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Chez nous

Ne pas se laisser tromper par les apparences, voilà ce que pourrait être l’un des messages de ce bel album de deux auteurs talentueux, Jin Joo et Jin Kyung.

©La Joie de lire, 2021

Dans notre monde, beaucoup d’êtres sont loin de chez eux. Déracinés, dépaysés, ils s’adaptent comme ils peuvent à leur nouveau cadre de vie, sans que leur origine, leur identité soient reconnues. Parfois, certains d’entre eux sont même privés de liberté, comme ces animaux que l’on découvre au hasard des allées de réserves plus ou moins respectueuses de leurs habitudes. C’est ainsi dans cet ouvrage de Jin Joo et Jin Kyung. C’est un album au format vertical, dont le fond vert tire sur le gris dans un effet de transparence propre à un certain état de songerie, de nostalgie. Le titre est en léger creux, fait de lettres découpées dans un paysage dont les quelques éléments apparents (ciel laiteux, chaîne de montagnes, forêt dense, et lac en premier plan) font écho aux silhouettes dessinées en gris d’animaux d’Afrique alignés en pied sur la première et la quatrième de couverture. Tous ont l’air grave, comme autant de manifestants pacifistes, avec pour banderole la phrase qui fait office de résumé ou d’annonce : « Comme un appel de tous les animaux qui se souviennent de leur liberté. » Le ton est donné.

Et puis, on ouvre l’album. La première double page est un choc : le décor qui se présente sous la phrase : « Nous vivons ici », disparaît sous un voile gris presque opaque, qui oblige le lecteur à plisser les yeux pour discerner les nombreux éléments qui composent la scène. On dirait un parc d’attractions, ce qui expliquerait le ballon gonflé à l’hélium qui ornait la page de titre précédente. Le ballon, c’est un oiseau, et à son sommet est aussi perché un véritable petit oiseau. Au sens propre, il annonce la couleur et sera un guide pour le lecteur au fil des pages. Sur la deuxième double page, cet univers apparaît dans toute sa profusion colorée et festive au centre d’un cercle de grands immeubles restés gris, un contraste des tonalités très symbolique. Et alors le lecteur pénètre dans ce monde ainsi clôturé : à chaque tourne, il découvre une nouvelle famille d’animaux, entre autres les girafes, les éléphants, les loutres et les paresseux, ou bien le guépard, la moufette, et les sapajous, magnifiquement dessinés, installés dans des décors d’hôtel luxueux. Jin Kyung l’illustrateur manipule l’absurde avec audace et talent, et l’incongruité des associations fera éclater de rire les plus petits. Les animaux sont chamarrés de leurs teintes originelles, lustrées par le pinceau de l’artiste qui a choisi de les portraiturer dans des situations et des postures évocatrices des réclames pour des vacances de rêve. Représentés bien à l’aise dans cette extraordinaire mise en scène dont l’humour frise le grotesque, tous affichent cependant une mine maussade, un air rêveur ou un simple sourire poli. Chaque protagoniste est gratifié d’une sentence qui rappelle d’autres slogans, où l’auto-persuasion joue son rôle hypnotique : « Nous habitons une grande et vaste demeure. » « Nous sommes libres de jouer » « Nous barbotons toute la journée », « C’est notre maison ».

Mais les plus grands parmi les jeunes lecteurs s’interrogeront : ces grands animaux sauvages, ces petits animaux qui se dissimulent dans la jungle et les arbres sont-ils vraiment chez eux sur cette piste de cirque destinée à l’édification, le seul amusement, voire les moqueries, des petits citadins ?

Les dernières pages rendront aux héros du livre leur dimension réelle dans un paysage que Jin Kyung développe sur un quatre pages qui se déploie à deux mains, pour bien suggérer l’échelle : « Chez nous, c’est ailleurs » écrit Jin Joo son co-auteur, « Ne l’oubliez pas ». Sur l’ultime dessin, par l’extraordinaire pouvoir de suggestion de l’artiste, les animaux s’en vont en troupeau compact, ils tournent le dos et s’éloignent. Vers leur liberté ?

Un splendide album pour une subtile initiation à l’esprit critique, que l’on ne se lassera pas de lire et de relire.


Chez nous
Jin Joo & Jin Kyung
La Joie de lire, 40 pages, 14,90€

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.

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