverte est passée par le biais des dramas et de la musique, et très vite j’ai été conquise par la langue qui était omniprésente et dont les sonorités me plaisaient. À partir de là, mon intérêt s’est étendu à l’histoire du pays, au cinéma et à la littérature. Un de mes rêves personnels serait de combiner mon inspiration pour le pays et mon attrait pour l’écriture en écrivant une fiction qui se déroulerait en Corée. Cela serait un prolongement de mon travail de chroniqueuse et allierait vraiment mes deux passions.

Es-tu déjà allée en Corée ? Est-ce que tu aimerais y retourner ou t’y installer ?

Je m’y suis rendue quatre fois en tout, deux fois dans le cadre d’un échange universitaire et deux fois juste pour le plaisir. Y retourner, bien sûr, car j’ai remarqué qu’une fois là-bas je me plains de certains aspects, mais de retour chez moi le pays me manque. Cependant, je n’aimerais pas y vivre pour diverses raisons. Je n’arrive pas à me projeter dans un pays où la condition de la femme paraît très en retard par rapport à nous. Aujourd’hui, les femmes ne veulent plus se marier, la Corée a un des taux de natalité le plus bas des pays de l’OCDE. C’est assez révélateur de l’oppression masculine qui se manifeste par de nombreux récents scandales d’agressions sexuelles et de deep fake. Être une femme aujourd’hui en Corée, c’est un enfer. Et en plus quand je vois le peu de sérieux avec lequel le gouvernement gère ces problématiques, ça ne me donne pas du tout envie d’y résider.

Je comprends que la condition de la femme en Corée ne soit pas du tout enviable du point de vue des Occidentaux. Quand on se penche sur le sujet du féminisme dans le pays, on se rend compte qu’il y a vraiment un gros train de retard par rapport à nous.

Quand je parle avec des amis ou de la famille, en somme des personnes non habituées au fonctionnement de la Corée, ils ont la même réflexion. Ce qui est nouveau pour eux remonte chez nous aux luttes des années 1970. Apparaît donc nécessaire une grosse prise de conscience de la part du gouvernement sur ce sujet.

S’ajoute à cela une pression sociale sur l’apparence qui est insoutenable avec le poids de la chirurgie qui pèse sur les deux genres mais semble un passage obligatoire pour les femmes qui s’écarteraient des normes de beauté.

Le culte de l’apparence se caractérise par des détails infimes mais qui sont profondément choquants pour nous. Par exemple, en Corée, à chaque fois que les gens viennent pour des photos d’identités, celles-ci se retrouvent systématiquement retouchées sans demande préalable. Pour eux, c’est un acte naturel qui est fait pour embellir parce que l’embellissement est synonyme de service rendu et de meilleures opportunités professionnelles. À compétences égales, la beauté sera privilégiée et les photos de CV qui ne correspondent pas aux standards sont évincées. L’obsession de l’esthétique est réelle pour les deux sexes mais plus particulièrement pour les femmes qui selon la mentalité confucéenne voient leur rôle dépendre de leur physique.

Comment qualifierais-tu le processus de création de lien avec les locaux ?

Selon moi, les relations qui se construisent là-bas dépendent de deux choses. D’abord, la barrière langagière : ça dépend des générations, mais lorsqu’on parle anglais, il y a ceux qui vont tout faire pour être accueillant et aider, et ceux qui vont se braquer et nous catégoriser de touriste qui ne fait pas vraiment d’effort pour apprendre la langue. Les personnes âgées peuvent être également agacées par ce genre de touristes. À l’inverse, lorsque j’ai fait l’effort de parler coréen, j’ai vu des visages s’illuminer d’un coup et je pense que parler la langue est un signe envoyé de véritable intérêt pour le pays que l’on visite. De ce point de vue-là, il y a un changement sur la manière dont on est perçu. L’autre aspect c’est la localité. Cela peut paraître un peu cliché, mais en fonction de la grandeur des villes, l’accueil n’est pas le même. À Séoul, j’ai quand même rencontré des gens très chaleureux, mais j’ai ressenti plus de chaleur dans des villes comme Daegu ou Busan.

Est-ce que tu as pu observer le rapport des coréens à la littérature lorsque tu y étais ?

La plupart des gens que j’ai pu voir lire dans le métro ou dans l’espace public lisent sur leur téléphone, notamment des webtoons. Il y a un changement des pratiques de lecture spécifiquement chez la jeune génération. Je pense que ça a à voir avec le rythme de vie et la culture de la rapidité chez eux : les Coréens sont plus habitués aux formats courts, les nouvelles, la poésie, qui au contraire chez nous ne sont pas des genres privilégiés. Le désir va vers la praticité. On a beaucoup de différences entre la France et la Corée dans la manière de consommer la littérature et de l’écrire aussi. Comme j’ai pu le mentionner, les Coréens affectionnent les répétitions alors qu’on en fait la chasse.

Pour conclure, aurais-tu envie d’aborder un sujet dont nous n’avons pas encore parlé ?

Affiche promotionnelle du jeu InZoi (Krafton, 2024)

Il y a un sujet – à titre très personnel – qui m’intéresse et j’aimerais intégrer à la web-revue, c’est l’univers du jeu vidéo. C’est un domaine d’une très grande richesse que l’on n’a encore jamais abordé dans Keulmadang, mais qui mériterait d’être étudié au même titre que la musique, les dramas ou le cinéma. Il y a beaucoup de sociétés de jeux vidéo réputées en Corée, néanmoins la tendance majeure était restreinte aux MMORPG : par exemple Krafton, qui a développé les très populaires PubG et Tera, ou NCSoft, à l’origine de Guild Wars. Mais ces dernières années, le jeu vidéo coréen se diversifie, avec notamment l’arrivée d’InZoi, un jeu de simulation qui pourrait faire concurrence aux Sims.
Me concernant, je suis très axée sur deux types de jeux vidéo : les RPG et les jeux « à choix » parce que ce sont les genres que je trouve les plus immersifs en termes de scénario et de narration, et parce que j’accorde beaucoup d’importance au storytelling. Il y en a un en particulier que j’attends avec impatience, qui est pour le moment connu sous le nom de Project M, du studio NCSoft.
Les studios coréens utilisent les mêmes moteurs de jeu que l’Occident, comme Unreal Engine 5, donc les graphismes restent assez similaires. Mais dans le cas d’InZoi, certains aspects sont incroyablement plus poussés : la personnalisation des personnages est quasi infinie. Peut-être est-ce dû à l’importance de l’esthétique dont nous avons parlé.

Merci beaucoup pour tes réponses et bonne fin de journée.


Portrait de Faustine Thivet

Bonjour, tout d’abord j’aimerais que tu te présentes rapidement ainsi que le parcours qui t’a amené à travailler pour la revue littéraire coréenne Keulmadang.

Je suis Faustine Thivet, j’ai fait une licence trilingue d’anglais, coréen, russe à Aix-en-Provence et au cours de cette licence j’ai rencontré Kim Hye-gyeong, responsable des études coréennes d’Aix-Marseille Université et professeur de coréen. Pendant les cours elle nous demandait souvent de parler de nos intérêts personnels. Après lui avoir mentionné mon attrait pour la littérature, elle m’a proposé de travailler pour Keulmadang et m’a présenté à M. de Crescenzo. Au cours de ma deuxième année de licence, en 2018, j’ai donc rejoint Keulmadang en tant que chroniqueuse, ce qui m’a poussé à me passionner pour la littérature coréenne et m’a donné envie de m’orienter vers un Master de traduction littéraire français-coréen. Pendant ce Master, je me suis spécialisée dans le genre de la science-fiction qui me tient particulièrement à cœur. Mais comme il est difficile de vivre de la traduction et que je souhaitais importer la richesse de la littérature coréenne en France, j’ai décidé de poursuivre mes études avec un Master des métiers du livre et de l’édition. Par ailleurs, depuis trois ans, M. de Crescenzo nous a confié, à Laurie Galli et moi, le rôle de co-rédactrices en chef adjointes de Keulmadang.

Eh bien quel parcours ! Penchons-nous un peu sur ton travail littéraire… Tout d’abord peux-tu nous expliquer ton rapport à la littérature coréenne ? Comment en es-tu venue à te passionner pour celle-ci ? Peux-tu nous parler de ton genre préféré ? 

Couverture de La Serre du bout du monde de Kim Cho-yeop (Decrescenzo éditions, 2023)

Mon rapport avec la littérature coréenne s’est vraiment forgé lorsque j’ai intégré Keulmadang. Avant je ne m’y étais pas vraiment intéressée, c’est quand Mme. Kim m’a présenté la revue que j’ai commencé à en lire. Au début, je lisais tout ce qui me passait sous la main, je ne savais pas trop comment me situer. Le premier roman coréen que j’ai découvert et chroniqué était Généalogie du mal de Jeong Yu-jeong, un polar qui m’a tenu en haleine et donné envie d’approfondir ma connaissance de la littérature coréenne. Les Coréens sont très forts pour écrire des polars. J’ai toujours eu un attrait pour la science-fiction que ce soit au travers des films, des séries ou de la littérature. Aujourd’hui la science-fiction sud-coréenne est encore peu traduite en France. Quand j’ai commencé à me pencher sur le sujet, il n’y avait qu’une seule trilogie de SF publiée en France, celle d’un auteur américano-coréen : Le Gambit du renard de Lee Yoon-ha (rédigé en anglais). Mon rapport à cette littérature a évolué face à ce constat et je me suis dit qu’il existait forcément des œuvres de SF coréennes intéressantes, qu’il fallait que je les trouve quitte à les traduire et publier moi-même !
En ce moment, la traduction de la SF coréenne tend à se développer. Chez Decrescenzo éditions par exemple, avec La Serre du bout du monde de Kim Cho-yeop en 2023, et le recueil de nouvelles Propriétés physiques du sentiment en 2024. Il y a aussi Gu Byeong-mo qui écrit de la fantaisie et de l’imaginaire. Et Kim Bo-young publié chez Rivages l’année dernière.
La SF m’attire parce que c’est un reflet des inquiétudes des auteurs, qui écrivent en se basant sur la société dans laquelle ils vivent. En un sens, c’est un miroir du développement de la Corée du sud. Dans La Serre du bout du monde on retrouve une critique de la surexploitation, du réchauffement climatique, des risques d’une avancée technologique si rapide qu’elle en devient effrayante… La SF transmet donc une vision intéressante de la manière dont les Sud-Coréens considèrent le futur de leur pays.

Concernant tes chroniques publiées dans la web-revue, quels sont tes thèmes de prédilection – outre la science-fiction – et si tu devais conseiller une seule chronique, laquelle choisirais-tu ?

Le thème que j’ai souvent abordé, que ce soit dans mes chroniques ou dans les mémoires que j’ai écrits dans mes Masters, est celui de l’identité. J’ai écrit un article, qui constitue d’ailleurs le travail le plus abouti que j’ai publié sur Keulmadang, à propos de la dystopie dans la SF sud-coréenne. Dans le mémoire que j’écris cette année j’aborde le thème de l’écologie et plus particulièrement de l’éco-féminisme dans la SF. 

Et il y a beaucoup de livres abordant l’éco-féminisme en Corée ?

Publiés en France pas vraiment, à part La Serre du bout du monde parce que l’autrice Kim Cho-yeop est biologiste de formation. Les plantes demeurent souvent au centre de ses livres.

Par ailleurs, quel est ton rapport à l’écriture au sein de Keulmadang et comment procèdes-tu dans tes chroniques ?

Mon rapport à l’écriture a beaucoup évolué depuis que je travaille pour Keulmadang, puisque ça fait maintenant 5 ans que j’écris des chroniques. Pour l’une de mes toutes premières chroniques, je me souviens avoir pris beaucoup de notes dans un carnet en parallèle de ma lecture ; je m’arrêtais presque à chaque page. Je notais l’avancée de l’histoire chapitre par chapitre, les thématiques, les passages clefs… Et puis après je m’interrogeais pendant une semaine pour savoir sous quel angle aborder la chronique, c’était un peu une torture… Mais avec l’expérience c’est devenu de plus en plus naturel d’écrire à propos d’un livre ; je choisis les thèmes que j’ai envie d’approfondir et à force de lire, le repérage des éléments clefs devient plus aisé. Maintenant je prends des notes avec parcimonie, des citations, des mots-clefs, les grandes lignes du roman, parfois juste des numéros de pages, … en bref je vais à l’essentiel. Ensuite, quand j’écris ma chronique, je commence toujours par un court résumé de l’intrigue, puis je développe les sous-thèmes les plus pertinents sans jamais trop en dire pour éviter d’orienter la lecture ou de spoiler les futurs lecteurs. 

De manière générale, est-ce qu’il existe des sujets en lien avec la Corée, liés à l’actualité, la société ou la culture, que tu trouves relégués au second plan dans le paysage littéraire et que tu aimerais voir traités plus souvent ?

D’un point de vue totalement personnel, j’aimerais forcément voire plus de livres traiter des sujets dont j’ai déjà parlé comme l’écologie ou l’éco-féminisme, qui restent très sous-représentés en France.
Mais si je me montre un peu plus objective, je trouve que les questions LGBTQ+ ont du mal à être bien traitées. Soit elles sont abordées comme un énorme tabou dramatique, soit, à l’inverse, elles sont idéalisées dans les romances. Je trouve que le paysage littéraire manque cruellement de personnages LGBTQ+ coréens réalistes. Le seul exemple positif qui me vient en mémoire c’est Un balcon sur la lune de Chung Han-ah, dans lequel la transidentité est abordée relativement bien par le biais d’un personnage secondaire.
Il est aussi difficile de trouver des romans coréens féministes ; le féminisme en Corée paraît souvent « en retard » par rapport à la France. Lorsqu’on lit du féminisme coréen, leurs avancées ont déjà eu lieu chez nous il y a trente ans. Il y a un décalage à prendre en compte mais le féminisme reste un sujet essentiel.

Par rapport à ce que tu disais du féminisme, il y a quand même de nombreuses femmes qui écrivent en Corée ; étant elles même concernées, on pourrait s’attendre à ce que ça devienne de plus en plus courant dans les décennies à venir.

C’est vrai que la littérature est très féminine en Corée, en tout cas les femmes lisent beaucoup de fiction, plus que les hommes. Selon moi, ce qui freine peut-être le développement du féminisme dans la littérature coréenne, c’est la peur de ne pas vendre. Le féminisme n’est pas bien perçu en Corée et c’est peut-être la raison pour laquelle les autrices n’osent pas en écrire.

Lorsqu’on fait référence à la culture coréenne à l’étranger, on parle surtout de leur soft power et de la hallyu qui a façonné depuis plusieurs décennies une image bien précise de la Corée. Comment as-tu l’impression qu’est perçue la culture coréenne à l’échelle nationale française et que pourrait-on mettre en place afin de la promouvoir davantage ?

Je trouve qu’on a tendance à avoir une vision binaire de la société coréenne. Soit elle est totalement idéalisée dans les dramas et les romances littéraires, soit elle est perçue de manière très négative, selon des stéréotypes sur le monde du travail, la pression des études ou l’industrie de la K-pop où les idols sont maltraités. Ces deux visions complètement opposées de la Corée, sans juste milieu, donnent l’impression que la société coréenne est une nation alien – alors que les Coréens restent des personnes comme les autres malgré la distance qui nous sépare. C’est assez paradoxal parce que l’image que nous avons de la Corée est surtout une image de Séoul, une capitale très influencée par les États-Unis où le mode de vie est assez similaire au nôtre.
Pour ce qui est de relativiser l’image de la Corée je ne sais pas si on peut y faire grand-chose à notre échelle, si ce n’est en œuvrant au développement de la littérature. La plupart des auteurs coréens dépeignent une société coréenne réaliste ; même dans leurs textes un peu plus rocambolesques, comme les polars, les personnages restent très humains. Par exemple, dans Les 4 enquêtrices de la supérette Gwangseon de Jeon Gunwoo, malgré l’histoire abracadabrante d’un tueur qui se fait arrêter par un groupe de femmes tenant une supérette, les personnages féminins sont décrits avec justesse et réalisme, et reflètent plusieurs facettes de la femme coréenne.

Couverture de Un millier de bleus (천 개의 파랑) de Cheon Seon-ran (Hubble, 2020)

D’ailleurs est-ce qu’il y a des auteurs qui ne sont pas encore traduits aujourd’hui et que tu aimerais bientôt voir en librairie ?

Je vais encore parler de science-fiction parce que c’est mon domaine de prédilection depuis plusieurs années. J’adorerais voir traduit Tower de Bae Myung-hoon, un classique de la SF coréenne qui n’a été publié qu’en anglais pour l’instant. Il y a deux autrices de SF que j’aime aussi beaucoup : Jeong So-yeon, l’ancienne présidente de la Science-Fiction Writers Union of the Republic of Korea, et Cheon Seon-ran qui fait de la SF un peu engagée et critique de la société, dans le même registre que Kim Cho-yeop. Toutes les deux font parler d’elles en Corée en ce moment et mériteraient d’être publiées en France.

Concernant la littérature, est-ce que tu penses qu’il faudrait changer la manière de la promouvoir à l’international ? On observe souvent en librairie des tables dédiées à la littérature asiatique avec majoritairement de la littérature japonaise et un peu de littérature coréenne et chinoise. On a l’impression qu’une hiérarchie s’est établie.

En effet, la littérature japonaise est plus facilement mise en avant par les librairies que la littérature coréenne ; il est difficile de savoir si elle est favorisée parce qu’elle se vend mieux, ou si elle se vend mieux parce qu’elle est favorisée. Plusieurs acteurs assurent déjà une promotion régulière et active de la littérature coréenne en France (Keulmadang mais aussi plusieurs librairies comme Le Phénix à Paris, et certaines maisons d’édition comme L’Atelier des Cahiers, Picquier ou Zulma). J’imagine que la meilleure façon d’améliorer cette mise en lumière de la littérature coréenne serait que les acteurs qui la promeuvent se multiplient !

Quel rapport personnel entretiens-tu avec la culture et l’art de vivre coréen et quels seraient tes projets en lien avec la Corée ?

Mon rapport à la Corée du Sud est vraiment centré exclusivement autour de la littérature. À une époque j’écoutais de la musique coréenne mais ce n’est plus le cas ; j’ai du mal à rester concentrée sur le rythme des dramas donc je ne les termine jamais ; j’aime bien le cinéma coréen mais sans pour autant me passionner pour lui. Comme tout le monde chez Keulmadang, je suis aussi très friande de nourriture coréenne !
Pour l’instant, mes projets concernent uniquement la traduction et publication de mes auteurs et autrices coréens préférés. Et puis, à titre personnel, passer mes vacances en Corée tous les ans me plairait bien, mais bon, financièrement parlant, c’est un peu compliqué…

Tu es déjà allée en Corée du Sud ? Et si oui, comment se sont passés tes séjours là-bas ? Quel était ton rapport au rythme de vie, relation avec les locaux ? Est-ce que ça change beaucoup par rapport à la France ?

J’ai effectué deux échanges universitaires de quatre mois chacun en Corée du Sud. Ils se sont passés très différemment car le premier était pendant l’épidémie de coronavirus, donc j’étais dans ma petite chambre, un type de logement qu’on appelle en Corée goshiwon, une sorte de placard à balais vraiment minuscule. De plus, tous mes cours étaient à distance donc mes seules sorties se résumaient aux trajets pour me rendre au restaurant avec mes amis. Ma vie universitaire à cette époque se résumait à des cours intensifs de coréens tous les jours, qui étaient assez difficiles à suivre pour moi car le mode d’apprentissage n’est pas le même qu’en France. Si je suis douée pour les études en France, là-bas ce n’était vraiment pas le cas.
Lors de mon second échange, je suivais un cours sur l’histoire de la langue et l’étymologie coréenne ; ce cours là m’a vraiment passionné. Malgré la difficulté des études, le cadre de vie à Séoul reste très agréable : pouvoir se réconforter avec des tteokbokki après une journée de cours, ça n’a pas de prix.
Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de former des amitiés sur le long terme : je fréquentais surtout des élèves étrangers qui avaient conscience, comme moi, que nos relations prendraient fin au bout de quelques mois.

Merci beaucoup pour tes réponses et bonne fin de journée.

A propos

Après des études de lettres modernes, je me suis orientée vers un master dans le domaine éditorial. J'ai découvert la littérature asiatique au lycée avec les mangas, webtoons, k-dramas, k-pop et j-pop. Je m'intéresse particulièrement aux littératures de l'imaginaire, les thrillers et les tranches de vie. Au vu de mon intérêt grandissant pour la culture coréenne, j'aimerais partir au contact de la population en favorisant une démarche éco-responsable.