«Décontextualiser les œuvres humaines, les extraire du lieu où elles ont été produites pour les juger suivant des critères du Beau, du Bien ou du Vrai est une erreur séculaire de l’intelligence».
Plus près de nous, Jean-Paul Sartre avait insisté sur le rôle social de littérature et la responsabilité de l’écrivain devant l’histoire, responsabilité que Barthes étendit plus tard à la question de la « forme ». La littérature coréenne démontre mieux que quiconque le rapport étroit établi entre l’histoire de la nation et sa littérature, tout particulièrement la période consécutive à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. En effet, après une ouverture douloureuse à l’occident au XIXe siècle, la Corée du sud a vécu au cours du dernier siècle, 35 années d’occupation japonaise, 3 années de guerre fratricide et 30 années de dictature militaire. On peut considérer ce dernier siècle comme un siècle presque complet de malheurs continus, au rang desquels la question de l’Etat joue un rôle primordial[2]. En effet, l’Etat coréen disparut presque complètement sous l’occupation japonaise, pour réapparaître dans des conditions difficiles entre 1945 et 1950, avant d’entrer lui aussi en partition, avec deux gouvernements en exil, qui vont préfigurer la division nord-sud. Lorsque l’Etat sera reconstruit, c’est un Etat fort, militaire et centralisateur qui dirigera la Corée, de 1961 à 1991. Dans un tel contexte, la littérature ne pouvait rester en dehors des évènements et de multiples courants littéraires naquirent et s’emparèrent de questions comme celles de l’Etat, de la Nation, de la souveraineté, etc.« Un livre ne vient jamais seul. […] L’œuvre est en rapport avec le langage et ses usages, théoriques et idéologiques, […] et par l’idéologie en rapport avec l’histoire des formations sociales » (Marcherey, P., 1966)[3].
Dans un tel contexte, parmi toutes les figures possibles, la figure de l’ennemi nous a paru un moyen de comprendre l’évolution littéraire de la Corée, depuis le début des deux conceptions qui s’affrontent pendant l’occupation japonaise, la littérature prolétarienne et la littérature nationaliste, (Kim Yun-shik, 1995)[4], jusqu’aux jeunes auteurs des années 1980-1990.
Traduire la figure de l’ennemi dans la littérature coréenne, c’est aussi traduire l’influence d’une situation historique singulière sur une littérature marquée durablement par l’histoire contemporaine du pays. C’est vouloir traduire la littérature d’un pays pacifique, objet au cours des siècles d’inexplicable convoitise de la part de ses voisins.
L’ennemi tente de tirer avantage d’une situation ou d’une personne en leur infligeant une perte, par une action préjudiciable. Là où il y a ennemi il y a perte, présente ou à venir. Il y a menace, et pire encore, idée de menace. Une menace qui ne s’efface pas avec la disparition de l’ennemi. En Corée, les ennemis furent nombreux. L’ennemi japonais ou l’ennemi intérieur, le « collabo » (Sous le ciel, la paix, de Chae Mansik, 1934), le frère-ennemi du Nord, ou bien du Sud (Monsieur Han, de Hwang Sok-yong, 1970, Les piquets de ma mère, de Pak Wan-so, 1980), l’impossible paix à trouver quelque part dans ce monde (La place, de Choe In-hun, 1976), la dictature des années 60-80 (Notre héros défiguré, Yi Mun-yol, 1987), l’industrialisation forcée (La petite balle lancée par un nain, de Choe Se-hui, 1978) autant d’épreuve traversées par le pays et marquées dans la littérature par la présence dominante, fut-elle parfois présence-absence, de l’ennemi. La littérature s’est habituée à vivre avec l’ennemi, à le regarder, parfois à l’ignorer, à y résister, à le défier, à l’exorciser, ou à collaborer. L’ennemi constitue une part de l’identité individuelle et collective, voire une part de l’identité nationale.
L’identité d’un pays se forge autant dans sa langue, sa culture, son territoire ou son histoire, que dans les hostilités et les conflits qu’il entretient avec ses voisins. Dans cette dernière perspective, l’ennemi occupe une place de choix. Par sa présence, il fait peser une menace qui ne s’éteint pas à la fin du conflit, soit parce qu’il a modifié l’histoire collective, soit parce qu’il sert une cause mystérieuse. En faisant de l’ennemi une source d’inspiration, autant qu’une nécessité à le dénoncer et à le combattre, la littérature coréenne lui octroie une place déterminante, envahissante peut-être dans sa propension à en faire un élément-pivot de la narration. Au delà de ce rôle concret l’ennemi joue aussi un rôle symbolique, cristallisant des dynamiques, en créant des courants de pensées, en jouant un effet organisateur de la littérature coréenne. Dans son œuvre-épopée couvrant près de 100 ans d’histoire coréenne, l’auteur Jo Jong-nae[5] illustre les différentes figures de l’ennemi qui ont inspiré les périodes historiques auxquelles il a consacré près de vingt-deux volumes (La chaine des Monts Taebaek, Arirang, Le fleuve Han).
Cette période s’achève en 1991, avec le premier président élu au suffrage universel. La littérature gardera trace des années noires et de nombreuses œuvres seront publiées sur ces thématiques gravées dans le marbre ((Gens du Sud, gens du Nord, Lee Ho-chul, 2003, Le vieux jardin, de Hwang Sok-yong, 2000).
L’armée japonaise défaite, la guerre entre nord et sud suspendue, la Corée allait devenir, de 1961 à 1991, sous la férule de gouvernements autoritaires, le pays que nous connaissons aujourd’hui. C’est dans cette période de dictature finissante et de démocratie balbutiante que les jeunes auteurs naissent. Ils ont aujourd’hui entre 25 et 40 ans. L’ennemi d’hier n’existe plus. Si la littérature n’a d’autre choix que de subir l’histoire, ne serait-ce que pour s’en détacher, il nous a paru intéressant de vérifier si cette histoire passée est encore à l’œuvre, encore présente dans les sources d’inspiration de la jeune littérature coréenne : si l’ennemi est encore là, au titre de la mémoire, si au contraire, il a disparu des consciences. Bien entendu, nous nous posons ces questions, car elles ne sont pas sans influence sur la traduction.
Par jeune littérature, nous entendons ici les auteurs nés dans les années 70-80. Ce choix est dicté par le fait qu’il s’agit de la génération d’étudiants dite « génération Hangeul » du nom de la langue écrite coréenne. Ces étudiants ont été formés avec la langue écrite coréenne, sans recours à l’usage des caractères chinois, comme le voulait la tradition). Ce sont les auteurs avec lesquels nous sommes en relation et avec lesquels nous travaillons, notre intérêt étant porté sur le renouvellement des sources d’inspiration dans la littérature contemporaine. Paradoxalement, leur naissance coïncide avec l’un des évènements les plus dramatiques de l’histoire coréenne, le massacre des manifestants de la ville de Kwangju, par l’armée, alors au pouvoir. Nous sommes à l’époque, en plein Printemps (révolutionnaire) de Séoul, où les étudiants en première ligne tentent de défaire l’étau imposé par la junte au pouvoir. Craignant l’insurrection, la junte envoie l’armée rétablir la situation. Un bain de sang et des atrocités suivirent. Pour la première fois de l’histoire, des coréens massacrèrent d’autres coréens. Cet évènement tragique marqua profondément la littérature (là-bas, sans bruit tombe un pétale, de Choe Yun, 1993). La Corée semble ne pouvoir échapper à un destin tragique. Pouvons-nous croire que les effets de l’histoire disparaîtraient en même temps que les évènements qui les ont suscités ? Gustave le Bon, le père de la psychosociologie nous dit : « La vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances et ses actes ne sont que la trame visible de son âme invisible. Chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques. »[6]. Dans Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss[7] renforce cette position en affirmant : « Les sociétés humaines, comme les individus ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir des combinaisons, dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer. » Citons à nouveau Herder : « Les nations ont une âme générale et une véritable unité morale qui les constituent. Cette unité est surtout présente dans la langue. »[8] L’hypothèse que les ennemis bien réels d’hier continueraient d’exister sous forme métaphorisée pourrait alors pouvoir être posée. Les jeunes auteurs qui se disent souvent ne pas se sentir orphelins de l’histoire sont-ils autant prémunis qu’ils veulent bien le dire, contre cette source d’inspiration représentée par la figure de l’ennemi. Avec l’avènement de la démocratie, à partir des années 90, la littérature voit disparaître l’une de ses sources d’inspiration, même si bien entendu, cette disparition n’est pas brutale. Mais avec l’Histoire, le retour du refoulé est aussi à l’œuvre. Et la possibilité qu’une filiation silencieuse dans laquelle les auteurs contemporains seraient déterminés par la somme des actes de leurs prédécesseurs, existe possiblement.
Dans un contexte de paix et de démocratie (re)trouvées quelle fonction pourrait prendre la figure de l’ennemi ? la Corée, déchirée entre ses traditions mises à mal et la vie contemporaine basée sur la consommation effrénée et le désir de jouissance enfin possible, comment pourrait réagir la littérature privée de ses démons tragiques ?
Dans une histoire continuellement douloureuse, les coréens ont érigé la figure de l’ennemi en moyen d’assurer l’unité nationale. L’investissement d’un objet ou d’une figure ennemie se transforme en processus défensif[9] (B. Lonjon, 2003) visant à réduire la souffrance narcissique d’un Sujet incapable d’accepter les traumatismes infligés. Dans cette perspective, nous pouvons alors mieux comprendre quel rôle vient jouer la figure de l’ennemi. L’ennemi devient en quelque sorte un compagnon garant d’une identité singulière et d’un équilibre interne. Il se rappelle à qui tente de l’expulser hors de lui, se constituant alors en défense du Moi et devenant à son tour, un élément de la nouvelle identité du sujet. Alors que l’on pensait les vieux démons chassés, surgit le retour du refoulé, sous formes d’ennemis métaphorisés. Pour citer Baudrillard : « A force de repousser la part maudite de chacun d’entre nous, nous devenons fragiles à la moindre attaque virale ».
L’ennemi est indispensable à une société. Il est garant d’un maintien en vigilance. Il peut apparaître et disparaître à tout moment et marque par l’incertitude la possibilité d’un basculement dans l’inimaginable. Quand aucune menace ne plane, il est inventé comme le bug informatique de l’année 2000. Peut-être que la grippe A d’ici quelque temps deviendra l’ennemi que l’on a attendu sans jamais qu’il ne vienne, comme dans le Désert des Tartares, de Dino Buzzati. L’ennemi est nécessaire à une société lorsqu’il aide à renforcer les défenses naturelles d’un peuple et à mobiliser son attention. Pour l’individu, son étonnante congruence résonne avec la nécessité de disposer de l’ennemi intérieur, comme autre part de soi-même, souvent invisible, utile à la mobilisation de notre énergie, envoûtant au point de nous obséder, comme ce bruit qui nous agaçait par sa présence et qui continue de nous agacer encore plus fort, du fait de sa disparition.
Au fur et à mesure que s’éloignent les figures séculaires de l’ennemi propres à l’histoire coréenne, apparaissent des nouvelles sources d’inspiration chez les jeunes auteurs. La littérature des années 90 n’est pas la même que celle des années 70-80, dominée par les évènements. La littérature avant 1990 avait été profondément marquée par l’histoire collective. A partir des années 90, l’affaiblissement du néo-confucianisme et la montée parallèle de la société de consommation orientent les sources d’inspiration des auteurs vers l’individu, son intériorité, ses désirs, ses peurs, ses manques. La littérature des années 70-80 s’efface progressivement au profit des obsessions individuelles. Ces sources d’inspiration sont marquées par des ennemis aux contours familiers à une pluralité de nations : la solitude, l’addiction aux technologies de communication, la dépendance multiforme, les mondes virtuels, les crises de conscience et d’identité.
La famille, autrefois ciment confucéen des relations sociales, n’échappe pas à la diatribe des jeunes auteurs. Particulièrement le père, pour des raisons propres à la société coréenne, devient vite une figure caricaturale, responsable de souffrances, tant à l’intérieur du cercle familial, qu’en dehors de la famille, lorsque celle-ci a éclaté. L’ennemi change de camp. Désormais invisible ou proche de soi, à l’intérieur de soi, de la ville, des grands ensembles. Et les personnages de la jeune littérature ne sont plus des héros : ils sont universitaires désargentés, serveurs dans des stations-essence, vendeurs dans des supérettes ouvertes jour et nuit, ou pushmen dans le métro. Anti-héros, ils sont aliénés à un monde qu’ils ne comprennent plus, dénonçant et profitant alternativement du capitalisme. La fuite hors de ces cauchemars climatisés se forge dans un imaginaire proche de l’absurde, de la dérision et de l’humour noir, parfois de la science-fiction. Le Clezio, passionné par le pays et par sa littérature dit : « Ce passé n’est pas résorbé. Il ressort dans l’imaginaire des jeunes auteurs, il fonde les mythes et les obsessions, il nourrit cette sorte de dérision amère qui a parfois, comme la recherche de la vérité, un goût de vengeance ».[10]
Le tournant démocratique chasse les fantômes que l’on croyait installés à jamais et cède la place aux démons de la mythologie mondiale : le développement technologique et la société de consommation, rendue plus aigüe dans un pays privé de tout pendant longtemps. Le développement économique engendre d’autres formes de destruction, inédites, et entrainent avec elles des sources nouvelles d’inspiration littéraire parmi les nouvelles générations d’auteurs : la ville tentaculaire chez Pyun Hye-young, la déstructuration des liens familiaux chez Kim Ae-ran, l’impossible relation homme-femme chez Eun Hye-kyung (même si cette dernière ne peut plus être classée parmi les jeunes auteurs), la société de consommation chez Jeong Yi-hyun. A moins que tous ces maux conjugués doivent être exorcisés de toutes les façons possibles. Par exemple, Park Min Kyu, dans sa nouvelle « Castella »[11] nous donne sa recette : le monde dépend de l’utilisation que nous faisons du réfrigérateur. Il nous propose de mettre un éléphant dans notre réfrigérateur aussi simplement que :
- 1. Ouvrir le réfrigérateur
- 2. Mettre l’éléphant
- 3. Fermer le réfrigérateur
S’affranchir de la règle du jeu, celle qui fourvoie le monde dans lequel nous vivons, c’est croire que l’on peut mettre un éléphant dans son réfrigérateur.
Il rajoute :
« Finalement, je pris la décision de ranger dans le réfrigérateur, tout ce qui était précieux et tout ce qui pouvait devenir un mal, qu’il soit éléphant ou Etats-Unis. » Comme je l’ai dit, je mis au réfrigérateur l’un après l’autre, dans l’ordre suivant : la fac ; le bureau administratif de quartier ; la société éditrice d’un journal ; la salle de jeux ; sept conglomérats ; cinq cadres de la police ; les élèves de l’école primaire d’îles lointaines ; les bus de la compagnie d’autocars Kyeongki ; la ligne numéro 2 du métro ; cinq sortes de kimbap[12] triangulaires ; onze producteurs de télévision ; cinquante-et-une entreprises de capital-risque ; deux cinéastes ; trois romanciers ; cent-quatre-vingt-douze directeurs d’usine ; cinq employés d’une compagnie ; trente et un importateurs ; deux médecins en chirurgie plastique ; trois chanteurs-danseurs ; deux ivrognes ; une colombe ; trois prêteurs privés ; deux catcheurs ; un trieur de poussins ; un million huit cent mille chômeurs ; trois cent soixante mille sans-logis ; soixante sept députés et le Président.
Si l’on regarde de manière superficielle, je peux donner l’impression de les avoir rangés au coup par coup. Pourtant, j’avais suivi un principe évident : d’un côté, ce qui était précieux, d’un autre côté, ce qui était malfaisant.
Certes, par la suite, beaucoup d’autres choses entrèrent aussi dans le réfrigérateur. Mais, de tout ce que j’avais mis, le plus considérable était les Etats-Unis.
Les ennemis du narrateur ne font pas l’objet d’une revendication révolutionnaire. Ils deviennent les supports d’un humour distancié par lequel il transforme ses ennemis en un éléphant, qui aussi se transformera plus tard en un gâteau moelleux, le Castella. « À mon grand étonnement, l’intérieur était vide. Seule, tout au centre du réfrigérateur, trônait une assiette blanche et propre, et dans cette assiette une part de Castella.
Comme si je touchais à l’univers, je pris le gâteau. Je ressentais par les mains et par les yeux, la forme de l’hexaèdre moelleux et curieusement chaud. Je le portai à ma bouche et mordis délicatement. Un parfum doux et sucré envahit ma bouche et remonta jusqu’au nez. Dans la saveur de ce gâteau si chaud et si moelleux, je pouvais tout pardonner.
Je ne pus retenir mes larmes ».
En Corée, la famille a été au centre des valeurs coréennes, autant par respect neo-confucianiste que par souci de trouver des éléments de sécurisation dans un pays au destin troublé. Ce creuset de valeurs, destiné à assurer le contrôle social et garantir l’unité nationale dans un pays envahi un millier de fois environ. La famille est en Corée, l’institution la plus puissante. Produit du neo-confucianisme, elle a été dans le passé le garant sécuritaire et le point fixe autour duquel tournaient et tournent encore, malgré ses aléas, les autres valeurs. Elle est le média rêvé dans la transmission de l’idéal communautaire, facteur de la stabilité du pays. Mais comment est-elle vue par les jeunes auteurs ?
Kim Ae-ran est une auteure née en 1980. Dans une nouvelle que nous venons de traduire[13], elle dénonce le père comme ennemi de son sommeil. Elle attribue ses insomnies à un père absent, buveur, endetté, irresponsable, cause de la maladie de sa mère avant de l’abandonner. Même si la narratrice ne se laisse pas emporter par le ressentiment, elle ne peut pardonner à son père, qui d’ennemi de son sommeil est devenu ennemi tout court. Elle se venge de lui, dans un portrait cocasse : « Lorsqu’elle rentrait vers dix heures du soir, elle ne voyait que le torse de son père. Elle imaginait que la partie inférieure du corps, masquée par la couette, était profondément enracinée dans le sol de béton. Elle pensa qu’il n’avait peut-être plus de jambes, car elle n’avait pas vu son père depuis longtemps ». Le monde de kim Ae-ran est un monde clivé, entre un Moi insomniaque et un Moi vengeur, « Je suis autre » comme disait Deleuze. Ici l’ennemi est intérieur et les comptes qui doivent se régler se règlent entre Soi et Soi. Elle accable le père de tous ses maux, ce dernier incapable de rédemption. Même au souvenir des jours heureux, la conclusion est toujours problématique « Est-ce que j’ai déjà vu mon père réussir la moindre chose ? ».
Chez Eun Hye-Kyung, auteur des Boîtes de ma femme,[14] l’ennemi, c’est souvent l’Autre, l’Autre Masculin. Ainsi dans une nouvelle du recueil, la narratrice écrit dans son journal intime : « En dehors des heures de bureau, je rencontre mon amant. Mais cet amour que je vis avec lui ne tient pas. Je suis loin d’être follement amoureuse. Je peux me passer de le voir pendant une semaine, même plus. Finalement, quand j’y pense, je me souviens qu’à vingt ans, pareillement, je n’avais personne dans ma vie ; cela me conforte dans ma solitude. » Mais en fait, elle ne parle pas de son amant. «Si je comprends bien, cet amour dont elle parle c’est moi. Eh bien, le moins qu’on puisse dire est que le ton qu’elle y met est loin d’être sentimental. […] J’ai beau être son mari, je représente pour elle une sorte d’amour intermittent. » Ici, c’est dans le journal intime de sa femme, lu après l’internement de cette dernière que « l’ennemi » le mari, insupportable d’absence et de légèreté est travesti en figure d’un amant virtuel. Point de salut, mari ou épouse s’échappent l’un l’autre, se fuient, s’espionnent, se poussent à la folie ou à l’abandon. Le journal intime se substitue à l’impossible communication. Il se transforme en média de relations qui ne s’énoncent pas.
A la différence de Eun Hye-kyung, mais aussi dans sa filiation, Kim Ae-ran ne désigne pas seulement le monde moderne et la communication superficielle comme des ennemis de son intériorité. C’est l’extérieur entier qui devient l’ennemi et son corollaire, l’impossibilité à être, à être présente à l’Autre, l’Autre vécu comme l’ennemi, producteur de normes et de conduites asphyxiantes. Le monde qu’elle observe est celui de l’ambigüité née de l’interprétation et du malentendu consécutif, dans l’impossible justification de soi : « Le malentendu la décontenançait et la laissait sans réaction. […]Elle donnait des explications qui ne lui étaient pas demandées et débitait à des interlocuteurs incrédules des discours interminables commençant par : « Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire… ». […] Elle voulait changer. Elle en avait assez de s’excuser en permanence et de se défendre sans cesse. Provoquer des malentendus sans jamais pouvoir s’expliquer était sans doute la chose la plus difficile au monde et la plus pénible à supporter ».
Les personnages de Kim Ae-ran sont démunis face à l’immensité des interprétations possibles de la conduite des autres et aux choix qui peuvent en découler : « Au cours d’une conversation téléphonique, à la moindre réaction de son interlocuteur, au son de sa voix, à sa façon de parler, de respirer, d’hésiter, elle se troublait. S’il proposait une rencontre, elle souffrait en se demandant s’il était sincère ou bien s’il voulait seulement s’excuser ? À moins qu’il ne pensât, au contraire, qu’elle avait envie de le voir ? Peut-être proposait-il cette rencontre par politesse, persuadé qu’elle n’oserait accepter ? ».
Au travers de ces quelques exemples, on voit apparaître dans la jeune littérature contemporaine, des ennemis qui ne sont plus les ennemis héréditaires de la Corée. En quelque sorte, ils sont des ennemis mondialisés, au sens où nous pouvons trouver dans toutes les littératures, des personnages souffrant de maux identiques.
Nous assistons ainsi à un mouvement intéressant de convergence. Mouvement qui voit apparaître des ennemis métaphorisés en substitution/compensation d’ennemis réels. Un ennemi n’est pas nécessairement le produit d’un conflit. Il peut être créé de toutes pièces. Il devient alors figure de l’altérité, un possible objet de désir, un compensateur susceptible de catalyser les angoisses d’une génération, en plein basculement des repères ancestraux. L’ennemi devient indispensable à celui qui veut transcender l’état d’incomplétude. Il est l’ennemi inventé, qui vient prendre place dans un dispositif de défense, en prévision d’attaques improbables. L’ennemi n’est plus défini par sa consistance intrinsèque mais par le rapport qu’il entretient avec son créateur. Ainsi s’installe chez l’écrivain, un lien étroit qu’Hegel aurait défini comme étant celui du maître et du serviteur ; sachant que chacune des positions est prête, à tout moment, à basculer dans l’autre camp.
La Corée trouverait-elle là, une voie possible au développement de sa littérature, certes singulière, à aucune autre pareille, mais marginalisée par l’étroitesse même de son champ linguistique ? Ainsi lentement, en même temps que se formule l’hypothèse d’une substitution des figures de l’ennemi, se dessine une autre hypothèse : les thématiques choisis par les jeunes auteurs se rapprocheraient des thématiques mondiales et offriraient à leurs corps défendant, une ouverture possible à une plus forte internationalisation de la littérature coréenne ? C’est au fond ce que Goethe, dans ses conversations avec Eckerman, appelait de tous ses vœux, en indiquant que la traduction jouerait, dans cette perspective un rôle déterminant.
Du point de vue de la traduction, l’influence est considérable. La connaissance de l’histoire coréenne est moins importante pour accéder à la littérature contemporaine. Les notes de bas de page sont quasiment absentes. La terminologie employée concurrence souvent celle des autres littératures. Les codes honorifiques de la politesse coréenne sont quelquefois revisités voire malmenés. Au politico-sociologique des temps anciens, s’est substituée une littérature influencée par la psychosociologie et parfois par la psychanalyse. Chez le traducteur, une mise à jour et une mise à niveau des concepts entre Occident et Extrême-Orient est devenue nécessaire.
Laissons la conclusion à deux auteurs qui n’ont rien d’asiatiques : Oscar Wilde qui nous donne le conseil suivant : « Un homme ne peut être trop soigneux dans le choix de ses ennemis. ».
Et à Baudelaire, dans son beau poème intitulé l’Ennemi : « Ô douleur ! Ô douleur ! Le temps mange la vie, et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur, du sang que nous perdons croît et fortifie ».
Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo
BIBLIOGRAPHIE
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politique », Cultures & Conflits n°43 (2001) pp. 100-112.
Barthes, Rolland, Le degré Zéro de l’écriture, Le Seuil, Paris, 1953
Bouchez, Daniel et Cho, Dong-il, Histoire de la littérature coréenne, des origines à 1919, Fayard, 2002
Genette, Gérard, Figures 1, Le Seuil, Paris, 1966
Kim, U-chang, Le roman coréen, Maisonneuve et Larose, Paris, 1998
Kim, yun-shik, Histoire de la littérature coréenne moderne, revue Culture Coréenne, PP 88-96, 1995
Lonjon, Bernard, La psychose de l’ennemi chez l’écrivain, De Boeck Université, Sociétés
2003/2 – no 80, pp 33 à 40
Marcherey, Pierre, Pour une théorie de la production littéraire, François Maspero, Paris, 1966
Maurrus, Patrick, Histoire de la littérature coréenne, Elipses, Paris, 2005
Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, Paris, 1948
Todorov, Zvetan, La littérature en péril, Flammarion, Paris, 2007
[1] Johan Gottfried Herder, Une autre philosophie de l’histoire, 1774
[2] Kim Yun-shik, Histoire de la littérature coréenne moderne, revue Culture Coréenne, pp 88-96, 1995
[3] Pierre Marcherey, Pour une théorie de la production littéraire, François Maspero, 1966
[4] Kim Yun-shik, op.cit.
[5] Les cycles romanesques de Jo Jong-nae, œuvre-monde de Corée, Georges Zygelmeyer, Orizons, Paris, 2009.
[6] Gustave le Bon, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894)
[7] Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955.
[8] Op.cit.
[10] Jean-Marie Gustave Le Clézio, in Lettres de Corée, NRF, N° 586, Avril 2008.
[11] Toutes les traductions sont de Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo, à l’exception de celle signalée plus loin.
[12] Rouleaux de riz cuit accompagné de fines lamelles de légumes, le tout enveloppé dans une feuille d’algue séchée.
[13] Les secrets de l’insomnie, in Cours, papa, cours, recueil de nouvelles en cours de traduction.
[14] Les boîtes de ma femme, de Eun Hee-kyung, Zulma, 2009, traduction de Lee Hye-young et pierre Micottis
Très intéressant article du fait de son recours à ce concept de « figure de l’ennemi », qui semble opératoire, en partie tout au moins, de manière transversale pour lire la littérature coréenne moderne. J’aurais plutôt ouvert l’analyse par une « hétérologie » qui aurait insisté sur la figure de l’Autre sans systématiquement la réduire à celle de l’ennemi, car cela valorise trop systématiquement le côté polémique de l’altérité à mon sens. N’y a-t-il pas le risque d’une pétition de principe? En tout cas je suis heureux de voir que Jean-Claude revient ici sur la « négation » du clivage homme-femme dans la littérature qu’il soutenait de manière un peu hâtive à mon sens lors de notre dernière intervention commune à la BULAC. Je ne crois pas que la jeune littérature coréenne soit déjà au-delà du genre, car l’opposition des sexes (l’homme comme l’ennemi, la femme comme le mystère insondable) y est toujours un thème structurant. Il y a bien encore une littérature féminine en Corée.
Sinon, la fin de l’article n’est-il pas en contradiction avec la citation du début? Si les nouveaux thèmes de la jeune littérature sont des thématiques mondiales, et que le contexte historico-social n’est plus nécessaire à la compréhension des oeuvres, alors n’allons-nous pas vers une forme d’universalisme qui décontextualise de facto les oeuvres? Si les seuls outils à requérir sont la psychanalyse et la psychologie, outils par excellence à forte tendance « universale », où réside encore la nécessité, et surtout la nécessité de la contextualisation? Que veut dire « une mise à jour et une mise à niveau des concepts entre Occident et Extrême-Orient »? Je crois que cette légère contradiction interne relève bien l’aporie interne au phénomène de la globalisation qui touche aussi la jeune littérature coréenne.