Pour fêter les 15 ans de la revue, nous mettons à l’honneur l’équipe actuelle de Keulmadang. Après les interviews des deux contributrices Camille Carricheiro et Mary-Sarah Jung, nous vous proposons les portraits des chroniqueuses Jeanne Argemi et Véronique Cavallasca. Les entretiens ont tous été menés par Aurélia Morano, étudiante dans le domaine des lettres et de l’édition.
Portrait de Jeanne Argemi
Bonjour, tout d’abord j’aimerais que tu te présentes rapidement ainsi que le parcours qui t’a amené à travailler pour la revue littéraire coréenne Keulmadang.
Je m’appelle Jeanne Argemi, j’ai fait des études littéraires en commençant par une prépa khâgne-hypokhâgne au lycée Cézanne d’Aix-en-Provence. Puis j’ai découvert la littérature comparée en Licence 3 à la fac d’Aix-Marseille grâce à un cours sur la littérature et le Jazz. Cela m’a tout de suite plu. C’est un domaine d’études beaucoup plus ouvert que les autres, qui fait se rencontrer différentes cultures et différentes formes d’art. À cette époque-là, je découvrais aussi la Corée grâce aux dramas et au cinéma qui est une de mes grandes passions. Naturellement j’ai ensuite eu envie de découvrir la littérature coréenne. C’était l’occasion de lier mes études et ma nouvelle passion. À l’occasion de mon premier mémoire de Master j’ai donc travaillé sur la représentation de la Corée dans la « littérature de voyage » française (en particulier chez Charles Varat et Le Clézio). C’était absolument passionnant, alors j’ai continué dans la même direction pour le second. Il portait sur la représentation des haenyeo* et de l’île de Jeju chez Le Clézio et Lisa See. En parallèle de tout cela, je m’étais inscrite à l’école coréenne d’Aix-en-Provence et j’avais contacté M. de Crescenzo qui y donnait des cours de civilisation. Je lui avais demandé quelques conseils et quelques recommandations d’ouvrages. Lors de notre échange, il m’a parlé de Keulmadang et m’a proposé d’intégrer la web-revue. Évidemment, j’ai tout de suite accepté. C’était l’occasion de découvrir plein de nouveaux films et livres coréens, et d’approfondir ma connaissance du pays. C’est ainsi que je suis devenue chroniqueuse.
Si on se penche sur ton travail littéraire : tout d’abord est-ce que tu pourrais nous expliquer ton rapport à la littérature coréenne ? Comment en es-tu venue à te passionner pour celle-ci ? Peux-tu nous parler de ton genre préféré par exemple ?
Pendant mes deux années de prépa’ j’ai fait une petite overdose de littérature française. J’avais l’impression d’étudier les mêmes auteurs depuis le collège et de tourner un peu en rond. J’avais des envies d’ailleurs. Alors, pour me changer les idées, je me suis tournée vers la littérature asiatique. À ce moment-là, c’est ce qui me semblait s’écarter le plus de ce que je faisais, tant en termes d’esthétique que de style. J’ai commencé par lire plusieurs romans japonais comme ceux d’Aki Shimazaki ou d’Ito Ogawa. Puis j’ai découvert la Corée par le biais du drama Mister Sunshine (série historique coréenne). Celui-ci m’a offert une vision globale de la culture et de l’histoire traumatique du pays. J’ai été frappée par ce que les Coréens appellent le han, j’ai trouvé l’histoire et les personnages très émouvants et poétiques. Naturellement, j’ai ensuite cherché à retrouver ces émotions dans la littérature qui est mon domaine de prédilection. Je me suis donc intéressée aux romans historiques du pays. J’aime leur réalisme souvent doux-amer, leurs personnages nuancés et le fait qu’ils nous apprennent toujours quelque chose. Mes auteurs préférés qui font partie de mes premières lectures sont Hwang Sok-yong (une référence en la matière) et Han Kang (prix Nobel de littérature cette année). Parmi leurs œuvres, je conseille fortement Monsieur Han et Impossibles Adieux. Ce dernier titre résonne particulièrement en moi puisqu’il traite de la littérature de Jeju et aborde le sujet du travail de mémoire réalisé par les habitants de l’île. Il témoigne de leur résilience face aux événements traumatiques survenus par le passé.
En ce qui concerne tes chroniques publiées dans la web-revue, si tu devais en conseiller plusieurs à un lecteur néophyte de Keulmadang, lesquelles seraient-elles ?
J’en ai deux en tête. D’abord une qui est très personnelle : celle sur le film In Water de Hong Sang Soo. C’est un de mes réalisateurs préférés : il fait des films très simples et poétiques qui peuvent paraître ennuyants mais on en apprend toujours beaucoup sur la façon de vivre des coréens et sur son monde à lui, plein de tendresse et d’ironie. C’est un cinéma très expérimental, comme son dernier film que je présente dans ma chronique et qui se déroule sur l’île de Jeju. Il a la spécificité d’être entièrement flou. Ma chronique invite les gens à aller au-delà du cliché du cinéma d’auteur souvent présenté comme « prétentieux » et « élitiste ». Le cinéma de Hong Sang-soo et très personnel, simple et doux. Ensuite, j’aime bien ma chronique du livre de M. de Crescenzo : Carnet d’un voyage qui n’a pas eu lieu. Elle a été difficile à écrire parce que c’est un livre qui m’a beaucoup touchée. Il mélange photographie et littérature de manière délicate. Je trouve que ces deux arts se marient parfaitement. L’auteur imagine des histoires à partir de vieilles photos de la Corée : les rues et les visages disparus reprennent momentanément vie, c’est très émouvant.
Par ailleurs, quel est ton rapport à l’écriture au sein de Keulmadang et comment procèdes-tu dans tes chroniques ?
Quelques années avant Keulmadang j’avais découvert Letterbox, une sorte de réseau social pour cinéphiles qui répertorie tous les films du monde et qui permet de les noter et de les commenter. Je m’amusais donc parfois à les chroniquer, mais la plupart du temps j’écrivais des avis très informels, des boutades. Travailler pour Keulmadang c’est autre chose : il faut faire des critiques constructives et approfondies. Pour l’instant, j’ai eu de la chance car j’ai aimé tous les livres que j’ai chroniqués. Malgré des styles variés qui parfois me plaisaient moins, les sujets sont toujours intéressants. Le principal enjeu pour moi c’était le format de la chronique : il faut faire court. C’est assez difficile à faire quand on est habitué à rédiger des dissertations et des mémoires de littérature. La brièveté dans l’écriture a quelque chose de frustrant, on ne peut pas tout dire, il faut savoir faire des choix, être généreux mais efficace. Je procède souvent de la même façon. J’effectue une première lecture en gardant en tête la chronique à venir. Lorsque certaines phrases ou idées me marquent, que des idées de commentaires me viennent, je les note sur mon téléphone ou un cahier. Je ne commence à rédiger que quand le livre est terminé. La fin me fait souvent tout remettre en question : je mets en perspective mes annotations et impressions pour voir si elles sont toujours pertinentes. Lors de la rédaction, j’essaye toujours de commencer par l’accroche afin que la chronique soit plus engageante. Ensuite, je présente l’auteur, le sujet du livre, les points forts et faibles, même si ces derniers sont souvent les plus difficiles à dénicher. En l’espace de cinq ou six paragraphes il faut arriver à mettre en avant la spécificité du livre et attiser la curiosité et l’intérêt du lecteur.
Est-ce qu’il existe des sujets en lien avec la Corée, lié à l’actualité, la société ou la culture, que tu trouves relégués au second plan au sein du paysage littéraire et que tu aimerais voir traité plus souvent ?
Très bonne question ! Tu touches à un sujet sensible. Je suis très frustrée quand je vois le succès des séries, films, et livres historiques japonais : tout le monde connaît les samouraïs, les geishas, les yakuzas, tout le monde s’y intéresse. La Corée a une histoire tout aussi riche et colorée : elle a ses hwarang, ses gisaengs, ses divinités… Elle a survécu à la colonisation des Chinois, des Mongols, des Japonais, à la dictature et à la division… Mais j’ai l’impression que tout ça est délaissé au profit de la hallyu.
À mon humble avis, il faudrait que les cinémas et librairies françaises s’en emparent : il y a tellement d’œuvres coréennes sur le sujet qui attendent d’être traduites… Je pense que cela aiderait à redorer l’image du pays souvent jugé comme superficiel. J’ai vu au fil des années l’intérêt pour les drames historiques s’intensifier, notamment grâce aux dramas, comme The Gyeongseong Creature ou Mister Sunshine. Les deux décrivent la période de la colonisation japonaise où le pays est entaché par la corruption, la torture, et d’horribles expériences biologiques dans le cas du premier… Quant au second, j’ai aimé sa romance subtilement distillée de manière à passer au second plan derrière les enjeux politiques et le thème de la résistance. Ils m’ont tous les deux bouleversée.
Souvent lorsqu’on fait référence à la culture coréenne depuis l’étranger, on se base sur le soft power du pays et la hallyu qui façonne depuis plusieurs décennies une image bien précise de la Corée. Comment penses-tu qu’est perçue la culture coréenne à l’échelle nationale française ? Que pourrait-on mettre en place selon toi pour la promouvoir davantage ?
Il me semble qu’en France on a une image très superficielle de la Corée, en partie à cause de la hallyu. Ce mouvement fut initié par le gouvernement après les Jeux Olympiques de Séoul en 1988, dans le but de populariser la culture coréenne et de rendre la Corée du Sud attractive. La hallyu est un enjeu commercial sans précédent pour la Corée : aujourd’hui c’est une véritable économie (on parle par exemple de l’industrie de la K-pop). Malgré des « produits culturels » de qualité, il y a énormément de points sombres. Au quotidien, je suis touchée par la hallyu comme tout un chacun. Le dernier drama que j’ai regardé, Love Next Door, est un exemple parfait de cette ambivalence. Il est plein de clichés et suit un schéma de romance très prévisible, cependant il arrive à me séduire en abordant sous couvert de la romance le sujet très sérieux de l’adoption en Corée, de la pression du mariage, ou du devoir de performance en entreprise. De nos jours les dramas abordent des thématiques importantes qui demandent d’être approfondies par les spectateurs, cependant il me semble que beaucoup se laissent obnubiler par la romance et autres légèretés. Systématiquement, les gens intéressés par le pays et sa culture sont qualifiés de koreaboo (terme péjoratif désignant les personnes intéressées, voire obsédées, par la culture coréenne, la K-pop, les K-dramas…) Il y a eu un phénomène similaire il y a quelques années avec le Japon, les fans étaient qualifiés de « nerd » ou d’« otaku ». Cependant, ils sont aujourd’hui acceptés et de nombreuses personnes se revendiquent de cette culture. Au-delà de l’effet de mode, on reconnaît aujourd’hui ouvertement la valeur des animés et des mangas : on distingue derrière eux l’histoire du pays (les samouraïs et les ninjas inspirent les animés, tout comme le shintoïsme et l’animisme inspirent Miyasaki). On a une vision beaucoup plus riche et sérieuse du Japon que de la Corée. Mais j’ai espoir que cela change. Selon moi, pour se détacher de cette vision faussée du pays, il faut plonger dans son passé via la littérature et le cinéma qui s’attachent à décrire et critiquer la société de manière complexe.
Est-ce qu’il y a des auteurs pas encore traduits que tu suis ?
Il y en a plusieurs. Tout d’abord, j’aimerais beaucoup voir traduire et paraître en France plus d’œuvres de Park Wan-seo. C’est une autrice que j’ai découverte récemment à l’occasion d’une chronique qui va bientôt être publiée. Après avoir lu son roman L’Arbre nu qui est paru chez l’Atelier des Cahiers, j’ai fait beaucoup de recherches à son sujet et elle est passionnante. Elle est célébrée et reconnue en Corée comme une des plus grandes autrices de sa génération, mais beaucoup de ses livres ne sont pas traduits à l’étranger. Autrement, j’aimerais beaucoup avoir accès à la littérature de l’île de Jeju : aux récits des plongeuses haenyo en particulier. La culture orale de l’île, ses mythes, ses rituels chamaniques, ses chants, son histoire traumatique, ont inspiré de nombreux auteurs. Le lien que les haenyo entretiennent avec la mer, le Hallasan et le reste de la nature est fascinant. Le han prend une dimension particulière à Jeju. D’autant plus que la colonisation japonaise, la présence américaine et le régime de Lee Sung-man* ont laissé des traces douloureuses. Cependant, même en Corée, c’est difficile de trouver des livres qui en parlent.
Les récits des haenyo ne sont pas du tout traduits et c’est vraiment dommage. Comme cette communauté a eu accès très tardivement au système éducatif, très peu de femmes écrivent, mais leurs maris et leurs petits-enfants le font à leur place. Quand j’ai effectué des recherches pour mon mémoire, les sources étaient très rares. Mis à part Sun-i Samch’on de Hyun Gi-young et Impossibles Adieux de Han Kang je n’ai pas trouvé en France d’œuvre de littérature coréenne sur Jeju. Heureusement, j’ai eu la chance de pouvoir me rendre en Corée l’année de mon mémoire et de ramener plusieurs de ces œuvres. Elles sont passionnantes, j’espère qu’elles seront prochainement traduites en français. À titre d’exemple, il y a deux recueils de poésie d’auteurs de Jeju : 미역 짐 지고 오신 바다 (La mer d’où tu es venue avec un fardeau d’algues) de Go Hye-yeong et 해녀와 불턱 (Haenyeo et Bulteok) de Kang Young Soo. Ce sont des recueils de poèmes assez courts qui célèbrent la beauté de l’île et de ses habitants. J’aimerais aussi beaucoup voir paraître en format papier le webtoon Anarasumanara (The Sound of Magic) d’Ilkwon Ha. C’est une merveille, tant sur le plan esthétique que stylistique. En tant que grande fan de Ji Chang-wook, j’ai vu la version comédie musicale qui a eu beaucoup de succès, mais cela ne m’a pas suffi. J’ai préféré le webtoon qui est selon moi plus sombre, subtil et plus poétique. J’aimerais que tout le monde puisse le découvrir.
Concernant la littérature, est-ce que tu penses qu’il faudrait changer la manière de la promouvoir à l’international ? On observe souvent en librairie des tables dédiées à la littérature asiatique avec majoritairement de la littérature japonaise et un peu de littérature coréenne et chinoise. On a l’impression qu’une hiérarchie s’est établie. Qu’est-ce que tu penses de cette catégorisation ?
L’étiquette « littérature asiatique » m’énerve profondément. À la longue, elle devient stigmatisante : elle conduit les gens à confondre la littérature japonaise, coréenne, vietnamienne, cambodgienne, et à les amalgamer volontairement. Tout est mélangé sur une table d’un mètre carré sans aucune mention précise des pays. Puisque tous les livres se confondent, les libraires ne peuvent pas s’assurer qu’il y ait une variété représentative du paysage littéraire de chaque pays. S’il y avait une étagère « littérature coréenne », les clients pourraient avoir une vision d’ensemble du pays, voir quel auteur revient le plus, choisir le genre qui leur correspond… Ce problème est une question d’engagement et d’éthique. Je pense que c’est aux libraires de faire ce travail de différenciation. C’est également important pour les maisons d’édition spécialisées qui s’efforcent de promouvoir ces littératures et leurs spécificités auprès du grand public. La diversité est une véritable richesse, il faut l’entretenir. En ce moment la littérature feel good est à la mode, elle sature nos rayons car elle est facile d’accès et entre en résonance avec la tendance du développement personnel. En Corée, cette littérature est une sorte de littérature de résistance, elle va à contre-courant du capitalisme et du rythme de travail effréné des Coréens. En discutant avec Mary-Sarah Jung (chroniqueuse Keulmadang), j’ai réalisé que le succès de cette littérature était surtout propre à la Corée. Il nous semble que cette mode ne peut pas avoir autant de succès en France car le pays n’est pas exposé aux mêmes problèmes. Je suis d’avis que ces modes ne devraient pas occulter les classiques ; il y a des incontournables au sein de la littérature coréenne qui devraient être plus souvent recommandés. On ne recommande pas assez les auteurs piliers de littérature coréenne tels Hwang Sok-yong ou Lee Seung-u. Je pense que l’on gagnerait à recommander des romans historiques aux nouveaux lecteurs de littérature coréenne. Peut-être que je ne suis pas objective car mon intérêt pour la Corée est né de ces lectures, mais je pense que pour comprendre un pays et véritablement apprécier sa littérature, il faut connaître son histoire.
Quel rapport personnel entretiens-tu avec la culture et l’art de vivre coréen et quels seraient tes projets en lien avec la Corée ?
C’est un rapport très intime parce que cette culture résonne beaucoup en moi et fait écho à ma propre sensibilité. Le han m’a donné envie de connaître ce pays même si, en tant qu’étrangère, je ne pourrai jamais vraiment le comprendre. La Corée est loin d’être toute blanche, il ne faut pas l’idéaliser. Il y a beaucoup de problèmes et de tabous, notamment autour du féminisme et de l’écologie qui sont loin d’être valorisés et respectés. Le capitalisme a fait des ravages dans le pays en y favorisant la performance, l’individualisme et la hiérarchie. Toutefois, la Corée a souvent été oppressée par les grandes puissances, j’en ai donc une image très romanesque, un peu comme un outsider. On me demande souvent pourquoi je me passionne pour la Corée en particulier. C’est un ensemble de petites choses : des livres que j’ai lus, des films que j’ai vus, des paysages et des lieux que j’ai visités, ou encore la langue que je trouve belle et émotive. Concernant mes projets, j’ai longtemps envisagé d’écrire une thèse sur la Corée. Néanmoins, à 23 ans, je dois penser à gagner ma vie. Prolonger ses études demande beaucoup de temps et d’argent. Dans mon cas, il faudrait que j’étudie encore au moins deux ans pour maîtriser la langue coréenne et commencer ma thèse. Heureusement, grâce à Keulmadang, j’ai découvert le monde du journalisme culturel qui me passionne et dans lequel j’ai envie de me plonger. Il me permet de mélanger les arts et les cultures : le cinéma, la littérature, la photographie, la France, la Corée. On dit souvent que choisir c’est renoncer. En choisissant le journalisme culturel je ne renonce presque à rien. J’aimerais donc participer à la diffusion de la culture coréenne en France à travers le journalisme. En parallèle, j’espère évidemment pouvoir habiter un jour en Corée. Je ne voudrais pas y rester longtemps, mais si je pouvais m’y rendre régulièrement grâce à mon travail ce serait merveilleux. Si j’avais les connaissances nécessaires, j’aurais également adoré traduire et étudier la littérature de Jeju. Seulement, il me faudrait encore plusieurs années d’étude (et ce d’autant plus que pour travailler sur la littérature de l’île, il me faudrait apprendre le dialecte local).
D’ailleurs, toi qui as été en Corée, est-ce que tu pourrais nous partager ton expérience concernant le cadre de vie et les échanges avec les locaux, ou même une anecdote de voyage ?
Ce qui m’a frappé au premier abord, c’est évidemment le paysage. J’y suis allée un mois seulement mais j’ai beaucoup bougé : je suis restée deux semaines à Séoul, puis je suis allée une semaine à Jeju et une semaine à Busan. Comme je voyageais seule, je pouvais faire tout ce que je voulais. Chaque jour, je choisissais un quartier dans lequel il y avait un musée, un temple ou un café que je voulais voir, puis j’improvisais, j’errais dans les rues pour me laisser surprendre. C’était magique. Par moments, je retrouvais aussi quelques amies qui habitent là-bas. On passait la journée à marcher, à visiter des temples et à manger (tteokbeokki, bulgogi, bibimbap, dakkalbi, tout y passait). Avec l’une d’entre elles, j’ai aussi pu visiter l’université d’Ewha qui est très impressionnante. Il me semble que j’ai pu avoir un aperçu global du pays, même si ma vision est restée superficielle dans de nombreux domaines. Leur style de vie diverge beaucoup du nôtre, j’ai été marquée par le calme et la propreté des lieux, le respect des habitants… En comparaison avec ma ville natale, Marseille, tout semblait très apaisé. J’adore Marseille, c’est une ville très généreuse, vivante, interculturelle, mais très chaotique. Séoul est beaucoup plus agréable à vivre. À première vue, les échanges avec les Coréens sont très cordiaux, cependant la rumeur disant qu’il est assez difficile de se faire des amis en Corée me semble vraie. Comme Mary-Sarah, j’ai ressenti un vrai manque de profondeur dans les discussions du quotidien : il faut que tout reste agréable, les Coréens évitent les sujets qui fâchent. Néanmoins, dès que tu parles coréen, les gens s’émerveillent et te félicitent, c’est très encourageant. Globalement les personnes que j’ai rencontrées étaient très agréables et chaleureuses.
D’autre part, est-ce que par rapport aux jeunes les personnes âgées sont moins abordables dans la vie de tous les jours ? Cela fait aussi partie des nombreux clichés circulant sur le pays !
J’ai eu l’occasion d’échanger avec de nombreuses personnes mais aucune n’était âgée, cela confirme peut-être cette idée. J’ai le souvenir de trois rencontres qui m’ont profondément émue : des enfants curieux dans le métro qui m’ont demandé mon âge, mon prénom, d’où je venais, et avec qui j’ai un peu discuté ; un groupe d’étudiants de Jeju avec qui j’ai marché et qui m’ont conseillé plein d’endroits où aller ; une dame d’une quarantaine d’années qui tenait une boutique de vinyles et de DVD et qui s’est intéressée à mon parcours pendant un long moment. Je pense donc que la jeunesse coréenne est très ouverte vis-à-vis des étrangers. J’avais peur d’avoir idéalisé la Corée au travers des films et des livres mais ce n’était pas le cas. En tant que personne sociable mais solitaire, voyager seule ne m’a pas posé problème. En solo on peut plus facilement s’imprégner de la culture locale. J’ai déambulé dans les rues sans jamais m’en lasser, j’étais libre de prendre mon temps, de m’attarder dans les lieux que je souhaitais. J’ai même eu le temps de prendre quelques habitudes. Même si les caméras omniprésentes en Corée me dérangent sur le principe, je dois avouer qu’elles m’ont aidée à me sentir en sécurité partout. En revanche, la prochaine fois que je me rendrai en Corée, je ferai en sorte d’être accompagnée de mes amis. Je voudrais leur faire découvrir tout ce que j’ai aimé et m’aventurer ailleurs avec eux, aller dans le Jeolla ou sur la côte Est. Et puis il y a plein de choses qui sont faites pour être partagées : les barbecues, les boîtes de nuit, les photobooths… J’espère aussi que l’on pourra rencontrer des jeunes de notre âge, c’est plus facile de rencontrer des gens et d’aller vers des inconnus quand on est à plusieurs.
Est-ce que tu as pu observer le rapport des Coréens à la littérature lorsque tu y étais ?
En tant que grande lectrice, j’ai visité beaucoup de librairies que ce soit à Séoul, Busan ou Jeju. Ce qui m’a fascinée, c’est avant tout la beauté des couvertures qui sont souvent illustrées et colorées, elles font honneur au monde du livre. Chaque livre est pensé comme une œuvre à part entière. J’avais envie de tout acheter. Ce qui m’a étonné, c’est le peu de librairies indépendantes au sein des grandes villes. À Busan et à Séoul j’ai surtout vu des grandes chaînes comme les Kyobo Bookstore. En revanche à Jeju je suis tombée sur plusieurs librairies indépendantes et j’ai même repéré quelques bouquinistes ! J’ai l’impression que le rapport au livre est un peu différent en Corée. Dans les parcs, les transports ou les cafés, je ne voyais pas beaucoup de gens lire. Cependant, il existe des évènements et des lieux dédiés à la lecture qui sont fabuleux et que nous n’avons pas en France : je pense aux manhwa cafés (où l’on peut manger et se reposer en lisant librement pendant plusieurs heures) et aux séances de lecture en plein air (Seoul Outdoor Library) organisées par la ville de Séoul chaque été. On installe des poufs, des fauteuils, des tentes et des bacs à livres dans quelques coins de la ville (le long de la rivière Cheonggye, sur le Gwanghwamun Square ou le Seoul Plaza). C’est absolument génial, les gens viennent lire avec leurs enfants, en couple ou bien seul, de jour comme de nuit. C’était très émouvant de voir tout ce petit monde rassemblé partageant un livre sous des lampions. Pour résumer, en Corée j’ai l’impression qu’il faut créer des circonstances particulières pour que les gens s’autorisent à lire pour le plaisir. Le rapport à la lecture est très différent de chez nous, il semble beaucoup moins spontané. Il faut qu’il y ait un autre attrait à la littérature que le simple plaisir de lire. C’est peut-être pour cette raison que le monde du livre en Corée est aussi raffiné et pop.
Enfin pour conclure aurais tu envie d’aborder un sujet dont nous n’avons pas encore parlé ?
J’aimerais beaucoup, si possible, recommander d’autres lectures au public de Keulmadang, notamment un des livres qui sont au cœur de mon mémoire. Il s’agit de L’île des femmes de la mer de Lisa See. Il est centré sur la communauté haenyeo et regorge d’informations historiques et de détails sur la vie des insulaires. L’autrice s’est déplacée plusieurs fois à Jeju pour effectuer des recherches sur les haenyeo, la colonisation et les massacres liés aux soulèvements qui eurent lieu sur l’île de 1848 à 1849 (dont Han Kang dresse aussi un portrait saisissant dans Impossible Adieux). C’est un très bon point de départ pour appréhender la culture de l’île et ses enjeux. Je recommande aussi la nouvelle Oncle Suni de Hyung Ki-young qui est originaire de Jeju et qui a été le premier à oser dénoncer les massacres du gouvernement, au risque d’être emprisonné. Quant au livre suivant, il me semble indispensable pour comprendre le traumatisme de la division et la manière dont le pays s’est construit par la suite : il s’agit de Deux Coréennes de Park Jihyun et Seh-Lynn. C’est un livre subtil et engagé qui nous aide à comprendre ce qui fait l’essence de la culture coréenne, par-delà les frontières et les tensions politiques. Elle dédiabolise également la Corée du Nord et ses habitants qui fascinent et effraient inévitablement. J’aime également beaucoup l’autrice Choe Yun et en particulier sa nouvelle « Là-bas sans bruit tombe un pétale » qui retrace le parcours d’une jeune survivante du massacre de Gwangju. Je pense que c’est une des meilleures nouvellistes de Corée.
Merci beaucoup pour cet échange !
Portrait de Véronique Cavallasca
Bonjour, tout d’abord j’aimerais que vous vous présentiez rapidement ainsi que le parcours qui vous a amenée à travailler pour la revue littéraire coréenne Keulmadang.
Je suis professeure documentaliste et bibliothécaire Lecture publique et Jeunesse de formation. C’est grâce à ma fille qui commençait des études de langue que j’ai découvert d’abord la littérature, puis la culture et la langue coréennes. Conjointement, j’ai découvert Keulmadang et le réseau aixois de la culture coréenne. J’ai assisté à une rencontre et découvert Kim Young-ha et Shin Kyung-sook. Ce fut un grand moment. La même année, je me suis inscrite à l’école coréenne afin d’apprendre la langue, puis à l’université pour préparer un DU de langue et civilisation coréennes. De fil en aiguille, j’ai été sollicitée par Jean-Claude de Crescenzo pour chroniquer pour la web-revue. J’ai réalisé un premier dossier sur la littérature jeunesse coréenne, rencontré et interviewé Chae In-sun*, et une collègue bibliothécaire s’est chargée d’un article sur l’illustration dans les albums.
Aujourd’hui je chronique essentiellement la littérature enfantine, les albums, m’autorisant quelques incursions dans le domaine de la bande dessinée ou de la littérature générale pour un titre qui m’intéresse ou à la demande d’un auteur ou d’un éditeur. J’essaie, par un travail de veille, de proposer une chronique pour chaque titre traduit du coréen ou d’un.e auteur.e coréen.ne que les éditeurs du secteur jeunesse acceptent de me confier en service de presse. Je les remercie d’ailleurs pour cela, puisque cela fait de Keulmadang la seule revue qui présente aujourd’hui un vrai panorama de cette production.
Si on se penche sur votre travail littéraire : tout d’abord est-ce que vous pourriez nous expliquer votre rapport à la littérature coréenne ? Comment en êtes-vous venue à vous passionner pour celle-ci ? Pourriez-vous nous parler de votre genre préféré, par exemple ?
Avant que la littérature coréenne ne soit diffusée dans les années 1990-2000, un seul titre était très célèbre ; celui de Lee Seung-u, La vie rêvée des plantes.
Les premiers livres que j’ai dévorés sont Le vieux jardin de Hwang Sok-yong, et L’empire des lumières de Kim Young-ha, qui figurent depuis parmi mes auteurs favoris. J’ai adoré la collection « Lettres coréennes » d’Actes Sud, grâce à laquelle j’ai découvert tant d’auteurs ! Quant au titre Les Petits pains de la pleine lune de Gu Byeong-mo, il était publié chez Picquier dans la collection destinée à la jeunesse, je crois que c’est le premier titre que j’ai chroniqué pour Keulmadang.
En matière de bande dessinée, j’ai découvert à l’époque le manhwa Comme la lune surgissant des nuages de Park Heung-yong, paru en 2007 chez Casterman. La traduction des manhwas comme des bandes dessinées s’est répandue en France après qu’en 2003, le Festival d’Angoulême a fait de la Corée son invitée d’honneur. C’est comme ça que, lors des Rencontres du 9ème art à Aix-en-Provence, j’ai rencontré et interviewé Choi Juhyun, autrice de bande dessinée très inspirée par le théâtre d’ombres. Son roman graphique Halmé est un très beau récit sur sa grand-mère ; le texte y est sublimé par un dessin à l’encre et à la plume d’une finesse incroyable.
Comme j’ai un attachement particulier à la bande dessinée, j’ai rapidement découvert Choi Kyu-sok, Keum-suk Gendry-Kim et Park Yoon-sun, une autrice multi-talentueuse, avec En Corée, récit autobiographique, et Sous l’eau, l’obscurité, l’histoire d’une petite fille forcée de pratiquer la natation de compétition afin d’atteindre la célébrité pendant que sa mère spécule dans l’immobilier. Des facettes d’une société coréenne que l’on commençait tout juste à découvrir. Park Yoon-sun a ensuite développé un autre style, beaucoup plus ludique et plein de fantaisie, que ce soit pour aborder des récits traditionnels comme Les aventures de Hong Kiltong, ou la série du Club des chats, publiée par Misma que j’ai adoré lire et chroniquer ! Petit à petit, je me suis focalisée sur l’album qui bénéficie en Corée d’un travail de l’image particulièrement remarquable et unanimement reconnu dans les foires internationales, comme celle de Bologne, et par les éditeurs francophones.
Lorsque j’ai commencé dans les années 2010, la littérature jeunesse traduite du coréen connaissait un ralentissement. Toutefois, cela ne m’a pas empêchée de profiter des publications traduites précédemment, y compris d’auteur.es d’origine coréenne mais qui font carrière dans un autre pays, comme l’immense Suzy Lee. Et puis, dès le début des années 2020, on a recommencé à publier beaucoup plus de titres. Aujourd’hui, la création coréenne pour la jeunesse fait partie du paysage éditorial français, tout le monde reconnaît sa qualité et surtout sa variété. Et il semblerait que la traduction s’oriente aussi vers le roman pour ados, et le roman Young Adult. Cela dit, le dernier roman que j’ai chroniqué est écrit par Éric Senabre, un auteur français qui s’est plongé dans la société coréenne contemporaine pour Young-soon perdue dans le temps !
Est-ce qu’il y aurait une ou plusieurs chroniques frappantes que vous conseilleriez ?
Votre question correspond à la démarche de la page TikTok du compte de Keulmadang. Le projet était de faire une sélection de titres qui ne soient pas forcément les plus récents, mais figurent plutôt parmi les plus marquants. Mais je prépare aussi pour Instagram un Best of 2024 !
Par contre, il y a des auteur.es qui commencent à faire leur chemin dans la production éditoriale francophone, comme Lee Soyung, Lim Seoha ou Kim Sang-keun propulsé par les éditions Sens dessus dessous qui ont publié quatre titres récemment. Le travail des éditeurs est remarquable, surtout lorsqu’on connaît la question des droits de cession. Certains ont fait littéralement office de découvreurs : MeMo, Rue du monde, Didier Jeunesse, Picquier Jeunesse. MeMo bénéficie d’ailleurs d’une reconnaissance notable en Corée, comme L’École des loisirs dans les années 1980. Aujourd’hui, les toutes jeunes éditions Michi parient aussi sur l’album coréen avec déjà plusieurs titres au catalogue, quand CotCotCot, maison bruxelloise, annonce promouvoir systématiquement la production avec au moins un titre par an. Le dernier, À l’eau ! de Park Heejin bouleverse d’ailleurs pas mal de codes, avec bonheur. Car il y a beaucoup d’auteur.es qui font un travail formidable. Par le biais de mes chroniques, je m’attache ainsi à faire découvrir leur travail artistique particulier. Plusieurs ont reçu un prix international, l’Astrid Lindgren Memorial Award, ou le prix Hans-Christian Andersen, …
Quand j’ai commencé à m’intéresser aux contes et légendes de Corée, j’ai remarqué qu’il y avait très peu de livres traduits traitant de ces sujets par rapport à l’étendue de la littérature générale en France. En est-il de même pour le secteur jeunesse français ? Est-ce représentatif de la production coréenne sur le sujet ?
En 2006, Hélène Charbonnier fondait Chan-ok, une maison d’édition consacrée à la découverte de la culture traditionnelle par le biais d’albums illustrés reprenant les contes, les mythes et la culture coréens. Elle a ainsi promu le travail de nombreux auteurs, et surtout d’illustrateurs. Le label appartient désormais à Flammarion et l’on peut encore trouver de beaux titres, parfois consacrés aussi à la société coréenne de son temps comme Le Chant du ruisseau cité précédemment. Cette éditrice a donc beaucoup œuvré pour faire connaître la culture coréenne en France. Je me souviens notamment de deux albums très beaux, destinés aux enfants, sur le costume féminin et masculin* de seollal*. Récemment, l’éditeur Cambourakis Jeunesse a publié Le tigre et le pissenlit de Lee Gee-eun, la réinterprétation pleine d’humour d’un conte traditionnel à hauteur d’enfant.
Par ailleurs, quel est votre rapport à l’écriture au sein de Keulmadang et comment procédez-vous dans vos chroniques ?
Avec l’habitude, les choses se font de manière naturelle, je m’imprègne vraiment du travail de l’auteur. Le texte peut être traduit ou adapté, ou un peu des deux ! Donc, l’important est qu’il transmette le message d’origine, et on ne peut que faire confiance à l’éditeur. Quand je trouve le texte en français particulièrement réussi je le mentionne, mais je m’intéresse surtout au style graphique, à l’image dans l’album. L’originalité, la spécificité, résident dans l’expression graphique de l’auteur. Encore que, parfois, certains choix dans le livre traduit entraînent des changements de mise en page, de couverture, de format qui peuvent, dans l’édition française, aboutir à une version moins esthétisante que la version coréenne.
Cécile Boulaire témoigne du fait que la création en littérature jeunesse coréenne relève davantage d’un parti pris artistique. En France, produire l’album tel qu’il existe dans l’édition originale relève parfois du défi financier ! Certains le tentent, d’autres l’adaptent, mais la qualité des albums paraissant en français est indéniable, et met en valeur l’expression de l’auteur illustrateur. Dans la littérature générale, ma formation initiale, je suis à l’inverse très attentive à l’écriture.
Ayant été conviée à faire de la co-traduction pour les éditions Decrescenzo pour trois romans jusqu’à aujourd’hui, cela m’a aidée à appréhender les choix d’écriture. Dans la traduction le plus important reste d’être fidèle à l’intention de l’auteur, d’où l’importance de la co-traduction. En tant que chroniqueuse, je cherche à valoriser l’apport de la traduction et son respect du style de l’auteur.
De manière générale, je relis plusieurs fois l’ouvrage, et le format court de l’album s’y prête, et je prends régulièrement des notes en parallèle. Au départ, l’idéal est de faire une première lecture, sans recherche particulière, même si l’on conserve toujours en tête l’importance de faire ressortir des éléments à approfondir plus tard dans la chronique.
Est-ce qu’il existe des sujets en lien avec la Corée, liés à l’actualité, la société ou la culture que vous trouvez relégués au second plan au sein du paysage littéraire et que vous aimeriez voir traiter plus souvent ?
De manière générale la production coréenne est tellement vaste et diversifiée que je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a des sujets délaissés. Malgré le peu de traductions, les genres sont variés, SF, polar, romans politico-historiques, récemment des romans d’atmosphère, la littérature healing… La production est en constante évolution, comme la société, et c’est heureux que l’édition francophone s’en fasse l’écho. C’est un peu différent dans la littérature jeunesse qui continue d’être dans une recherche d’originalité et de perfection. Compte-tenu de l’investissement, les éditeurs français cherchent le titre qui va trouver son public parmi les francophones.
Les thèmes abordés doivent parler aux parents, aux prescripteurs. Certains éditeurs cherchent donc aussi des ouvrages à vocation éducative. En Corée, le genre est très développé, il me semble bien plus qu’en France par exemple. Majoritairement, les livres traduits se distinguent par leur qualité esthétique, et parfois le but éducatif est mis en valeur par le traitement artistique, avec souvent beaucoup d’humour. Des sujets graves comme l’adoption, ou la mort, existent aussi dans la production traduite du coréen, toujours dans le but d’aider l’enfant à surmonter l’épreuve. Quand j’ai commencé à chroniquer, il n’y avait pas beaucoup de romans pour ados, mais l’un des premiers que j’ai lus, Café 0405, de Yi Hyeon, publié en France en 2012, relatait l’histoire d’une cabale sur les réseaux sociaux envers une collégienne et sa mère célibataire, qui publiait des photos personnelles sur Facebook, et heurtait ce faisant le sens des conventions coréen, déclenchant une vague d’intolérance et de mesquinerie. La parution d’un tel livre en Corée montre bien qu’y compris en littérature jeunesse, ces thèmes sont abordés.
Souvent lorsqu’on fait référence à l’étranger à la culture coréenne on se base sur leur soft power et la hallyu qui a façonné depuis plusieurs décennies une image bien précise de la Corée. Comment avez-vous l’impression qu’est perçue la culture coréenne à l’échelle nationale française et que pourrait-on mettre en place afin de changer cette vision ?
Ce que je ressens à l’échelle du collège où je travaille, c’est effectivement une fascination des ados pour le rêve coréen, et une idéalisation de la Corée. C’est un point de départ pour découvrir plus en profondeur la richesse de la culture coréenne.
Je ne sais pas si on peut qualifier l’image de la Corée perçue par les jeunes comme normée, j’utiliserai plutôt le terme « enchantée ». De plus, personne n’est vraiment dupe, lorsque l’on questionne les ados sur la Corée, ils sont conscients de la dureté de l’industrie de la K-pop par exemple, et du poids de la société. Ils sont donc pour la plupart au courant des aspects négatifs et voient au-delà du filtre idéalisé des K-dramas… C’est même parfois un peu caricatural dans l’autre sens, il faut donner aux jeunes les moyens de l’analyse. Mais même si on leur sert des contes de fées sur un plateau, ils savent faire la différence avec la réalité. De toute façon, il y a encore peu de traductions de romans pour ados coréens, ce qui nous permettrait d’analyser l’image de la Corée véhiculée par ce genre ciblé.
Il y a un public qui s’informe en lisant des essais, d’autres préfèrent s’évader en lisant, par exemple des romances, certains lisent de tout : tout cela peut coexister, et c’est une manière d’appréhender la culture coréenne !
En ce qui concerne la littérature, est-ce que vous pensez qu’il faudrait changer la manière de la promouvoir à l’international ? Car on observe souvent en librairie des tables dédiées à la littérature asiatique avec majoritairement de la littérature japonaise et un peu de littérature coréenne et chinoise. On a donc une forme de hiérarchie qui s’est établie. Qu’est-ce que vous pensez de cette catégorisation ?
D’abord la littérature générale asiatique ne comporte pas que de la littérature chinoise, japonaise et coréenne. Que des maisons d’édition aient une étiquette ou des collections dédiées à la littérature coréenne permet de la populariser, et le repère d’identité est fondamental. Pour être distingués, paradoxalement, les auteurs ont tout intérêt à être mis en valeur de façon collective, même si chacun a une identité littéraire particulière. L’important est que tous et toutes soient visibles et mis en lumière.
En littérature jeunesse, cela n’a pas lieu d’être, en particulier pour les albums. Il est plus important que le libraire ou la bibliothécaire connaisse la production traduite pour la promouvoir auprès des parents, que de la catégoriser par origine. Ainsi peut-être pourra-t-on voir émerger l’un ou l’autre de ces auteur.es coréen.nes si originaux.
Quel rapport personnel entretenez-vous avec la culture et l’art de vivre coréen et quels seraient vos projets en lien avec la Corée ?
C’est un pays qui m’a séduite. La Corée a beaucoup de charme, la beauté des paysages et la gastronomie très riche m’ont conquise et j’ai trouvé la population accueillante, chaleureuse. D’un point de vue professionnel, j’ai envie de poursuivre mon chemin de traductrice, et j’aimerais être associée à de nouveaux projets, pourquoi pas aussi en littérature jeunesse ? C’est par la langue que l’on comprend un pays de manière intime, c’est cela qui est le plus révélateur de son âme. J’ai découvert énormément de choses sur la Corée en traduisant, en observant les mots utilisés, les tournures de phrases, les expressions et en les comparant avec le français. La langue agit comme un miroir grossissant des mentalités.
Dans la langue coréenne il y a des subtilités, comme les dialectes locaux ou régionaux qui peuvent poser problème dans les traductions, et quand on ne connaît pas la langue on passe à côté de ces subtilités…
C’est bien pour cela que sont mises en place des co-traductions. En général, on traduit vers sa langue, dont on maîtrise les codes. Dans le cas d’une co-traduction du coréen vers le français, c’est le ou la traductrice coréenne qui traduit le premier jet en français, d’où l’obligation d’un travail d’équipe avec un relecteur français, car le français est très éloigné du coréen. Respecter les dialectes constitue donc une difficulté supplémentaire. En sachant que chez nous, ceux-ci ont pratiquement disparu de notre littérature, même si on rencontre çà et là un mot de chti et de marseillais. Donc, les dialectes coréens ne font pas sens pour nous. Il faut trouver une autre façon de les traduire et s’attacher à la contextualisation. À la lecture de À qui mieux mieux par exemple, on peut imaginer que les personnages s’expriment parfois en dialecte, ou avec un accent. Mais nous ne disposons que de cet unique titre de l’auteur Song Sok-ze. Les dialectes et les accents représentent un défi pour la traduction. J’imagine qu’on en trouve dans la littérature policière, mais pour ma part, dans La vieille dame au couteau de Gu Byeong-mo, à aucun moment la traductrice coréenne n’a mentionné l’utilisation de dialecte.
D’ailleurs, vous qui avez été en Corée, pourriez-vous partager votre expérience. Est-il facile de nouer des relations sociales en Corée quand on vient de l’extérieur, et quels rapports les Coréens entretiennent-ils avec les étrangers ?
Lorsqu’on échange avec les Coréens dans leur langue, dans les interactions du quotidien, au marché, dans les magasins, cela rend les échanges plus chaleureux, et les gens sont plus ouverts. J’ai eu l’occasion parfois de m’exprimer en anglais, langue que je maîtrise mieux, et l’accueil était plus froid, sans doute parce que mon interlocuteur comprenait que je n’étais pas anglophone malgré tout !
En dehors des endroits habituels associés à la lecture (je pense aux immenses librairies de Séoul, ou aux événements autour de certaines librairies éphémères), quel rapport la population coréenne entretient-elle avec la littérature dans la vie de tous les jours ?
Je n’ai pas eu assez d’interactions avec les Coréens pour me rendre compte de leur rapport à la littérature au sein des foyers. Mais je sais que culturellement, le livre a une place particulière en Corée. Il est loin d’être anecdotique, on retrouve dans les librairies des livres éducatifs, du théâtre, de la poésie. Pour moi ce n’est absolument pas surfait, ni une illusion, ni une réputation forgée par le pays. C’est inhérent à la culture, une nécessité historique. La présence du livre a été très forte au sein de la société, même si d’après ce que j’entends, aujourd’hui elle tend à décliner. Mais la lecture passe par le biais d’autres médias, et c’est aussi important, même si pour moi le support papier, en particulier le livre d’images, est irremplaçable.
Pour conclure, auriez-vous envie d’aborder un sujet dont nous n’avons pas encore parlé ?
Si l’on s’écarte de la littérature, je trouve que le cinéma coréen est peu distribué en France, hormis les films de quelques cinéastes plébiscités. Seul le Festival du Film Coréen à Paris permet de découvrir les multiples talents en particulier de réalisatrices, totalement méconnues et qui le restent faute de distribution. Ces femmes abordent souvent des sujets de société actuels, graves, la place de la femme, le poids de la société de l’apparence, le traitement des personnes âgées … Je citerais Petite forêt*, qui n’est sorti qu’en DVD, alors que le film aurait probablement touché le public français. Je passe souvent aux plus jeunes élèves de collège le film Jiburo*. Cette histoire d’un petit citadin des années 1990 qui doit passer ses vacances d’été au village dans la maison d’autrefois de sa grand-mère est très drôle, et très révélatrice du fossé qui sépare les générations en Corée.
En se privant de cette diversité, on véhicule une image stéréotypée de la Corée. Ces changements de société sont mieux représentés dans l’univers de la bande dessinée, avec les thèmes de la parentalité, l’homosexualité, la vie urbaine, les réalités du monde du travail, le retour à la campagne, tant de sujets qui précisent notre vision de la Corée, grâce encore cette fois aux livres d’images !
Merci beaucoup pour cet échange !
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